Michel Nodé-Langlois 1
En attendant de pouvoir donner une version rédigée de ma communication du 8 juillet 2017 sur la question de la création de l'âme intellective, j'ai publié quelques textes de Thomas d'Aquin dont elle a occasionné la traduction : Thomas De potentia III 9-12
J'y ajoute ci-après une note que j'avais envoyée à Marc Balmès, et que celui-ci a communiquée aux auditeurs présents à la session, suivie d'une autre due à Bernardo Carlos Bazán, que m'a transmise Hubert Borde.
Sur la création de la personne
La liberté est assurément une prérogative de la personne. Il importe néanmoins de penser son attribution de telle sorte qu’elle n’introduise aucune contradiction dans la représentation de la personne comme un être naturel, en tant que tel créé, faute de quoi l’on se heurtera irrémédiablement aux objections inspirées par le physicalisme soi-disant rationaliste et en fait matérialiste, ou par le spinozisme.
Ce caractère de prérogative éminente, unique source de dignité morale, explique sans doute l’enseignement constant du magistère catholique selon lequel une personne ne peut exister sans faire l’objet de la part de Dieu d’un acte de création spécial, distinct de sa génération naturelle.
On justifie couramment cet enseignement en se référant à l’anthropologie de saint Thomas d’Aquin. Celui-ci affirmait en effet, s’inspirant d’Aristote, que la personne humaine était sujette au cours de sa vie prénatale à trois animations successives, commençant avec une âme végétative (commune à tous les vivants), puis recevant une âme sensitivo-motrice (commune aux animaux), pour recevoir enfin, à un moment que Thomas déclarait incertain, une âme intellectuelle, seule à assurer à l’être humain son caractère personnel – sa personnalité au sens ontologique.
On peut noter qu’une telle conception se retrouve paradoxalement chez tous ceux qui aujourd’hui, tout en étant très éloignés de la pensée thomasienne, affirment, pour justifier certaines dispositions législatives récentes ou souhaitées, que c’est seulement au bout d’un certain nombre de semaines de gestation (incertain puisque variable selon les pays) qu’un embryon humain devient une personne, de droit indisponible, après avoir été un objet manipulable à volonté, parfois désigné comme un « amas de cellules » – expression absolument dépourvue du moindre début de sens d’un point de vue biologique. Il est assez étonnant de constater qu’ici comme chez saint Thomas, la personne est présentée comme sujette à ce qu’il faut bien appeler une transsubstantiation : dire que ce qui n’était d’abord qu’un individu ou un agrégat cellulaire devient du jour au lendemain une personne digne de tous les respects, ou que ce qui ne fut d’abord qu’un végétal, puis un animal, devient enfin un humain doué d’intellect, cela revient strictement au même (voir Michel Nodé-Langlois, ‘Persona non grata. Les raisons méconnues du respect de la personne’ dans le Bulletin de Littérature Ecclésiastique de l’Institut Catholique de Toulouse, CXIII/3, juillet-septembre 2012).
Les « Modernes » n’ont assurément plus toujours le même souci de rigueur ontologique qui brillait de tout son éclat chez Thomas. Mais pour autant, la conception de ce dernier doit apparaître des plus problématiques de son propre point de vue. Car les trois âmes censées se présenter successivement chez la personne humaine à ses débuts – la « personne potentielle » de notre Comité Consultatif National d’Éthique – ne peuvent être considérées, en termes aristotéliciens et thomasiens, que comme des formes substantielles : il y a donc bien transsubstantiation lorsque ce qui n’était qu’un végétal devient un animal, et d’animal devient humain. Saint Thomas était assurément plus cohérent que certains bio-éthiciens contemporains, car il pouvait assigner comme cause de ladite transsubstantiation, tout autant que de la transsubstantiation eucharistique, la toute-puissance du Dieu Créateur, faute de laquelle ne pourrait se produire aucun miracle de ce type (voir Michel Nodé-Langlois, ‘Individualité et personnalité’, dans Faire naître : de la conception à la naissance, l’art au service de la nature ?, Artège 2009).
Thomas devait en toute logique admettre que le végétal initialement destiné à recevoir ultimement l’âme intellectuelle était d’une autre espèce que le végétal destiné à demeurer ce qu’il est initialement, par exemple un chêne ou un roseau (non pensant…). Aristote pour sa part fustigeait la thèse selon laquelle, « conformément aux mythes pythagoriciens, n’importe quelle âme peut pénétrer dans n’importe quel corps : car il apparaît que chaque corps a une forme et une configuration propres. C’est à peu près comme si l’on disait que l’art du charpentier pénètre dans les flûtes : car il faut que l’art se serve de ses instruments, et l’âme de son corps » (De l’âme, I, 3, 407b 21-27).
Il est aisé d’apercevoir l’incongruité de la doctrine de la triple animation. Elle revient à affirmer, à l’encontre des thèses majeures les plus décisives de la biologie et de l’anthropologie aristotéliciennes, que les animaux intelligents que sont les humains engendrent non pas leur semblable, mais un végétal qui devra devenir un animal avant de devenir enfin spécifiquement identique à ses géniteurs. On ne saurait reprocher à saint Thomas d’avoir ignoré ce que sait notre biologie d’aujourd’hui, mais celle-ci nous a procuré tous les moyens théoriques autant qu’expérimentaux d’affirmer que l’individualité substantielle de chaque personne humaine existe dès le moment initial de sa conception, le moment où pour la première fois se trouve constitué son génome, la structure génétique qui va, non sans interaction avec le milieu, commander de l’intérieur tout son développement, habiter toutes ses cellules, et assurer ainsi sa continuité objective dans le temps. Aristote a eu le génie de comprendre le rôle structurant de la forme, sans disposer des moyens expérimentaux qui permettent de savoir comment cette activité (énergéïa) structurante s’opère de part en part de la vie personnelle.
Qu’un humain soit humain par génération humaine – comme l’affirme la Déclaration des Droits de l’Homme – n’entraîne par la conséquence qu’il serait moins créé à ce titre, ni que sa création serait moins un acte spécial et singulier. Thomas professait comme Aristote, et contre Platon, qu’il n’existe rien de substantiel qui ne soit un être concret singulier. Il faut donc en conclure que tout acte créateur a pour terme un être singulier, car la création est une causalité qui porte sur l’existence (esse chez Thomas), et celle-ci est l’acte propre de l’individu concret.
Affirmer que des animaux doués d’intellect ne peuvent pas engendrer des animaux semblables à eux, cela pourrait paraître relever d’une conception que Thomas trouvait à reprocher à certains penseurs musulmans de son temps : comme Malebranche le professera ultérieurement, en s’opposant sans aménité au « misérable commentateur d’un philosophe païen », les mutakallimûn résorbaient toute la causalité en Dieu, et destituaient les créatures de toute efficace réelle. Thomas professe pour sa part que ce n’est guère rendre gloire à la toute-puissance divine que de juger Dieu incapable de créer des êtres réellement capables d’exercer une causalité qui leur soit propre, et de constituer ce faisant un ensemble d’êtres dénommé nature. Que Dieu ait à intervenir à un certain moment du développement de l’embryon pour y créer une âme intellectuelle qui n’y existait pas d’abord, cela a tous les traits d’un occasionnalisme, celui-là même qui sera cher à Malebranche, et va pour autant à l’encontre des aspects les plus profonds et les plus décisifs du créationnisme thomasien.
La plante et la bête ne sont pas moins créées parce qu’elles sont engendrées, chacune selon son espèce, et elles aussi procréent en transmettant leur forme spécifique. La forme spécifique de l’être humain, c’est pour saint Thomas l’âme douée d’intellect, comme l’enseigne encore le Catéchisme de l’Église Catholique : « on doit considérer l’âme comme la ‘‘forme’’ du corps [les guillemets renvoient à l’usage technique du terme forme dans la tradition aristotélicienne] ; (…) l’esprit et la matière, dans l’homme, ne sont pas deux natures unies, mais leur union forme une unique nature » (n° 365). On ne saurait écarter plus clairement toute espèce de dualisme anthropologique. Mais l’idée de l’infusion d’une âme spirituelle dans un individu qui auparavant était substantiellement un animal sans intellect comporte justement l’inconvénient d’impliquer l’unification de deux choses d’abord distinctes ayant chacune sa propre nature, ou du moins la communication à une telle chose d’une forme qui ne s’y trouvait pas, ce qui revient au même.
Une personne humaine n’en sera pas moins créée si elle est engendrée en tant même que personne : c’est une tautologie que la création d’une personne, à quelque moment qu’on l’envisage, soit l’instauration par le Créateur d’une relation personnelle, laquelle au demeurant n’a pas d’abord ni toujours la forme spirituelle consciente qu’elle est appelée à prendre, et parfois à perdre. Lorsque le CEC (n° 366) enseigne que « chaque âme spirituelle est immédiatement créée par Dieu – elle n’est pas ‘‘produite’’ par les parents », on ne peut rien trouver là – nonobstant les guillemets un peu énigmatiques – qui paraisse philosophiquement discutable : car, d’une part, toute création, étant ex nihilo, est immédiate – sans médiation – ; et d’autre part, aucun acte générateur n’est producteur de la forme qu’il transmet.
Saint Thomas est sans doute celui qui a le plus clairement enseigné que la causalité créatrice du seul Dieu et les causalités non moins réelles des causes secondes créées ne font pas nombre : aussi la première n’entraîne-t-elle aucune déréalisation de celles dont elle fonde au contraire la réalité, pas plus que celles-ci n’attestent l’inexistence de celle-là, dont elles permettent de prouver l’existence. Mais quant au fait qu’être créé, c’est pour une créature dépendre immédiatement de Dieu, alors même qu’elle dépend physiquement des causes créées qui l’engendrent, cela est vrai de toutes les créatures et pas seulement des personnes humaines.
Michel Nodé-Langlois
Dans un texte fondamental de la Somme contre les Gentils que nous avons déjà cité1, Thomas affirme clairement que seule une substance complète peut être créée, parce qu’être créé (creari) est une sorte de devenir (fieri) qui ne peut être attribué qu’à un sujet capable d’être par soi, c’est-à-dire un sujet singulier qui est complet dans le genre de la substance ; un tel sujet, dans le cas des substances intellectuelles, est une personne. Or, nous savons que l’âme humaine n’est pas un être complet dans le genre de la substance, ni une personne, ni une hypostase, ni un être subsistant au sens propre du terme. Donc, l’âme ne peut être créée. Seul le composé de l’âme et du corps peut l’être (et il le fut, au sixième jour de la création, voir la Ia Pars, q. 72, ad 1). De l’âme, le plus qu’on puisse dire est qu’elle fut « créée avec » le composé. Il n’y a pas de confusion possible au niveau des principes généraux. La même prémisse qui préside à la discussion de l’incorruptibilité de l’âme, à savoir qu’« il revient à une chose d’être engendrée ou corrompue comme il lui revient d’être » (q. 75, a. 6, p. 141) est invoquée dans la discussion sur la création de l’âme (voir la Ia Pars, q. 90, a. 2). Cela conduit à la conclusion, jamais démentie dans ses termes généraux, que les formes substantielles ne sont pas le sujet de l’être ni du devenir, mais le principe d’actualité par lequel les composés de matière et de forme deviennent et sont. « Leur advenir tient au fait qu’une matière ou un sujet est amené de la puissance à l’acte, c’est-à-dire que la forme est tirée de la puissance de la matière, sans l’addition d’une chose extrinsèque » ( Q. de spiritualibus creaturis. a. 2, ad 8 ; trad. Brunet). En dépit de la clarté de ces principes, l’âme est considérée comme un être subsistant, auquel « est dû l’advenir » (ibid.). Mais, bien entendu, Thomas exclut l’âme humaine du processus naturel par lequel les autres êtres vivants sont engendrés. Et la raison en est claire : si elle était tirée de la puissance de la matière par l’action d’agents naturels, elle ne serait pas subsistante, car son être dépendrait de la matière avec laquelle elle entre en composition. Ce qui a été engendré de la matière ne peut ni agir ni être sans la matière. Pour pouvoir attribuer la subsistance à l’âme, Thomas doit nécessairement nier qu’elle se propage par les puissances reproductives des parents. La thèse contredit les conclusions sur la nature de l’âme auxquelles nous sommes arrivés à partir de principes fondamentaux de la philosophie naturelle de Thomas. Il s’agit d’une thèse théologique dont le but principal est d’assurer l’immortalité naturelle de l’âme. Elle a un caractère circulaire : la raison pour laquelle elle est subsistante, c’est parce qu’elle est créée. Nous avons examiné ce problème dans un travail récent auquel brevitatis causa, nous nous permettons de renvoyer le lecteur. La seule chose que nous ajouterons est que selon cette doctrine l’être humain n’est pas un être de nature capable de se reproduire lui-même ; l’âme humaine, en effet, n’est pas une possibilité de la nature, mais l’œuvre d’un agent surnaturel. Et puisque cette âme créée est le principe de toutes les déterminations substantielles du composé, tout ce que l’être humain est substantiellement a aussi pour une cause un agent surnaturel. Les questions 75 et 76 de la Ia Pars constituent un excellent des tensions entre les intérêts du philosophe (l’unité du composé humain et les exigences de la nature) et ceux du théologien (l’incorruptibilité et l’individuation par un acte d’amour créateur). Les incohérences révélées au cours de notre analyse de la notion de forme substantielle subsistante, par laquelle Thomas voulait assurer la synthèse de la philosophie et de la théologie, mettent en question la réussite de son projet. Sa notion de la personne humaine, en revanche, qui nous fait comprendre et assumer la finitude de notre existence et la responsabilité éthique qui nous revient en tant qu’êtres corporels et rationnels, fournit une base solide, riche et cohérente à son anthropologie philosophique.
Bernardo Carlos BAZÁN
1. B. C. Bazán, « The creation of the soul according to Thomas Aquinas », in K. Emery, R. Friedman, A. Speer et al. (éd), Philosophy and Theology in the Long Middle Ages. A tribute to Stephen Brown, Leiden-Boston, Brill, 2011, p. 515-570.
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