Roger VERNEAUX 1
Hommage à Roger Verneaux
C’est à Claude Tresmontant, d’heureuse mémoire, que je dois d’avoir connu en 1971 les œuvres de Roger Verneaux, pour mon plus grand profit philosophique.
Nous étions quelques-uns dans ces années-là, à l’École Normale Supérieure, qui nous intéressions à la pensée de Thomas d’Aquin, et peut-être plus encore à sa philosophie qu’à sa théologie, disons : à ce que sa théologie comporte de philosophie, avant tout cette conception réaliste de la connaissance qui, en dépit des modes, nous paraissait plus compatible avec l’état de nos sciences qu’une pensée alors solidement établie dans notre tradition universitaire, héritage des diverses formes d’un idéalisme réputé moderne, en vérité fort ancien, pour ne pas dire archaïque, au moins sous certains aspects.
Dès notre accession aux études supérieures, la philosophie kantienne nous apparut comme la forme la plus massivement dominante de cet idéalisme. À côté du marxisme, qui à l’époque n’avait pas fini de mûrir ses derniers fruits, le kantisme se présentait lui aussi comme un brevet de respectabilité intellectuelle. Il était clair pourtant que le dogmatisme devenu caractéristique de la philosophie dite « critique » paraissait précisément en contradiction avec cette qualification, soit avec la posture intellectuelle que celle-ci prétendait signifier, et dont quelque chose était durablement passé dans la culture commune : l’appel devenu coutumier à l’esprit critique, et la revendication d’une autonomie de la pensée, résumés par l’injonction kantienne bien connue de « penser par soi-même ».
Nul à cette époque ne me parut répondre à celle-ci mieux que Roger Verneaux – que j’ai le regret de n’avoir connu qu’à travers ses écrits, dont la lecture vint compléter celle, non moins formatrice, des œuvres d’Étienne Gilson et de Jacques Maritain. C’est encore à Claude Tresmontant – qui en suggéra l’idée – que l’on doit la rédaction de la Critique de la Critique de la raison pure (1972), dont nous fûmes parmi les premiers bénéficiaires.
Notre maître en Sorbonne professait une philosophie réaliste peu prisée par ses pairs, qui puisait au besoin largement dans la pensée thomasienne quant à ses inspirations majeures, et peut-être encore plus, quantitativement parlant, non seulement chez les Pères et Docteurs de l’Église ainsi que dans toute la tradition philosophique, mais aussi dans une large et profonde culture scientifique, nourrie aux théories contemporaines, comme le furent en leur temps les pensées d’Albert le Grand et de Thomas d’Aquin. Nous vîmes dans ce réalisme une source de lucidité et de loyauté philosophiques que nous ne trouvions pas toujours ailleurs.
Sans doute Tresmontant voulut-il obtenir de Verneaux un travail qui manquait au sien. Car le premier était de ceux qui, au XXème siècle comme encore aujourd’hui, pratiquaient une métaphysique qui n’en reste pas à des spéculations d’ontologie formelle, mais se présente, conformément à ce qu’en avaient fait ses inventeurs Platon et Aristote, comme une science de l’être, c’est-à-dire comme une connaissance des êtres tels qu’ils sont, et non pas tels que nous serions censés devoir ou vouloir nous les représenter. Cette métaphysique-là est aussi celle qui permet de rejoindre rationnellement le principe divin de l’être, sans sortir pour cela du domaine du savoir, ni requérir, comme la plupart le croient à tort aujourd’hui, un appel à la foi.
Aux étudiants des dernières Seventies que nous étions, Kant apparaissait comme celui qui avait, disait-on, destitué la métaphysique de sa prétention à la connaissance, au point que, contrairement à ses propres visées explicites autant qu’à l’histoire ultérieure de la philosophie, il passait pour avoir mis fin définitivement à la forme métaphysique prise depuis longtemps par cette dernière. Qu’il ne nous restât de l’héritage kantien qu’un scientisme positiviste, doublé d’une pratique historiciste de la philosophie, pouvait assurément paraître en contradiction avec la pensée déposée dans les textes de Kant. Mais sans doute ce singulier aboutissement n’était-il pas sans rapport avec certaines difficultés ou équivoques majeures que l’on pouvait y déceler, et qui n’avaient pas échappé à certains contemporains de leur auteur.
Tresmontant eut raison de penser que Roger Verneaux était le plus à même d’explorer à fond ces difficultés, et d’en faire partager le profit théorique qu’elles rendaient possible – tant il est vrai qu’en philosophie, comme et plus qu’en toute autre science, il n’y a pas de meilleur moyen d’accéder à la vérité que la prise de conscience des limites d’une pensée qui, en tant que telle, ne sera jamais allée sans être éclairante en quelque chose. Roger Verneaux pouvait et peut encore être considéré comme l’un des meilleurs connaisseurs de Kant au sein de notre Université. Avant d’écrire son petit livre de synthèse enfin réédité, il avait publié un important ouvrage sur Les sources cartésiennes et kantiennes de l’idéalisme français (1936), et deux volumes sur Le vocabulaire de Kant (1967), des mines d’or pour quiconque veut acquérir, textes à l’appui, une intelligence de la philosophie critique. Ces titres paraissent bien relever de plein droit de l’histoire de la philosophie, et d’une histoire particulièrement instruite et pénétrante. Leur auteur pratiquait néanmoins celle-ci à la lumière du principe thomasien selon lequel « l’objet de la philosophie n’est pas de savoir ce que les hommes ont pensé, mais ce que les choses sont en vérité » (Commentaire sur le traité du ciel et du monde, livre I, leçon 22, n° 228), principe qui correspond tout à fait à l’idée que Kant lui-même avait encore de l’activité philosophique.
La valeur insigne des œuvres de Verneaux me semble tenir à cette pratique non scolaire, ou, comme aurait dit mon autre maître Michel Gourinat, non sectaire de la philosophie, si l’on entend par ces termes la seule explicitation de la pensée des grands philosophes, dont les thèses deviennent ainsi des marques d’appartenance à ce que l’Antiquité dénommait une école. Verneaux – comme Tresmontant, comme Gourinat – tranchait à cet égard sur ce qui nous apparaissait comme la forme la plus répandue de la pratique philosophique, mais il attestait, comme mes deux autres maîtres, à quel point cette pratique est philosophiquement profitable si l’on ne renonce pas à la philosophie elle-même.
Gourinat transmettait à ses étudiants une conception éminemment et en permanence dialectique de l’activité philosophique, dont le génie irremplaçable consiste, Platon et Aristote s’en sont les premiers aperçus, à faire de la réfutation un moyen de preuve, le seul à la vérité dont puisse se prévaloir la philosophie, dès lors qu’elle se distingue des autres sciences en ce qu’elle traite des questions de principe : comme démarche philosophique essentielle, la réfutation n’est pas une vaine polémique relevant soit d’une éristique sophistique, soit d’un dogmatisme sectaire, mais avant tout la pénétration d’une doctrine, intelligente au point de faire produire à celle-ci des résultats qu’elle n’avait pas envisagés, mais que ses difficultés internes rendent nécessaires.
C’est un tel esprit qui anime le livre de Roger Verneaux, dont la concision et la simplicité pédagogiques rendent accessibles les fruits de l’érudition qu’il déploya par ailleurs dans son étude des textes kantiens. Il faut d’ailleurs noter qu’à cet égard il ne tranchait pas moins, à mes yeux, sur le dogmatisme très scolaire qui caractérisait beaucoup de productions de l’école néo-thomiste. Écrire une critique de la Critique de la raison pure, c’était tout simplement appliquer la critique à elle-même, soit le moins que l’on puisse faire lorsque l’on juge une doctrine philosophique digne d’intérêt – chaque philosophe rencontrant sa limite, en général ignorée de lui-même, lorsque sa doctrine s’avère invalider des thèses que pourtant elle professe.
Critiquer la Critique de la raison pure n’est pas penser contre Kant. C’est au contraire penser à partir de lui, et donc commencer par lui reconnaître cette grandeur philosophique qui fait qu’une doctrine donne en fin de compte à connaître plus qu’elle ne pensait pouvoir enseigner. Qu’il faille pour cela un peu de désinvolture, voire d’irrévérence, est tout ce qu’il y a de plus conforme à l’esprit de la philosophie, telle que Kant entendait la pratiquer. Michel Gourinat a génialement commenté (1) la célèbre formule kantienne, ressassée plutôt que bien comprise, selon laquelle il n’est pas possible d’apprendre la philosophie, mais seulement d’apprendre à philosopher. Ce qu’il faut entendre, comme Kant, par ce dernier terme, ce n’est pas tant l’exposition d’une doctrine léguée par l’histoire, que son examen, lequel consiste à vérifier sa capacité – ou son incapacité – de rester conforme à la vérité supposée de ce qu’elle professe, et plus précisément de ce qu’elle pose à titre de principes.
Le livre de Roger Verneaux n’est rien d’autre que l’examen, au sens kantien du terme, des thèses que Kant crut devoir poser comme principes de « toute métaphysique future qui voudra[it] se présenter comme science ». Le sous-entendu de ce titre célèbre était que la métaphysique ne pourrait plus se présenter comme la science de l’être en tant que tel, et du divin comme principe premier de l’être. C’est pourquoi la question implicite qui sous-tend le travail de Roger Verneaux est évidemment de savoir si Kant a eu raison d’en juger ainsi, et si l’on a raison de penser qu’il a eu raison. Il s’agit donc de savoir – question philosophique surtout parce qu’intempestive – si, comme on l’admet en général, il y a vraiment eu, re nec tantum loquendo, une « révolution copernicienne en philosophie ».
En nous donnant son livre, Roger Verneaux nous paraissait accomplir ce que beaucoup avaient renoncé à faire, tout en prétendant faire de la philosophie : s’interroger sur la vérité des thèses soutenues par un grand philosophe, au lieu de les transformer en dogmes au pire sens du terme, soit en des arguments d’autorité tels que même Thomas d’Aquin les réprouvait (2). La révolution philosophique à laquelle prétendait Kant tient tout entière dans cet apriorisme qui résume son « idéalisme transcendantal », lequel pense la connaissance humaine non pas comme une fécondation mutuelle de notre intellect et de ce qu’il y a de potentiellement intelligible dans les choses qui existent, mais comme une construction des objets de connaissance, par l’application de structures mentales subjectives à des apparences sensibles censées acquérir une objectivité grâce aux premières, bien qu’elles soient, aux dires de Kant, tout aussi subjectives qu’elles.
La question que pose et à laquelle répond Roger Verneaux, celle aussi que l’idéalisme transcendantal oblige à poser, si on l’examine comme Kant le réclame, n’est pas d’abord celle de la possibilité d’une métaphysique théorique, mais celle de la cohérence et du bien-fondé de la théorie de la connaissance en fonction de laquelle Kant a récusé cette possibilité, d’une manière que beaucoup considèrent, en général sans examen, comme définitive.
Kant a pour sa part bel et bien défini une manière non sectaire de pratiquer la philosophie, à laquelle lui-même ne s’est pas complètement tenu. C’est de cette manière-là – le philosopher kantien appliqué à Kant – que relève le livre si instructif de Roger Verneaux, si propre aussi à inculquer cette qualité que Kant appelait de tous ses vœux : l’indépendance de l’esprit.
Michel Nodé-Langlois
(1) Dans son Guide pour la dissertation et le commentaire composé en philosophie, Paris, Hachette, 1977, p.157-170.
(2) « Si un maître tranche une question en recourant simplement à des autorités (nudis auctoritatibus), l’auditeur sera assuré que tel est bien leur propos (quod ita est), mais il n’en acquerra pas la moindre science ni intelligence, et il s’en retournera vide (vacuus abscedet) » (THOMAS D’AQUIN, 4ème Quodlibétique, q.IX, a.18, fin).
Publié dans le Bulletin de Littérature Ecclésiastique de l'Institut Catholique de Toulouse, janvier-mars 2016.
Commentaires (1)
- 1. | 17/05/2021
Aucun auteur ne m’a paru aussi précis et exact que lui en histoire de la philosophie moderne
C’est un maître vénéré