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Michel Nodé-Langlois 2

Thomas d'Aquin - Questions disputées sur la puissance

 

Q. III

 

a.9

L’âme rationnelle est-elle amenée à l’existence par création ou par insémination ?

     Il semble que l’âme rationnelle soit transmise par voie séminale (propagetur cum semine).

1. Il est question au livre de la Genèse (46, 26) de toutes les âmes qui sont entrées en Égypte avec Jacob et sont issues de sa cuisse : 66 sans compter les épouses de ses fils. Or rien ne sort de la cuisse d’un père sinon par transmission séminale. L’âme rationnelle est donc transmise avec la semence.

2. On prend, dira-t-on, la partie pour le tout, en l’occurrence l’âme pour l’homme. Or l’homme est un composé d’âme et de corps. Si donc c’est tout l’homme qui est issu de la cuisse de son père, ce n’est pas seulement le corps, mais l’âme aussi qui est transmise avec la semence, comme dans l’argument précédent.

3. Un accident ne peut être transmis sans que son sujet le soit, puisqu’un accident n’est pas transmis de sujet à sujet. Or l’âme rationnelle est sujette au péché originel. Comme par conséquent le péché originel est transmis par le parent à sa progéniture, il semble que l’âme rationnelle soit également transmise à un enfant par son parent.

4. Bien que, dira-t-on, le péché originel soit dans l’âme comme dans son sujet, il est néanmoins dans la chair comme dans sa cause : aussi est-il transmis par transmission charnelle. Or il est dit en Rm 5, 12 : Il a suffi d’un homme pour que le péché entre dans le monde, et par le péché la mort ; et ainsi la mort est passée en tous, de celui en qui tous ont péché, à savoir, selon la Glose (Augustin, Le mérite et la rémission des péchés, ch.10) : l’homme pécheur, ou le péché. Mais tous n’auraient pas péché dans ce péché à moins que cet unique péché n’ait été transmis à tous. Ce péché unique qui fut en Adam est donc transmis à tous, et par là son âme, qui était le sujet du péché.

5. Tout agent produit quelque chose qui lui est semblable. Or c’est en vertu de sa forme qu’il agit. Ce que produit un agent, c’est donc la forme. Or un géniteur est un agent. La forme de l’engendré existe donc de par la forme du géniteur. Comme par conséquent l’homme engendre l’homme, et que l’âme rationnelle est la forme de l’homme, ils semble que l’âme rationnelle existe par génération et non pas par création.

6. Selon Aristote au 2ème livre de la Physique, une cause efficiente fait advenir en s’exerçant (in suo effectu) quelque chose qui lui est spécifiquement identique. Or l’homme tient son espèce de l’âme rationnelle. Il semble donc que ce que le géniteur produit dans l’engendré, ce soit l’âme rationnelle.

7. Les enfants ressemblent à leurs parents du fait de ce que ceux-ci transmettent. Or les enfants ressemblent à leurs parents non seulement physiquement (quantum ad dispositiones corporales), mais aussi psychiquement. Par conséquent, les âmes sont transmises à partir des âmes comme les corps à partir des corps.

8. Moïse dit dans le Lévitique (17, 11) : L’âme de la chair est dans le sang. Or le sang est transmis avec la semence, avant tout parce que le sperme n’est rien d’autre qu’un sang réduit par cuisson (decoctus). L’âme est donc elle aussi transmise avec la semence.

9. Avant d’être parachevé par l’âme rationnelle, l’embryon a une activité qui relève de l’animation (operationem animae) : il croît, assimile et sent. Or l’activité en question ne va pas sans la vie. Il vit par conséquent. Mais le principe de la vie du corps, c’est l’âme. Or on ne peut dire qu’il lui advienne une autre âme, car il y aurait alors deux âmes dans le même corps. Par conséquent, l’âme qui avait été transmise antérieurement par la semence, c’est bien l’âme rationnelle.

10. Des âmes spécifiquement différentes produisent (constituunt) des âmes spécifiquement différentes. Si donc il y avait dans la semence, antérieurement à l’âme rationnelle, une âme qui ne l’était pas, il y avait là un animal différant spécifiquement de l’homme, et pour autant un homme ne pourrait en provenir, car des espèces animales diverses ne se changent pas les unes dans les autres.

11. Dira-t-on que ce n’est pas à une âme que l’embryon doit les activités vitales en question, mais à un pouvoir d’animation (virtutem animae) que l’on appelle pouvoir formateur (vis formativa). Or c’est la substance qui est à la racine d’un pouvoir : aussi voit-on en celui-ci un intermédiaire entre la substance et l’activité, comme le soutient Denys (Hiérarchies célestes¸XI). Si donc il y a là un pouvoir d’animation, l’âme y sera substantiellement.

12. Aristote dit au 2ème livre sur La génération des animaux (ch.3) que l’embryon vit antérieurement à l’animal, et l’animal à l’homme. Or tout animal a une âme. Il s’y trouve donc une âme avant qu’il ne s’y trouve une âme rationnelle qui fait de l’homme un homme.

13. Selon Aristote, l’âme est l’effectivité d’un corps vivant en tant que tel. Or, si l’embryon vit, et exerce une activité vitale par le pouvoir formateur en question, celui-ci constituera son effectivité en tant que vivant. Il sera donc une âme.

14. Selon le 1er livre du traité De l’âme, c’est l’âme végétative qui fait que la vie est présente en tous les vivants. Or il est évident que l’embryon vit avant l’infusion d’une âme rationnelle, puisqu’on y trouve des activités vitales. Il s’y trouve donc une âme végétative antérieurement à l’âme rationnelle.

15. Au 2ème livre du traité De l’âme, Aristote s’inscrit en faux contre l’idée que la croissance ne serait pas l’effet du feu au titre d’agent principal, mais plutôt de l’âme végétative. Or, antérieurement à l’advenue de l’âme rationnelle, l’embryon croît. Il a donc une âme végétative.

16. Si, antérieurement à l’advenue de l’âme rationnelle, il ne s’y trouve pas d’âme végétative mais un pouvoir formateur, une fois l’âme advenue, ce pouvoir sera inactif, puisque l’activité qui était la sienne dans l’embryon sera ensuite suffisamment exercée dans l’animal par l’âme. Il y sera donc superflu, ce qui ne va pas sans difficulté car il n’y a rien de superflu dans la nature.

17. On dira que ce pouvoir est détruit à l’arrivée de l’âme rationnelle. Mais au contraire les dispositions ne sont pas détruites mais demeurent lorsqu’une forme advient, et maintiennent à leur manière la forme dans la matière. Or le pouvoir en question était une sorte de disposition à l’animation. À l’arrivée de l’âme par conséquent, il n’est pas détruit.

18. L’action de ce pouvoir conduit à l’introduction de l’âme. Si donc il est détruit à l’arrivée de l’âme, il semble que quelque chose travaille à sa propre destruction, ce qui est impossible.

19. C’est l’âme rationnelle qui fait de l’être humain un humain. Si donc l’âme ne vient pas à l’être par génération, il ne sera pas vrai de dire que l’homme est engendré, ce qui est évidemment faux.

20. Le corps humain vient à l’être par l’action du géniteur. Si donc ce n’est pas celui-ci qui fait venir l’âme à l’être, il y aura en l’homme deux êtres (esse) : celui du corps, produit par le géniteur, et un autre, celui de l’âme, que le géniteur ne produit pas. De cette manière, l’âme et le corps, différant quant à l’être, ne feront pas quelque chose de vraiment un (unum simpliciter).

21. Il est impossible que l’action d’un agent ait un aboutissement matériel, et l’autre un aboutissement d’ordre formel, sans quoi la forme et la matière ne feront pas quelque chose de vraiment un (unum simpliciter), car il faut une action unique pour faire quelque chose d’un. Or l’action naturelle d’un géniteur a pour aboutissement un corps. Elle aboutit donc aussi à l’âme qui en est la forme.

22. Selon Aristote au 2ème livre de La génération des animaux (ch.16), les principes dont les actions requièrent un corps sont produits avec le corps. Or l’activité de l’âme rationnelle requiert un corps : l’intellection avant tout se ferait sans le corps, ce qui est manifestement faux, car elle n’est pas possible sans image, selon les 1er et 3ème livres du traité De l’âme. Or, sans corps, pas d’image. L’âme rationnelle est donc transmise avec le corps.

23. Aristote disait que l’âme rationnelle a besoin d’image dans l’intellection pour ce qui est d’acquérir les formes intelligibles, mais pas ultérieurement à cette acquisition. Or, une fois la science acquise, l’être humain est entravé dans son activité intellectuelle si l’organe de l’imagination est lésé. Cela ne serait pas si l’intellect, après avoir acquis une science, n’avait pas besoin d’images. Il en a donc besoin non seulement pour acquérir la science, mais pour se servir d’une science acquise.

24. Mais, dira-t-on : cet empêchement de l’activité intellectuelle du fait d’une lésion de l’organe de l’imagination ne vient pas de ce que l’intellect a besoin d’images pour se servir d’une science acquise, mais du fait que l’imagination et l’intellect appartiennent ensemble à l’essence de l’âme : c’est pourquoi, lorsque l’imagination est entravée, l’intellect, par accident, l’est aussi. Mais, en sens contraire, il y a le fait que la conjonction des facultés (potentiarum) dans l’essence une de l’âme fait que, lorsque l’une d’entre elles se met en activité, celle de l’autre est suspendue : c’est ainsi que, lorsque l’on regarde attentivement, on écoute moins, et cela fait aussi que, lorsque l’une des facultés cesse d’être active, l’activité d’une autre est renforcée, ce pour quoi les aveugles ont l’ouïe plus fine. Ladite conjonction ne devrait donc pas faire que l’empêchement de la faculté imaginative entrave l’intellect, mais bien plutôt le renforce.

25. Chaque fois que l’on porte à son dernier achèvement l’activité de quelqu’un, c’est alors surtout que l’on coopère avec lui. Or, si toutes les âmes humaines sont créées par Dieu et infusées par lui dans des corps, il confère son accomplissement ultime à un engendrement par adultère. Il coopère donc aux adultères, ce qui paraît absurde.

26. Selon Aristote, tout ce qui peut produire un être semblable à soi est un être accompli (perfectum). Plus en effet un être est accompli, plus il en est capable. Or les âmes rationnelles sont plus accomplies que les formes matérielles des éléments, lesquelles produisent des formes semblables à elles. Une âme rationnelle pourrait donc être le produit d’une âme rationnelle par voie de génération.

27. L’âme rationnelle a été établie comme un intermédiaire entre Dieu et les réalités corporelles. Aussi est-il dit au livre sur Les causes (Prop.2) qu’elle a été créée à la limite de l’éternité et du temps. Or, en Dieu, il y a une génération, tout comme dans les réalités corporelles. L’âme est donc, comme intermédiaire, produite par génération.

28. Au 2ème livre sur La génération des animaux (ch.3), Aristote dit que le vent émis avec le sperme est un pouvoir du principe de l’âme et une chose divine. C’est cela même qui est dit de l’intellect, lequel paraît donc être transmis avec la semence.

29. Dans le même livre (ch.4), Aristote dit que, dans la génération, c’est la femelle qui donne le corps, et le mâle l’âme. Ainsi semble-t-il que l’âme vienne de l’insémination (seminis propagationem) et non pas d’une création.

     En sens contraire, il y a la parole d’Isaïe (57, 16) : C’est moi qui ai fait tous les souffles. Or par le souffle on entend l’âme. Il semble donc que l’âme soit créée par Dieu.

     Et en outre, le Psaume 15 (v.15) parle de Celui qui a formé leurs cœurs un à un. Aucune âme n’est donc transmise par une autre, mais elles sont toutes créées séparément par Dieu.

 

Réponse :

     Sur cette question, il y a eu depuis l’Antiquité une diversité d’affirmations de la part de divers auteurs. Certains disaient en effet que l’âme de l’enfant provenait de celle de ses parents, tout comme son corps provient de leur corps. D’autres disaient que toutes les âmes étaient créées séparément, mais ils affirmaient qu’elles avaient d’abord été créées ensemble hors des corps, et qu’ensuite elles avaient été unies à des corps engendrés, de par leur propre volonté selon les uns, par le commandement et l’efficience de Dieu selon les autres. Bien que ces opinions aient eu cours pendant quelque temps, et qu’on se soit demandé laquelle était plus vraie – comme on le voit chez Augustin, dans son Commentaire littéral de la Genèse (X, 21-22), et dans les livres qu’il a écrits sur l’origine de l’âme –, les deux premières ont néanmoins été ensuite condamnées par un jugement de l’Église, tandis que la troisième a été approuvée. Aussi est-il dit au Livre des dogmes ecclésiaux : « Nous croyons que les âmes humaines n’ont pas commencé par être au nombre des natures intellectuelles, ni n’ont été créées ensemble, comme l’a prétendu Origène ; et qu’elles ne sont pas engendrées avec les corps moyennant le coït, selon la thèse des Lucifériens, de Cyrille, et la conjecture de certains Latins. Nous disons que c’est seulement le corps qui est engendré par l’union conjugale, et que, une fois le corps formé, l’âme est créée et infusée ».

     Si l’on examine la chose attentivement, on voit qu’il y avait toute raison de condamner l’opinion dont il est ici question, selon laquelle l’âme rationnelle serait transmise avec la semence. La chose peut être en l’occurrence attestée par trois arguments.

     Premièrement, il y a une différence entre l’âme rationnelle et les autres formes : il revient à celles-ci d’avoir non pas un être (esse) en lequel elles subsistent, mais un être par lequel subsistent les réalités informées par elles, tandis que l’âme rationnelle a un être tel qu’elle subsiste en celui-ci, ce qu’attestent ses diverses manières d’agir. Comme en effet il n’est pas possible d’agir sans être, c’est en fonction de son rapport à l’être qu’une chose quelconque se montre capable d’opérer ou d’agir. Par suite, comme les autres formes ne peuvent opérer sans union au corps, alors que ce n’est pas le cas des opérations de l’âme rationnelle, intellection et volition, l’être doit être attribué à l’âme rationnelle comme à une réalité subsistante, mais pas aux autres formes. C’est que l’âme rationnelle est la seule parmi les formes à se séparer du corps. Cela atteste en conséquence que l’âme rationnelle ne vient pas à l’être comme les autres formes, lesquelles ne sont pas à proprement parler en mesure d’advenir, mais sont dites advenir lorsqu’un être est produit (dicuntur fieri facto quodam). Or une chose qui advient, c’est à proprement parler et par soi qu’elle advient. Et ce qui advient le fait soit à partir d’une matière, soit à partir de rien. Dans le cas d’une chose qui advient à partir d’une matière, c’est nécessairement à partir d’une matière sujette aux contraires. Les générations en effet ont lieu selon Aristote à partir des contraires. Pour autant, dès lors qu’une âme est tout à fait dépourvue de matière, ou du moins n’a pas de matière sujette aux contraires, elle ne peut advenir à partir de quelque chose. Reste par conséquent qu’elle vienne à l’être par création, comme faite de rien. Affirmer au contraire qu’elle advient moyennant la génération du corps, c’est affirmer qu’elle n’est pas subsistante, et que par suite elle se corrompt avec le corps.

     Deuxièmement, il n’est pas possible que l’action d’une puissance corporelle soit haussée au point qu’elle puisse avoir pour effet une puissance pleinement spirituelle et incorporelle : rien en effet ne peut en agissant dépasser ses limites spécifiques. Bien plus, il y a nécessairement selon Augustin (op. cit., XII, 16) une préséance de ce qui agit sur ce qui pâtit. Or la génération humaine a lieu moyennant la capacité procréative (virtutem generativam) d’un organe corporel. Quant au pouvoir inhérent à la semence, il n’agit pas sans le concours de la chaleur, selon le traité sur La génération des animaux (L.II, ch.3). C’est pourquoi, du fait que l’âme rationnelle est une forme pleinement spirituelle indépendante du corps, lequel n’a pas de part à son opération, elle ne peut aucunement être transmise par l’engendrement du corps, ni être produite par un pouvoir inhérent à la semence.

Troisièmement, toute forme qui vient à l’être par génération, soit par un pouvoir naturel, est tirée d’une potentialité de la matière (educi de potentia materiae), comme le montre le 7ème livre de la Métaphysique. L’âme rationnelle ne peut quant à elle être tirée d’une potentialité de la matière. Car les formes dont les opérations ne mettent pas le corps à contribution ne peuvent être tirées d’une matière corporelle. Reste en conséquence que l’âme rationnelle ne soit pas transmise par la puissance du géniteur. Ainsi raisonnait Aristote.

 

1. Dans l’autorité invoquée, la partie est prise par synecdoque pour le tout, en l’occurrence l’âme pour l’homme total, et cela parce que l’âme est la partie principale de l’homme et que n’importe quel tout paraît s’identifier à ce qu’il comporte de principal. Par suite, l’homme paraît s’identifier tout entier à son âme ou à son intellect, suivant ce qui est dit au 9ème livre de l’Éthique à Nicomaque (ch.4).

2. C’est l’homme tout entier qui sort de la cuisse de son géniteur, pour cette raison que la puissance de la semence qui sort de celle-ci œuvre en vue de l’union du corps et de l’âme, en conférant à la matière à une disposition ultime qui rend l’information nécessaire (quae est necessitans ad formam). C’est de leur union que l’être humain tient ce qui fait de lui un humain, mais pas au point que toute partie en soit causée par une puissance séminale.

3. Le péché originel s’entend comme péché de la nature entière, de même qu’on appelle actuel le péché personnel. Il y a par conséquent le même rapport entre un péché actuel et une personne singulière qu’entre le péché originel et la nature humaine tout entière qui est transmise depuis le premier parent, chez qui le péché eut son commencement, et dont la volonté a fait que le péché originel soit considéré chez tous comme s’il était volontaire (quasi voluntarium). Ainsi donc, le péché originel est dans l’âme dans la mesure où il relève de la nature humaine. Or celle-ci est transmise de parent à enfant moyennant la transmission d’une chair à laquelle l’âme est infusée par la suite, et contracte l’infection du fait qu’elle en vient à ne faire qu’une nature avec la chair transmise. Si en effet elle n’était pas unie à celle-ci de manière à constituer une nature, à la manière dont un ange s’unit au corps qu’il adopte, elle ne serait pas infectée.

4. De même que notre nature à tous se trouvait dans celle d’Adam au titre de son origine (originaliter), de même aussi le péché originel qui est en nous se trouvait au titre de son origine dans son péché originel à lui. Car, on l’a dit, c’est par soi que la nature est affectée par le péché originel, mais l’âme l’est conséquemment (ex consequenti).

5. Un homme qui engendre engendre un être qui lui est spécifiquement semblable par la puissance de sa forme, à savoir l’âme rationnelle, non pas parce que celle-ci serait un principe agissant sans médiation dans la génération humaine, mais parce que la puissance procréative et les agents actifs de la semence ne disposeraient pas la matière à devenir un corps qu’une âme rationnelle puisse parachever (perfectibile anima rationali), si ce n’est dans la mesure où ils agiraient comme des instruments de celle-ci. Cette action ne peut néanmoins aller jusqu’à une production de l’âme rationnelle, pour les raisons qu’on a dites.

6. Un géniteur engendre un être spécifiquement semblable à lui, dans la mesure où la production de l’engendré par l’action du géniteur le rend apte à avoir part à l’espèce de ce dernier, et cela assurément parce que l’engendré reçoit une forme semblable au géniteur. Si donc cette forme n’est pas subsistante, mais que son être consiste seulement à être unie à ce dont elle est la forme, il faudra que le géniteur soit la cause de la forme elle-même, comme c’est le cas de toutes les formes matérielles. Mais s’il existe une forme capable de subsister, et que son être ne dépende pas totalement de son union à la matière, comme il en va de l’âme rationnelle, il suffit que le géniteur soit cause de son union à la matière par le fait qu’il dispose la matière à l’information, et il n’est pas nécessaire qu’il soit la cause de la forme elle-même.

7. L’ordre interne (dispositio) de l’âme rationnelle correspond à celui du corps, à la fois parce qu’elle est réceptive à son égard, et parce que la diversification des formes correspond à celle des matières. C’est pour cela que les enfants ressemblent à leurs parents même dans l’ordre psychique, et non pas parce qu’il y aurait transmission de l’âme à partir de l’âme.

8. Comme l’âme est à proprement parler l’effectivité (actus) d’un corps vivant, et que la vie a pour moyens la chaleur et l’humidité que le sang maintient à l’intérieur du corps, on dit par suite que l’âme est dans le sang pour signifier l’ordre interne propre au corps en tant que matière parachevée par l’âme.

9. Pour ce qui est de la vie embryonnaire, il y a eu diverses opinions.

     Certains ont jugé que, dans la génération humaine, le développement (progressum) de l’âme rationnelle correspondait à celui du corps humain. De même que celui-ci se trouve virtuellement dans la semence, sans y posséder effectivement la forme achevée (perfectionem) du corps humain qui consiste dans la différenciation des organes, mais que la puissance de la semence l’y fait parvenir peu à peu, de même l’âme est-elle présente au début de la génération, détenant potentiellement toute la forme achevée qui devient manifeste par la suite chez l’humain adulte (in homine completo), sans néanmoins la posséder de manière effective, puisqu’elle ne présente pas d’activités psychiques : elle l’acquiert peu à peu avec le temps (processu temporis), de sorte que s’y présentent d’abord les activités de l’âme végétative, puis de l’âme sensible, et enfin de l’âme rationnelle. C’est à cette opinion qu’en est arrivé Grégoire de Nysse dans le livre qu’il a écrit sur l’homme. Elle ne tient pourtant pas, car ou bien il veut dire que l’âme elle-même existe dès le départ avec sa spécificité dans la semence, sans avoir d’activités développées faute d’organes ; ou bien il veut dire qu’il y a dès le départ dans la semence une sorte de pouvoir (virtus) ou de forme qui n’a pas encore la spécificité de l’âme, pas plus que la semence n’a l’aspect (speciem) du corps humain, mais qui est conduite peu à peu par l’action de la nature à devenir une même âme, d’abord végétative, puis sensible, et enfin rationnelle.

     La première partie de cette alternative est réfutée d’abord par l’autorité d’Aristote. Il est dit en effet au 2ème livre du traité De l’âme que l’aptitude à la vie (potentia vitae) qui se trouve dans un organisme naturel, dont l’âme fait la réalité effective (cujus actus est anima), ne sépare pas l’âme à la manière d’une semence ou d’un fruit, ce qui donne à comprendre que la semence est en puissance de l’âme au sens où elle en est dépourvue (anima caret). – Deuxièmement, comme la semence est, avant une totale assimilation par les membres (décomposition qui en serait la corruption), le surplus d’une digestion ultime, ainsi qu’il est dit au traité de La génération des animaux (I, 19, 726a 26-27), elle ne se trouvait pas encore dans le corps du géniteur avec l’achèvement conféré par l’âme (existens anima perfectum), et il n’est donc pas possible qu’il y ait en elle une âme au début de sa séparation. – Troisièmement, en admettant que l’âme serait séparée avec la semence, on ne pourrait néanmoins le dire de l’âme rationnelle : comme elle n’est pas l’effectivité (actus) d’une partie corporelle, la séparation d’un corps ne peut entraîner sa séparation.

      La deuxième branche de l’alternative est manifestement fausse. Puisqu’en effet l’effectivité d’une forme substantielle n’est pas produite d’une manière continue ou successive, mais instantanément (sans quoi le changement substantiel se confondrait nécessairement avec un changement qualitatif), il est impossible que le pouvoir inhérent au départ à la semence développe successivement les divers degrés d’animation (successive proficiat ad diversos gradus animae). Car la forme du feu ne s’introduit pas dans l’air en passant de façon continue de l’inachèvement à l’achèvement, puisqu’aucune forme substantielle n’admet de plus ni de moins : seule la matière change à la suite d’une altération qui fait qu’elle soit rendue plus ou moins apte à l’information (disposita ad formam). La forme quant à elle ne commence d’exister dans la matière qu’à l’instant final de l’altération.

      D’autres disent toutefois qu’il y a d’abord dans la semence une âme végétative et que, celle-ci demeurant par la suite, une âme sensible y est introduite par la puissance du géniteur, et pour finir une âme rationnelle, par création, ce qui revient à affirmer qu’il y a en l’homme trois âmes qui diffèrent essentiellement. Or il. est dit en sens contraire : Nous ne disons pas non plus qu’il y a dans un même humain deux âmes, comme l’écrivent Jacques et d’autres Syriens, une âme animale mêlée au sang, qui anime le corps, et une autre âme, spirituelle, qui sert au raisonnement (Dogmes ecclésiaux, ch.15). Redisons qu’il est impossible qu’une seule et même chose ait plusieurs formes substantielles car, du fait que la forme substantielle ne fait pas seulement être tel (secundum quid), mais être absolument parlant (simpliciter), et qu’elle fait subsister une réalité singulière (constituat hoc aliquid in genere substantiae), si une première forme produit cet effet, la seconde qui advient, trouvant un sujet déjà subsistant (jam in esse substantiali constitutum), lui adviendra de manière accidentelle : il s’ensuivra que l’âme sensible et l’âme rationnelle se trouvent unies accidentellement dans le corps humain. Et l’on ne peut dire que l’âme végétative, qui est forme substantielle dans la plante, ne serait pas forme substantielle chez l’être humain, mais aptitude à la forme : car ce qui est d’ordre substantiel (de genere substantiae) ne peut être l’accident de quoi que ce soit, selon le 1er livre de la Physique.

     D’autres, par suite, ont dit que l’âme végétative est potentiellement sensible, et que c’est d’elle que relève la sensibilité effective (sensibilis est actus ejus) : l’âme végétative qui se trouve initialement dans la semence est amenée sous l’effet de la nature (per actionem naturae) à s’achever en âme sensible (ad complementum animae sensibilis) ; par la suite, l’âme rationnelle parachève effectivement l’âme sensible (est actus et complementum animae sensibilis) ; et pour autant, l’âme sensible est amenée à son achèvement, soit à l’âme rationnelle, non pas sous l’effet du géniteur, mais par l’action du Créateur. Ainsi disent-ils que l’âme rationnelle en l’homme vient pour une part de l’intérieur, quant à sa nature intellectuelle, et pour une part de l’extérieur, quant à sa nature végétative et sensible.

     Cela toutefois ne peut pas du tout être maintenu. Car ou bien l’on veut dire que la nature intellectuelle est une âme autre que les âmes végétative et sensible, ce qui revient au même que la deuxième opinion. Ou bien l’on veut dire que ces trois natures constituent la substance de l’âme en laquelle la nature intellectuelle aura le rôle d’une forme, les natures sensible et végétative le rôle d’une matière. Il s’ensuit que, les natures sensible et végétative étant corruptibles puisque tirées de la matière, l’âme humaine ne pourrait subsister perpétuellement. S’ensuivrait aussi la même difficulté que l’on a opposée contre la première opinion, à savoir que la forme substantielle serait amenée à l’effectivité d’une manière successive.

     D’autres disent que l’embryon n’a pas d’âme jusqu’à ce qu’il soit parachevé par l’âme rationnelle, les activités vitales (operationes vitae) qu’il présente provenant de l’âme de sa mère. Or c’est impossible, car les vivants diffèrent des non-vivants en ce que les premiers se meuvent eux-mêmes aux activités vitales, ce qui ne peut être dit des seconds : il est par suite impossible que la nutrition et la croissance, qui sont des activités propres aux vivants, proviennent dans l’embryon d’un principe extérieur, en l’occurrence l’âme de sa mère. De plus, la faculté nutritive de la mère produirait l’assimilation de la nourriture dans son corps à elle, et non pas dans celui de l’embryon, cette faculté étant au service de l’individu comme celle d’engendrer est au service de l’espèce. En outre, la sensation ne pourrait provenir dans l’embryon de l’âme de la mère.

     D’autres disent en conséquence qu’il n’y a pas d’âme dans l’embryon avant l’infusion de l’âme rationnelle, mais qu’il s’y trouve une force formatrice (vis formativa) qui opère dans l’embryon les activités vitales en question. Or cela non plus ne tient pas : comme en effet il paraît y avoir dans l’embryon, antérieurement à son achèvement ultime, une diversité d’activités vitales, elles ne peuvent provenir d’un unique pouvoir (una virtute), et il doit donc s’y trouver une âme qui en possède plusieurs.

     Il faut dire pour autant que dans la semence, au moment initial de sa séparation, il n’y a pas d’âme, mais un pouvoir d’animation (virtus animae) dont la base est le vent (spiritus) contenu dans la semence, qui est de nature écumeuse (spumosum) et peut donc retenir en elle un corps aérien (corporalis spiritus). Or le pouvoir en question agit en disposant la matière et en la conformant pour qu’elle puisse recevoir l’âme. Et il faut savoir qu’il en va autrement de la génération d’un humain ou d’une bête (animalis), et de celle de l’air ou de l’eau. Car la génération de l’air est simple en ce qu’il ne s’y présente en tout que deux formes substantielles qui sont l’une rejetée et l’autre introduite, ce qui se fait tout à la fois de manière instantanée (quod totum fit simul in uno instanti). Ainsi la forme de l’eau est-elle toujours présente avant l’introduction de celle de l’air, sans qu’il y ait là de préparation à recevoir cette dernière (dispositiones ad formam aeris). Mais dans la génération animale, plusieurs formes substantielles se présentent, puisqu’on a d’abord le sperme, puis le sang, et ainsi de suite jusqu’à la forme de l’homme ou de la bête. Ce type de génération ne saurait être simple : il doit comporter une pluralité de générations et de corruptions. Il est en effet impossible, on l’a montré, qu’une seule et même forme substantielle soit amenée progressivement à l’effectivité. Ainsi donc, moyennant le pouvoir formateur (virtutem formativam) qui se trouve au départ dans la semence, une nouvelle forme est introduite après l’élimination de celle du sperme, et à nouveau une autre après l’élimination de celle-ci : c’est ainsi qu’une âme végétative est introduite d’abord ; puis, après son rejet, une âme à la fois végétative et sensible ; puis, une fois celle-ci rejetée, et non pas de par le pouvoir susdit mais par l’action du Créateur, une âme tout à la fois rationnelle, sensible et végétative. Il faut donc dire, en suivant cette opinion, que l’embryon, avant d’avoir une âme rationnelle, vit et possède une âme dont le rejet permet l’introduction de l’âme rationnelle. Il ne s’ensuit de là ni qu’il y ait deux âmes dans le même corps, ni que l’âme rationnelle soit transmise avec la semence.

10. Avant de posséder une âme rationnelle, l’embryon n’est pas un être achevé, mais en voie d’achèvement. Aussi n’est-il d’un genre ou d’une espèce que parce qu’on l’y ramène (per reductionem), de la manière dont on ramène l’inachevé au genre ou à l’espèce de ce qui est achevé.

11. Bien qu’il n’y ait pas d’âme dès le départ dans la semence, il s’y trouve néanmoins un pouvoir d’animation, on l’a dit, dont la base est le vent contenu dans le sperme. On l’appelle pouvoir d’animation parce qu’il dérive de l’âme du géniteur.

12. L’embryon, on l’a dit, vit et a une âme antérieurement à l’âme rationnelle. Nous sommes donc d’accord avec cet argument.

13. Pareil, ainsi qu’avec les 14e et 15e arguments.

16. Le pouvoir formateur qui est au départ dans la semence demeure même lorsqu’est advenue l’âme rationnelle, de même que demeurent les vents en lesquels la substance du sperme est presque totalement transformée. C’est ainsi également que la chaleur qui était une disposition à la forme du feu demeure lorsque celle-ci advient, au titre d’instrument de la forme au cours de son action.

17. Cela donne la solution des arguments 17 et 18.

19. Bien que l’âme rationnelle ne vienne pas du géniteur, son union au corps en vient néanmoins d’une certaine manière, on l’a dit. C’est pourquoi l’on dit que l’être humain est engendré.

20. Il n’y a pas pour autant deux êtres (esse) en l’homme, car il ne faut pas comprendre que le corps vienne du géniteur et l’âme du Créateur comme si c’était du corps que l’on tient d’être distinct de son géniteur, et de l’âme d’être distinct du Créateur : le Créateur fait exister l’âme dans le corps, et le géniteur prépare le corps à avoir part à cette existence moyennant l’âme qui lui est unie.

21. Deux agents complètement étrangers l’un à l’autre (omnino disparata) ne peuvent faire en sorte que l’action de l’un ait un aboutissement matériel et celle de l’autre un aboutissement d’ordre formel. C’est néanmoins le cas lorsqu’il s’agit d’agents ordonnés dont l’un est l’instrument de l’autre. Car l’action de l’agent principal s’étend parfois à quelque chose à quoi ne peut s’étendre celle d’un instrument. Or la nature est une sorte d’instrument de la puissance divine, on l’a montré. Il n’y a donc pas de contradiction à ce que la puissance divine soit seule à produire l’âme rationnelle, tandis que l’action de la nature ne s’étend qu’à la disposition du corps.

22. L’intellect inhérent au corps n’a besoin de rien de corporel pour faire acte d’intellection, car le principe de l’opération intellectuelle ne fait qu’un avec l’intellect, tout comme pour la vue : le principe de la vision n’est pas seulement la vue, mais l’œil où se trouvent ensemble la vue et la pupille. L’intellect a néanmoins besoin du corps à titre d’objet, tout comme la vue a besoin de la surface colorée : les images (phantasmata) ont en effet le même rapport à l’intellect que les couleurs à la vue, comme il est dit au 3ème livre du traité De l’âme. C’est pourquoi une lésion de l’organe de l’imagination entrave l’intellect dans son acte d’intellection : c’est que, tant qu’il est dans le corps, il a besoin des images non seulement parce que c’est d’elles qu’il reçoit de quoi acquérir la science, mais parce que son usage d’une science acquise consiste à rapporter les concepts (species intelligibiles) aux images. Voilà pourquoi les exemples sont nécessaires en matière scientifique.

23. Cela répond aux arguments 23 et 24.

25. D’après Grégoire de Nysse, l’argument vient d’Apollinaire. Il se trompait en ce qu’il ne distinguait pas l’opération naturelle qu’est l’engendrement d’une progéniture, parachevé par Dieu, de l’acte volontaire d’adultère en quoi consiste le péché.

26. L’âme étant plus parfaite que les formes matérielles, elle pourrait produire une réalité semblable à elle si l’âme rationnelle pouvait être produite autrement que par création, ce qui ne peut être du fait de la perfection qui est la sienne, comme ce qui a été dit suffit à le montrer.

27. Il n’y a qu’en Dieu qu’il peut exister une unique nature en plusieurs sujets (suppositis), et par suite une génération qui ne comporte pas ces formes d’imperfection que sont le changement et la division. C’est pourquoi les créatures d’un degré de noblesse supérieur qui, telles les âmes rationnelles ou les anges, sont indivisibles et exemptes de changement substantiel, ne sont pas engendrées, tandis que les créatures inférieures, divisibles et corruptibles, le sont.

28. C’est en vertu d’une ressemblance qu’Aristote, comme dit Averroès, appelle intellect le pouvoir qui est dans la semence : de même que l’intellect opère sans organe, ainsi en va-t-il de ce pouvoir.

29. Ce propos d’Aristote est à entendre de l’âme sensible, mais pas de l’âme rationnelle.

 

a.10

L’âme rationnelle est-elle créée dans le corps ou en dehors de lui ?

 

     Il semble que l’âme rationnelle ait été créée hors-corps.

1. Les choses de même espèce ont une même manière de venir à l’être. Or nos âmes sont de la même espèce que celle d’Adam. Mais celle-ci a été créée hors-corps avec les anges, selon Augustin (Commentaire littéral de la Genèse, ch.25 et 27). Les autres âmes humaines sont donc également créées hors-corps.

2. À un tout inachevé il manque toujours une partie contribuant à son achèvement. Or les âmes rationnelles contribuent à la perfection de l’univers plus que les substances corporelles, puisqu’une substance spirituelle a un degré de dignité supérieur à celui d’une substance corporelle. Si donc les âmes rationnelles n’ont pas été toutes créées dès l’origine (a principio), mais sont créées tous les jours au  moment où des corps sont engendrés, il s’ensuit que l’univers est imparfait du fait qu’il lui manque ses parties les plus nobles, ce qui paraît contradictoire. Les âmes rationnelles ont donc été créées hors-corps dès l’origine.

3. Cela semble une sorte de jeu théâtral que l’univers, une fois parvenu à son dernier achèvement, soit détruit. Or le monde sera achevé lorsque la génération des humains s’arrêtera, et c’est alors que la perfection de l’univers sera complète, si les âmes sont créées au moment où des corps sont engendrés. Dans cette perspective, le gouvernement divin qui régit le monde aura tout l’air d’un jeu, ce qui paraît absurde

4. Rien n’empêche que quelque chose manque à la perfection de l’univers si c’est d’un point de vue numérique, tandis qu’il serait complet quant à l’ensemble des espèces. Or les espèces ayant autant qu’il est en elles une certaine perpétuité, elles contribuent à la perfection de l’univers dans la mesure où elles sont voulues (intentae) par son auteur. Les individus quant à eux, dont l’existence n’est pas perpétuelle, contribuent à une sorte de perfection accidentelle de l’univers en ce qu’ils ne sont pas voulus pour eux-mêmes, mais pour la perpétuation de leur espèce. Or la perpétuité des âmes rationnelles n’est pas seulement spécifique, mais individuelle. Si donc les âmes rationnelles n’étaient pas toutes présentes dès l’origine, l’univers comportait la même imperfection que si des espèces lui avaient manqué.

5. Dans Le songe de Scipion (L. I), Macrobe place au ciel deux portes, l’une pour les dieux, l’autre pour les âmes, en l’occurrence dans le Cancer et dans le Capricorne. C’est par l’une des deux que les âmes descendaient dans le corps. Or cela ne serait pas si les âmes n’étaient créées hors-corps. Les âmes sont donc créées hors-corps.

6. Une cause efficiente précède son effet dans le temps. Or l’âme est la cause efficiente du corps, selon le 2ème livre du traité De l’âme. Elle existe donc antérieurement à son union au corps, et n’est donc pas créée avec celui-ci.

7. Dans le livre sur L’esprit et l’âme (ch.13), il est dit que l’agressivité et le désir sont en l’âme avant son union au corps. Or cela ne pourrait être avant que l’âme ne soit. L’âme existe donc avant d’être unie à un corps, et elle n’est donc pas créée avec lui.

8. La substance de l’âme rationnelle n’est pas mesurée par le temps car, selon le livre sur Les causes (Prop.2), elle est au-dessus du temps. Elle n’est pas non plus mesurée par l’éternité, Dieu seul étant dans ce cas. Il est dit aussi dans cet ouvrage que l’âme est inférieure à l’éternité. Elle est donc mesurée, comme l’ange, par la durée (aevo), et il y a pour l’ange et pour l’âme une même mesure de leur manière de demeurer dans l’être (durationis). Comme par conséquent les anges ont été créés dès l’origine du monde, il semble que les âmes aient été créées de la même façon, et non pas dans des corps.

9. Dans la durée, il n’y a pas d’avant ni d’après, sans quoi elle ne différerait pas du temps, comme certains le croient. Or, si les anges avaient été créés avant les âmes, ou que les âmes étaient créées les unes après les autres, il y aurait un avant et un après dans la durée, puisque la mesure de l’âme est la durée, comme on l’a montré. Il faut donc que les âmes soient créées en même temps que les anges.

10. L’unité de lieu atteste l’unité de nature : c’est pourquoi des corps divers par nature sont dans des lieux différents. Or les anges et les âmes ont une nature en commun, puisqu’ils sont des substances spirituelles et intellectuelles. Les âmes sont donc créées dans le ciel Empyrée, comme les anges, et non pas dans des corps.

11. Plus une substance est subtile, plus son lieu doit être élevé : c’est ainsi que le lieu du feu et au-dessus de celui de l’air ou de l’eau. Or l’âme est une substance beaucoup plus simple qu’un corps. Il semble donc qu’elle soit créée au-dessus de tous les corps, et non pas dans un corps.

12. La perfection ultime de toute chose suppose qu’elle soit à la place qui est la sienne, puisque seule une contrainte pourrait l’en faire sortir. Or la perfection ultime d’une âme est d’habiter le Ciel. Tel est donc le lieu qui convient à sa nature, et c’est là qu’elle semble avoir été créée.

13. En Gn 2, 2, il est dit : Dieu se reposa le septième jour de toute l’œuvre qu’il avait terminée. Cela donne à comprendre que Dieu a alors cessé de produire des créatures nouvelles. Or ce ne serait pas le cas si des âmes étaient encore créées tous les jours. Les âmes ne sont donc pas créées dans un corps, mais le sont à l’origine hors-corps.

14. L’œuvre de création précède l’œuvre de perpétuation (propagationis). Or ce ne serait pas le cas si les âmes étaient créées au moment de la perpétuation des corps. Les âmes ont donc été créées avant les corps.

15. Dieu fait tout selon sa justice. Or, selon celle-ci, il n’y a de diversité et d’inégalité que dans les êtres chez qui il y a antérieurement une inégalité de mérite. La naissance des humains présente beaucoup d’inégalité en ce qui concerne leurs âmes : d’une part, certaines sont unies à des corps qui sont aptes aux activités psychiques, d’autres à des corps qui ne le sont pas ; d’autre part, certains naissent d’infidèles, et d’autres de fidèles qui doivent leur salut à la réception des sacrements. Il semble en conséquence qu’il y ait eu antérieurement chez les âmes une inégalité de mérite, et que pour autant elles aient existé avant les corps.

16. Ils semble que les choses qui ont le même commencement dépendent l’une de l’autre quant à leur existence. Or l’existence de l’âme ne dépend pas du corps, puisqu’elle demeure lorsque le corps se corrompt. L’âme ne commence donc pas non plus avec le corps.

17. Des choses qui s’empêchent l’une l’autre ne s’unissent pas naturellement. Or l’activité de l’âme est entravée par le corps : Parce qu’il se corrompt, le corps pèse sur l’âme, dit le livre de la Sagesse (9, 15). L’âme n’est donc pas naturellement unie à un corps, et il semble donc qu’avant d’être unie à un corps, elle existait sans y être unie.

     Le livre des Dogmes ecclésiaux dit néanmoins en sens contraire que les âmes n’ont pas été initialement créées en même temps que les autres créatures intellectuelles.

     En outre, Grégoire de Nysse mentionne deux opinions dont il n’y a pas à réfuter l’affirmation : celle de ceux qui imaginent (fabulantur) que les âmes ont une vie antérieure dans un état et un ordre qui leur sont propres, et celle de ceux qui pensent qu’elles ont été créées après les corps.

     En outre, c’est dans une matière appropriée qu’advient l’effectivité qui lui correspond (proprius actus). Or l’âme est l’effectivité propre d’un corps. C’est donc dans le corps qu’elle est créée.

 

Réponse :

     Certains, on l’a dit, ont soutenu l’opinion que toutes les âmes furent créées ensemble hors-corps. La fausseté de cette opinion peut à présent être établie moyennant quatre arguments.

     Premièrement, les choses créées par Dieu le sont dans une forme accomplie de leur nature (in sua perfectione naturali). Il y a en effet selon Aristote (Le ciel, L. I) une préséance naturelle de l’accompli sur l’inaccompli. Et Boèce dit que la nature tire son principe (exordium) de réalités accomplies. Or ce n’est pas hors du corps que se trouve la forme accomplie de la nature de l’âme, puisqu’elle ne constitue pas à elle seule (per se ipsam) une nature  de forme complète (species completa) : elle est une partie de la nature humaine ; autrement, il faudrait que de l’âme et du corps n’advienne rien qui soit un, sinon par accident. L’âme humaine n’a donc pas été créée hors-corps. Or tous ceux qui ont affirmé que les âmes ont existé en dehors des corps avant de leur être unies ont pensé qu’elles étaient des natures accomplies, et que l’accomplissement naturel d’une âme ne consistait pas pour elle à être unie à un corps, mais qu’elle lui était unie par accident (accidentaliter), comme un homme à un vêtement : c’est ainsi que Platon disait que l’homme n’est pas âme et corps (ex anima et corpore), mais qu’il est une âme se servant d’un corps. Pour autant, tous ceux qui ont affirmé que les âmes sont créées en dehors des corps ont affirmé la réincarnation (transcorporationem) des âmes : quittant un corps, une âme s’unirait à un autre, tout comme un homme quitte un vêtement pour en mettre un autre.

     Le deuxième argument vient d’Avicenne. L’âme n’étant pas composée de matière et de forme, la distinction mutuelle des âmes ne pourrait se faire que par une différence formelle, si du moins c’est par elles-mêmes qu’elles se distingueraient. Or une différence formelle entraîne une diversité spécifique. Quant à la diversité numérique au sein d’une même espèce, c’est d’une différence matérielle qu’elle vient : celle-ci ne peut échoir à l’âme de par la nature d’où elle provient (ex qua fit), mais de par la matière en laquelle elle advient (in qua fit). Ainsi donc, nous ne pouvons affirmer que plusieurs âmes humaines de même espèce sont numériquement diverses que si elles sont dès le départ unies à des corps, en sorte que leur distinction provienne à certains égards de leur union à un corps, à titre de principe matériel, bien que la distinction en question vienne de Dieu comme de sa cause efficiente (sicut ab efficiente principio). Mais si les âmes humaines avaient été créées hors-corps, il aurait fallu qu’elles fussent d’espèces différentes, en l’absence du principe matériel de distinction : c’est ainsi que les philosophes présentent toutes les substances séparées comme différant spécifiquement.

     Le troisième argument est que l’âme rationnelle humaine n’est pas substantiellement autre que l’âme sensible et végétative, comme on l’a montré. Or l’origine de l’âme végétative et de l’âme sensible ne peut se trouver que dans le corps, puisqu’elles sont l’effectivité de certaines parties corporelles. L’âme rationnelle ne pourrait donc elle-même être créée que dans un corps selon ce qui convient à sa nature, sans préjudice néanmoins à la puissance divine.

     Quatrième argument : si l’âme rationnelle a été créée hors-corps, et y a trouvé la forme accomplie de son être naturel (sui esse naturalis complementum), il est impossible d’assigner une cause pertinente à l’union de l’âme et du corps. On ne peut dire en effet que l’âme s’unit aux corps (corporibus) spontanément (proprio motu), puisque nous observons qu’il n’est pas au pouvoir de l’âme de se séparer du corps : ce serait le cas si elle lui était unie de par sa propre volonté. Si en outre elles ont été créées à l’état totalement séparé, on ne peut dire pourquoi l’union à un corps a séduit la volonté d’une âme séparée. Et on ne peut dire non plus qu’au bout de quelques années un désir de s’attacher à un corps lui est venu, ni que pareille union soit un effet de nature (ex operatione naturae hujusmodi unio sit causata). Car les choses qui se produisent naturellement dans un laps de temps déterminé se ramènent au mouvement céleste comme à leur cause, par laquelle les intervalles de temps sont mesurés. Or il n’est pas possible que des âmes séparées soient soumises aux mouvements des astres. De même, on ne peut pas dire qu’elles ont été attachées à un corps par Dieu, s’il les a créées d’abord sans corps. Mais si cela a eu lieu pour leur peine, en sorte qu’elles aient été introduites de force (intruderentur) dans des corps comme dans des prisons à cause de fautes commises, selon le mot d’Origène, il s’ensuivrait que l’établissement de natures composées à partir de substances spirituelles et corporelles aurait un caractère accidentel, et ne relèverait pas d’une intention initiale de Dieu, ce qui va à l’encontre de ce qu’on lit dans la Genèse (1, 31) : Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites, et elles étaient très bonnes. On voit là clairement que c’est la bonté de Dieu et non pas la malice d’une quelconque créature qui a été la cause des œuvres à réaliser (operum condendorum).

 

1. S’interrogeant principalement dans le livre cité sur l’origine de l’âme, Augustin, il le dit lui-même, parle sur un mode interrogatif plutôt qu’affirmatif.

2. L’univers fut parfait dès l’origine du point de vue des espèces, mais pas du point de vue des individus ; ou bien au point de vue des causes permettant aux êtres naturels de se perpétuer, mais pas au point de vue de tous les effets. Or, bien que les âmes rationnelles ne soient pas l’effet de causes naturelles, les corps auxquels Dieu les infuse comme leur étant connaturels sont l’œuvre de la nature.

3. Dans le jeu, on n’attend rien dont le jeu soit la cause (aliquid propter ludum), tandis que du mouvement imprimé par Dieu aux créatures corporelles il est attendu quelque chose dont il soit la cause, à savoir un nombre complet d’élus : lorsque celui-ci sera atteint, le mouvement cessera, mais non pas la substance du monde.

4. Un grand nombre d’âmes importe à l’ultime perfection essentielle de l’univers, non à sa perfection initiale, puisque l’ensemble des transformations corporelles dans le monde est en quelque manière ordonné à la multiplication des âmes, laquelle requiert la multiplication des corps, comme on l’a montré.

5. Les Platoniciens affirmaient que la nature des âmes était complète par elle-même et unie par accident à un corps : aussi affirmaient-ils aussi que les âmes passaient de corps en corps. Ce qui les conduisait à cette affirmation, c’est avant tout qu’ils faisaient les âmes humaines immortelles et n’ayant jamais besoin de génération. Par suite, afin d’exclure qu’il y ait une infinité d’âmes, ils affirmaient une sorte de cycle suivant lequel les âmes commençaient par sortir, puis s’unissaient à nouveau. C’est cette opinion erronée qui commande le propos de Macrobe. Aussi son autorité ne doit-elle pas être retenue ici.

6. Aristote ne dit pas que l’âme soit la cause efficiente du corps, mais qu’elle est la cause de laquelle dérive le principe du mouvement, dans la mesure où c’est elle qui, dans le corps, est au principe du changement de lieu, ainsi que de la croissance et des changements de même sorte, comme il l’explique au même endroit.

7. L’auteur cité ne veut pas dire que l’agressivité et le désir préexistent en l’âme avant son union à un corps d’une antériorité chronologique, mais par nature : car ce n’est pas du corps que l’âme tient ces caractères, mais plutôt le corps de l’âme.

8. L’âme est mesurée par le temps pour ce qui est de son existence dans le corps. En tant que substance spirituelle, elle est mesurée par la durée. Cela n’implique pas néanmoins qu’elle ait commencé d’être ainsi mesurée en même temps que les anges.

9. Bien qu’il n’y ait pas d’avant ni d’après dans ce que la durée mesure, rien n’empêche pourtant que telle chose ait part à la durée avant telle autre.

10. Bien que l’ange et l’âme aient en commun leur nature intellectuelle, ils diffèrent néanmoins en ceci que l’ange est en lui-même une nature complète suffisante pour être créée (per se creari potuit), tandis que l’âme, qui doit l’accomplissement (perfectio) de sa nature à son union au corps, ne devait pas être créée au Ciel, mais dans le corps dont elle est l’accomplissement.

11. Bien que l’âme soit plus simple que n’importe quel corps, elle est néanmoins forme et achèvement d’un corps composé d’éléments, dont le lieu est intermédiaire. Elle doit donc y être créée en même temps que lui.

12. La première perfection de l’âme a trait à son être naturel : elle consiste dans son union avec un corps, et l’âme doit pour autant être créée à l’origine là où est le corps. Mais sa perfection ultime consiste dans ce qu’elle a de commun avec les autres substances intellectuelles, et cette perfection lui sera donnée au Ciel.

13. Les âmes qui viennent d’être créées, tout en étant des créatures nouvelles numériquement parlant, n’en sont pas moins anciennes de par l’ancienneté de leur espèce : elles ont en effet déjà été là au cours de l’œuvre des six jours dans ce qui leur était spécifiquement semblable, c’est-à-dire dans les âmes des premiers parents.

14. L’œuvre de création qui a institué les principes de la nature a nécessairement précédé l’œuvre de perpétuation. Mais la création d’âmes n’est pas une œuvre de cette sorte.

15. Il appartient à la justice de rendre ce qui est dû. Aussi est-il contraire à la justice qu’il soit donné inégalement à des égaux, lorsqu’il s’agit de rendre un dû, mais pas lorsqu’il s’agit d’un don gratuit, ce qui est le cas dans la création des âmes. On peut dire aussi que la diversité en question de vient pas d’une diversité de mérite chez les âmes, mais d’une diversité dans la constitution (dispositione) des corps. C’est ce qui faisait dire à Platon, au 10ème livre des Lois, que les formes sont infusées en fonction des mérites de la matière.

16. Bien que l’âme dépende du corps quant à son origine, afin qu’elle débute dans la forme accomplie de sa nature, elle n’en dépend pas quant à sa fin, parce que c’est en tant que réalité subsistante qu’elle reçoit l’être dans un corps. C’est pourquoi après la destruction du corps elle n’en demeure pas moins dans son être, quoique ce ne soit pas dans la plénitude de la nature qu’elle tient de son union avec le corps.

17. Ce n’est pas la nature du corps qui pèse sur l’âme mais sa corruption, comme le montre le texte même qui est cité.

 

a.11

L’âme sensible et l’âme végétative existent-elles par création ou sont-elles transmises à partir de la semence ?

 

     Il semble que ce soit par création.

1. Les choses dont la notion (rationis) est la même ont une même manière de venir à l’être. Or les âmes sensible et végétative répondent à une même notion spécifique (speciei vel rationis) chez l’homme, les bêtes, et les végétaux. Mais chez l’homme elles existent par création, ne faisant qu’une même substance avec l’âme rationnelle, laquelle existe par création, on l’a montré. Les âmes végétative et sensible existent donc aussi par création chez les bêtes et les végétaux.

2. On dira que les âmes sensible et végétative sont chez les végétaux et chez les bêtes comme leur forme et leur achèvement, tandis qu’elles ne sont chez l’être humain qu’à titre de disposition. Si donc les âmes sensible et végétative, qui existent chez les humains à titre de disposition, viennent à l’être par création, qui est la forme la plus noble de venue à l’être puisque c’est ainsi que les plus nobles des créatures commencent d’exister, il semble que ce soit bien plus le cas chez les végétaux et chez les bêtes.

3. Aristote dit au 1er livre de la Physique que ce qui est véritablement, à savoir la substance, n’est l’accident de rien. Si donc les âmes sensible et végétative sont chez les bêtes et chez les végétaux à titre de formes substantielles, elles ne peuvent se trouver chez l’homme à titre de dispositions accidentelles.

4. Chez les êtres vivants, il est au pouvoir d’un géniteur de faire venir quelque chose à l’être par son pouvoir séminal. Or dans la semence, il n’y a pas d’âme sensible ou végétative effective (in actu). Comme par conséquent rien ne produit un effet (agit), si ce n’est à la mesure de son effectivité, il semble qu’il ne soit pas au pouvoir d’une semence de produire une âme sensible ou végétative, laquelle pour autant n’est pas engendrée, mais créée.

5. On dira cependant que le pouvoir de la semence, sans être une âme sensible effective, n’en produit pas moins un effet par le pouvoir de l’âme sensible qui était dans le père, duquel la semence s’est séparée. Or ce qui agit par le pouvoir d’un autre le fait comme son instrument. Mais un instrument ne meut pas sans être mû, car il faut que le moteur et le mû soient ensemble, comme le prouve le 7ème livre de la Physique. Comme par conséquent le pouvoir de la semence n’est plus lié à l’âme sensible du géniteur, il semble qu’il ne puisse agir comme son instrument, ni par son pouvoir à lui.

6. Le rapport d’instrument à agent principal est le même qu’entre un pouvoir mû et commandé et un pouvoir moteur de commandement, qui est une force désirante et motrice. Or un pouvoir mû et commandé n’est pas moteur s’il est séparé du pouvoir moteur de commandement, comme on l’observe en sectionnant des organes animaux. Le pouvoir d’une semence séparée ne peut donc pas non plus agir par celui du géniteur.

7. Quand un effet se trouve en défaut par rapport à la perfection de sa cause, il ne peut aller aussi loin que l’action propre de sa cause : la diversité des actions atteste celle des natures. Or un pouvoir séminal, même s’il est un effet de l’âme sensible du géniteur, est évidemment en défaut par rapport à la perfection de ce dernier. Il est donc incapable d’une action qui relèverait d’une âme sensible, telle que produire une âme spécifiquement semblable.

8. La corruption d’un sujet entraîne celle de sa forme et de son pouvoir. Or, d’après Avicenne, le sperme se corrompt au cours de la génération, et prend une autre forme. Le pouvoir qui s’y trouvait est donc corrompu, et ne peut par conséquent amener à l’être une âme sensible.

9. Une nature inférieure n’agit pas sans la médiation de la chaleur et des autres qualités actives ou passives. Or la chaleur ne peut amener à l’être une âme sensible, car rien n’agit au-delà de son espèce, et rien ne peut être fait qui soit plus noble que ce qui le fait. L’âme sensible ou végétative ne peut donc être amenée à l’être par un agent naturel : ce ne peut être que par création.

10. Un agent matériel n’agit pas par son influence, mais en transformant la matière. Or la transformation d’une matière ne peut aboutir qu’à une forme accidentelle. Un agent naturel ne peut donc produire une âme sensible ou végétative, lesquelles sont des formes substantielles.

11. Les âmes sensible ou végétative ont une essence définissable (quidditatem), laquelle est produite par quelque chose d’autre. Or ladite essence n’existait pas antérieurement à la génération, sinon en ce qu’une matière pouvait la posséder. Il faut donc qu’elle soit produite par un agent dont l’opération n’a pas lieu à partir d’une matière, ce qui n’appartient qu’au Dieu créateur.

12. Les animaux engendrés à partir d’une semence sont plus nobles que les animaux engendrés par putréfaction, dans la mesure où ils ont plus parfaits et capables d’engendrer leurs semblables. Or, chez les animaux engendrés par putréfaction, les âmes viennent d’une création, car on ne saurait indiquer un agent spécifiquement semblable par lequel ils seraient amenés à l’être. Il semble donc à bien plus forte raison que les âmes des animaux engendrés à partir d’une semence viennent d’une création.

13. C’est, dira-t-on, le pouvoir d’un corps céleste qui produit l’âme sensible dans les animaux qui sont engendrés par putréfaction, comme c’est chez les autres le pouvoir formateur de la semence. Or, selon Augustin (La vraie religion, ch.55), la substance vivante a une prééminence sur toute substance non-vivante. Mais un corps céleste n’est pas une substance vivante, puisqu’il n’est pas animé. Ce n’est donc pas son pouvoir qui peut produire une âme sensible, laquelle est principe de vie.

14. On dira qu’un corps céleste peut être la cause d’une âme sensible pour autant qu’il agisse par le pouvoir de la substance intellectuelle qui le meut. Or ce qui est reçu en autre chose ne l’est pas sur un mode qui lui est propre, mais sur un mode propre au récepteur. Si donc le pouvoir d’une substance intellectuelle est reçu dans un corps céleste qui n’est pas vivant, il ne s’y trouvera pas comme un pouvoir vital qui pourrait être principe de vie.

15. Une substance intellectuelle ne fait pas que vivre : elle fait acte d’intellection. Si donc un corps céleste mû par elle peut donner la vie, il pourra pour la même raison conférer l’intellect. L’âme rationnelle viendra alors du géniteur, ce qui est faux.

16. Si l’âme sensible provient d’un agent naturel, et non pas d’une création, c’est qu’elle est produite soit par le corps, soit par l’âme. Or ce ne peut être par le corps, car alors un corps irait au-delà de son agir spécifique ; ni non plus par l’âme, car il faudrait ou bien que toute l’âme du père passe dans l’enfant, et le père resterait alors sans âme, ou bien qu’elle y passe en partie, et elle ne demeurerait pas tout entière dans le père. Les deux sont faux, et l’âme sensible ne vient donc pas du géniteur, mais du Créateur.

17. Averroès dit (Commentaire du traité de l’âme, L. III) qu’aucun pouvoir de connaissance n’est l’effet d’une combinaison d’éléments (ab actione elementorum commixtorum). Or l’âme sensible est un pouvoir de connaissance. Elle n’est donc pas un effet des éléments, non plus que d’une action naturelle, puisqu’il n’y en a pas dans les corps inférieurs qui n’implique celle des éléments.

18. Aucune forme ne peut mouvoir sans être subsistante. C’est pourquoi, selon Aristote (Physique, L. VIII), les formes des éléments ne sont pas motrices, mais engendrent ou font obstacle en écartant. Or l’âme sensible est motrice, puisque tout animal est mû par son âme. L’âme sensible n’est donc pas seulement une forme, mais elle est une substance qui existe par soi. Il est également évident qu’elle n’est pas composée de matière et de forme. Or toute substance de cette sorte est amenée à l’être (educitur in esse) par création, et pas autrement. L’âme sensible est donc amenée à l’être par création.

19. On dira que l’âme sensible ne meut pas le corps par soi, mais que le corps animé se meut lui-même. Or Aristote prouve, au 8ème livre de la Physique, qu’en tout ce qui se meut soi-même il doit y avoir une partie qui ne fait que mouvoir, et une autre qui est mue. Or un corps ne peut être seulement moteur, car aucun corps ne meut sans être mû. Il faut donc que l’âme soit seulement motrice. L’âme sensible a ainsi une activité à laquelle le corps n’a pas de part avec elle, et pour autant elle aura la subsistance d’une substance.

20. On dira que l’âme sensible meut selon ce que commande le pouvoir de désirer, dont l’activité relève conjointement de l’âme et du corps. Or, chez un animal, ce n’est pas seulement la force qui commande le mouvement qui est motrice : il s’y trouve aussi une force qui s’ensuit du mouvement, dont l’activité ne pourra être commune à l’âme et au corps, pour les raisons qu’on a dites. Il faut doncque l’âme sensible agisse en quelque chose par elle-même. Elle est donc une substance qui subsiste par soi, et c’est par création qu’elle vient à l’être, non par génération naturelle.

     Il est dit néanmoins en sens contraire, en Gn 1, 20 : Que les eaux produisent le reptile à l’âme vivante ! Cela paraît montrer que les âmes sensibles des reptiles et des autres animaux sont l’effet des corps élémentaires.

     Il y a en outre un même rapport entre un père et son âme qu’entre un enfant et la sienne. Donc, en permutant, il y a un même rapport du corps de l’enfant à celui du père qu’entre l’âme de l’enfant et celle du père. Or il y a transmission (traducitur) du corps d’un enfant à partir de celui du père. L’âme de l’enfant est donc transmise à partir de celle de son père.

 

Réponse :

     Au sujet de la production des formes substantielles, les opinions des philosophes divergent.

     Selon certains, un agent naturel ne fait qu’apprêter une matière, mais la forme, achèvement ultime, vient de principes surnaturels. Il y a principalement deux arguments pour montrer la fausseté de cette opinion. 1/Comme l’être des formes naturelles d’ordre corporel ne consiste en rien d’autre qu’en leur union à une matière, il semble que leur production revienne au même agent à qui il appartient de transformer la matière. 2/Comme les formes de ce type ne dépassent pas la puissance, l’ordre, ni l’aptitude des principes qui sont à l’œuvre dans la nature, il ne semble aucunement nécessaire de ramener leur origine à des principes plus élevés ; aussi Aristote dit-il que la chair et les os sont engendrés par la forme qui est inhérente à telles chairs et à tels os : à son idée, un agent naturel ne fait pas qu’apprêter la matière, il amène la forme à l’effectivité (educit formam in actum), à l’opposé de la première opinion.

     Il faut cependant exclure l’âme rationnelle de cette condition générale des formes. Il s’agit en effet d’une substance subsistant par elle-même, et son être ne se réduit pas en conséquence au fait d’être unie à une matière. Elle ne pourrait autrement être séparée, ce dont son activité même atteste le caractère erroné, car celle-ci est le fait de l’âme par elle-même et sans contribution du corps (absque corporis communione). Or elle ne peut agir autrement qu’elle n’est : car ce qui n’est pas par soi n’agit pas par soi. Redisons que la nature intellectuelle dépasse tout l’ordre ainsi que l’aptitude (facultatem) des principes matériels et corporels : en faisant acte d’intellection, l’intellect peut aller au-delà (transcendere) de toute nature corporelle, ce qui  ne serait pas possible si sa nature était confinée dans les limites d’une nature corporelle.

     Or rien de tout cela ne peut être dit de l’âme sensible ou végétative : l’être de cette sorte d’âmes ne peut consister qu’à être unies à un corps. C’est ce qu’attestent leurs activités : celles-ci ne peuvent avoir lieu sans un organe corporel, et par conséquent elles n’ont pas d’être à part indépendamment du corps. Voilà pourquoi elles ne peuvent pas non plus se séparer du corps, ni être ramenées à l’être à moins qu’un corps n’y soit amené. Il s’ensuit que les âmes en question sont produites elles aussi de la même façon que le corps, par l’opération naturelle d’un géniteur (per actum naturae generantis).

     Affirmer qu’elles adviennent une à une par création semble revenir à l’opinion de ceux qui prétendaient que ce type d’âmes survivaient aux corps : les deux sont condamnés ensemble dans le livre des Dogmes ecclésiaux. Ces âmes ne dépassent pas l’ordre des principes naturels, comme on le voit si l’on examine leurs activités. Car l’ordre de celles-ci suit l’ordre des natures. Or nous trouvons des formes qui ne vont pas plus loin que ce qui peut advenir moyennant des principes matériels, telles les formes des éléments et des corps, mixtes qui ne dépassent pas l’action du chaud et du froid, et sont pour autant complètement immergées dans la matière.

     Mais, bien que l’âme végétative n’agisse pas si ce n’est moyennant les qualités susdites, son activité va jusqu’à un point que celles-ci n’atteignent pas, à savoir la production de la chair et de l’os, et la fixation d’un terme à la croissance, etc. Aussi est-elle confinée dans l’ordre des principes matériels, même si ce n’est pas autant que les formes précédentes.

     Quant à l’âme sensible, elle n’opère pas nécessairement moyennant le pouvoir du chaud et du froid, comme en témoigne l’action de voir ou d’imaginer, etc. De telles activités exigent néanmoins une exacte mesure (determinatum temperamentum) du chaud et du froid dans la constitution des organes sans lesquels elles ne peuvent s’accomplir, ce qui fait qu’elles ne dépassent pas totalement l’ordre des principes matériels, même si elles ne s’y trouvent pas autant réduites que les formes susdites.

     L’âme rationnelle, elle, produit une activité à laquelle le pouvoir du chaud et du froid ne s’étend pas, et elle ne l’exerce pas moyennant ce pouvoir, non plus qu’au moyen d’un organe corporel. C’est pourquoi elle est seule à dépasser l’ordre des principes naturels, ce qui n’est le cas ni de l’âme sensible des bêtes, ni de l’âme végétative des plantes.

 

1. Bien que l’âme sensible réponde à une même notion générique chez les humains et chez les bêtes, il n’y a cependant pas là identité de notion spécifique, de même que l’homme et la bête ne sont pas d’une même espèce animale. C’est pourquoi les activités de l’âme sensible sont même beaucoup plus nobles chez l’homme que chez les bêtes, comme l’attestent le toucher et la sensibilité proprioceptive (apprehensivis interioribus). Or des réalités spécifiquement différentes au sein d’un genre n’ont pas nécessairement la même manière de venir à l’être, comme en témoignent les animaux qui naissent d’une semence ou d’une putréfaction, lesquels sont d’un même genre, mais diffèrent spécifiquement.

2. Chez l’être humain, l’âme sensible n’est pas entendue comme une disposition, au sens où elle serait substantiellement autre que l’âme rationnelle, et disposerait à celle-ci : il n’y a chez l’homme qu’une distinction de faculté à faculté (potentia) entre la sensibilité et la raison (sensibile a rationali). Mais l’âme sensible de la bête se distingue de l’âme rationnelle de l’homme comme une forme substantielle d’une autre. Néanmoins, de même que les facultés sensible et rationnelle dérivent chez l’homme de l’essence de son âme, ainsi en va-t-il chez les bêtes et chez les végétaux. La différence est toutefois que chez les végétaux il ne dérive de l’essence de l’âme que des facultés végétatives, lesquelles donnent leur nom à l’âme ; chez les bêtes, le nom vient de ce qu’il y a non seulement des facultés végétatives, mais des facultés sensibles ; et chez l’homme de ce qu’il y a en outre des facultés intellectuelles.

3. La substance d’où dérive la faculté sensible, que ce soit chez les bêtes ou chez l’homme, est une forme substantielle, mais la faculté est ici et là un accident.

4. L’âme sensible n’est pas effectivement présente dans la semence sous la forme spécifique qui lui est propre, mais elle y est sous la forme d’un pouvoir actif (sicut in virtute activa) : c’est ainsi qu’une maison existe effectivement dans l’esprit (mente) du constructeur comme dans un pouvoir actif, et que les formes corporelles se trouvent dans les pouvoirs célestes.

5. Un instrument, on le comprend, est mû par un agent principal, aussi longtemps qu’il conserve le pouvoir que lui a conféré ce dernier : c’est pourquoi une flèche est mue par celui qui la tire aussi longtemps que demeure la force impulsée par celui-ci (vis impulsus projicientis). De même également qu’un être engendré tient de son géniteur son mouvement de corps lourd ou léger (movetur a generante in gravibus et levibus) aussi longtemps qu’il conserve la forme que ce dernier lui a transmise, la semence elle aussi est pour autant mue, on le comprend, par l’âme du géniteur aussi longtemps qu’elle conserve le pouvoir que celle-ci lui a conféré, bien qu’elle soit à l’état de corps séparé (licet corporaliter sit divisum). Or il faut que le moteur et le mû soient ensemble pour ce qui est du début du mouvement, et non pas pour ce qui est du mouvement total, comme on le voit dans le cas des corps lancés.

6. La force psychique du désir (vis appetitiva animae) ne peut commander que le corps qui lui est uni. C’est pourquoi une partie séparée n’est plus à la discrétion de l’âme désirante. Or la semence n’est pas mue par l’âme du géniteur par mode de commandement, mais par la transmission d’un certain pouvoir, qui demeure dans la semence même après sa séparation.

7. Les âmes sensible et végétative sont tirées d’une aptitude de la matière (de potentia materiae educuntur), tout comme les autres formes matérielles dont la production requiert un pouvoir de transformer la matière. Or le pouvoir séminal, bien qu’en défaut eu égard aux autres opérations de l’âme, a néanmoins ce pouvoir. De même en effet que la matière est transformée par l’âme, en sorte qu’elle soit assimilée à l’organisme par la nutrition (ut convertatur in totum in actione nutrimenti), de même elle l’est par le pouvoir susdit, en sorte que l’être conçu (conceptum) soit engendré. Rien n’empêche par conséquent que le pouvoir susdit contribue à cet égard à l’action de l’âme sensible de par le pouvoir de celle-ci.

8. Le pouvoir dont il est question a sa racine dans le vent qui est contenu dans la semence, comme dans son sujet. Presque toute la semence, selon Avicenne, est transformée en vent. C’est pourquoi, même si la matière corporelle à partir de laquelle l’être conçu se forme subit de nombreuses transformations au cours de la génération, le sujet du pouvoir susdit n’en est pas pour autant détruit.

9. De même que la chaleur agit comme l’instrument de la forme substantielle du feu, rien n’empêche qu’elle agisse comme instrument de l’âme sensible pour amener une âme sensible à l’effectivité, ce qu’elle ne pourrait opérer par son propre pouvoir.

10. La transformation de la matière n’est pas seulement accidentelle, mais aussi substantielle : l’une et l’autre forme préexistent en puissance dans la matière. C’est pourquoi un agent naturel qui transforme la matière ne cause pas seulement une forme accidentelle, mais substantielle aussi bien.

11. L’âme sensible, n’étant pas une réalité subsistante, n’est pas une essence définissable (quidditas), non plus que les autres formes matérielles : elle n’est que la partie d’une essence définissable, et son être est dans l’union à de la matière (concretione ad materiam). C’est pourquoi la production d’une âme sensible ne consiste en rien d’autre qu’à faire passer une matière de la potentialité à l’effectivité.

12. Moins une chose est parfaite, moins sa constitution requiert de choses. Par suite, comme les animaux engendrés par putréfaction sont moins parfaits que les animaux engendrés à partir d’une semence, il suffit dans le premier cas du seul pouvoir d’un corps céleste qui opère aussi dans la semence, bien qu’il ne suffise pas, en l’absence du pouvoir d’une âme, à produire la seconde sorte d’animaux : le pouvoir du corps céleste se retrouve en effet dans les corps inférieurs dans la mesure où il les transforme, au titre d’origine du changement (sicut a primo alterante). C’est pourquoi Aristote dit, dans son livre sur les animaux, que tous les corps inférieurs sont remplis de pouvoirs psychiques. Or, bien qu’il n’y ait pas de similitude spécifique entre le ciel et ces animaux qui sont engendrés par putréfaction, il y en a une néanmoins en ce que l’effet préexiste virtuellement dans la cause qui l’opère (causa activa).

13. Même si un corps céleste n’est pas vivant, il agit néanmoins par le pouvoir du vivant qui le meut, qu’il s’agisse d’un ange ou de Dieu. Il y a néanmoins des philosophes qui affirment qu’un corps céleste est animé et vivant.

14. Le pouvoir d’une substance spirituelle motrice se trouve dans le corps céleste et dans son mouvement non pas comme une forme de nature à avoir un être complet, mais sur un mode intentionnel, à la manière dont le pouvoir d’un art se trouve dans un instrument.

15. L’âme rationnelle, on l’a dit, dépasse totalement l’ordre des principes corporels. Il s’ensuit qu’aucun corps ne peut servir d’instrument pour sa production.

16. L’âme sensible, on l’a dit, n’est pas produite dans l’être conçu par l’action d’un corps, ni par séparation d’une âme, mais par l’action du pouvoir formateur que la semence tient de l’âme génératrice.

17. On nie qu’un pouvoir de connaissance soit un effet d’éléments si l’on entend par là que les pouvoirs élémentaires suffiraient à le causer, tout comme ils suffisent à causer la dureté ou la mollesse. Mais on ne nie pas qu’ils puissent y contribuer d’une certaine manière à titre instrumental.

18. L’âme sensible meut moyennant le désir. Or l’action du désir sensible ne relève pas seulement de l’âme, mais du composé. C’est pourquoi cette sorte de force (vis) a un organe précis. Il ne faut donc pas affirmer que l’âme sensible serait capable d’opérer sans aucune contribution du corps.

19. Un corps peut mouvoir sans être mû de l’espèce de mouvement dont il meut, bien qu’il ne puisse mouvoir sans être mû d’aucune manière. Un corps céleste en effet, qui se déplace, altère sans être altéré. Pareillement, l’organe du pouvoir de désirer cause le déplacement sans être déplacé, mais en subissant une altération. Car il n’y a pas d’activité du désir sensible qui se produise sans altération corporelle, comme en témoignent la colère et les passions de même sorte.

20. Une force motrice s’ensuivant d’un mouvement est une mobilité (dispositio mobilis) qui donne d’être mû par le moteur en question plutôt qu’elle n’est motrice par elle-même.

 

a.12

L’âme sensible et l’âme végétative sont-elles dans la semence dès le moment où elle est séparée ?

 

     Il semble que la réponse soit affirmative.

1. Selon Grégoire de Nysse (La création de l’homme, ch.26), « il y a deux opinions qui ne méritent pas d’être réfutées : celle de ceux qui imaginent que les âmes ont eu une vie antérieure dans un état et un ordre qui est le leur, et celle de ceux qui pensent qu’elles ont été créées après les corps ». Or, si l’âme n’a pas existé à son début dans la semence, il faut qu’elle ait été faite après le corps. Elle a donc été au départ dans la semence.

2. De plus, si l’âme sensible n’a pas été présente au départ dans la semence, non plus que l’âme rationnelle, la même raison vaudra pour les deux. Or l’âme rationnelle existe par création. L’âme sensible aussi par conséquent, alors qu’on a montré le contraire.

3. Aristote dit en outre au 2ème livre du traité sur la Génération des animaux (ch.4) que le pouvoir inhérent à la semence est comme un enfant sortant de chez son père. Or l’enfant est de la même espèce que le père. Le pouvoir inhérent à la semence est donc de la même espèce que l’âme sensible de laquelle il est dérivé.

4. Aristote dit au même endroit que ce pouvoir est comme un art qui, s’il se trouvait dans une matière, travaillerait à l’achèvement de l’artéfact. Or l’art détient la forme (speciem) de l’artéfact. Il y a donc dans ce pouvoir séminal la forme de l’âme sensible qui est produite par la semence.

5. Par ailleurs, la séparation d’une semence est naturelle, tandis que la section d’un animal pourvu d’anneaux est contre nature. Or, selon Aristote, l’âme est présente dans la partie détachée d’un tel animal sectionné. À bien plus forte raison par conséquent dans une semence séparée.

6. Aristote dit aussi à l’endroit cité que c’est le mâle qui donne l’âme dans la génération. Or rien ne sort du père en dehors de la semence. L’âme se trouve donc dans celle-ci.

7. De plus, un accident ne se transmet pas si ce n’est par la transmission (transfusionem) de son sujet. Or il y a des maladies qui se transmettent de parents à enfants, telles la lèpre, la goutte, etc. Leur substance se transmet donc aussi, mais ces substances ne sauraient être dépourvues d’âme. L’âme est donc au départ dans la semence.

8. Hippocrate dit par ailleurs que le sectionnement d’une veine jugulaire empêche la génération. Or ce ne serait pas le cas à moins que la semence ne soit comme par une action préalable séparée de l’ensemble du corps. Comme par conséquent ce qui est une partie effective d’animal est pourvu d’âme, il semble que ce soit le cas initialement de la semence.

9. Le même dit aussi qu’un cheval a été retrouvé décérébré à cause d’un excès d’accouplement. Or cela ne serait pas si la semence ne se séparait pas de ce qui est une partie effective. Même conséquence que précédemment.

10. Ce qui est superflu ne fait pas partie de la substance d’une chose. Si donc la semence est une superfluité, elle ne fait pas partie de la substance du géniteur, et pour autant l’enfant qui vient de la semence ne sera pas de la substance de son père, ce qui paraît irrecevable (inconveniens). La semence est donc de la substance du géniteur, et pour autant l’âme s’y trouve effectivement.

11. Tout ce qui est dépourvu d’âme est inanimé. Si donc la semence en est dépourvue, elle sera inanimée, et il y aura alors transmutation d’un corps inanimé en corps animé, ce qui paraît irrecevable. L’âme est donc au départ dans la semence.

     En sens contraire, Aristote dit au 2ème livre du traité De l’âme qu’il y a dans la semence et dans le fruit une potentialité d’animation, par quoi l’âme se trouve exclue (quae est abjiciens animam).

     De plus, s’il y a d’emblée une âme dans la semence, cela ne peut se faire que de deux façons : ou bien toute l’âme du géniteur est transmise dans la semence, ou bien elle ne l’est qu’en partie. Or les deux paraissent irrecevables : car dans le premier cas, il s’ensuit que l’âme ne demeure pas dans le père ; et dans le second, il s’ensuit qu’elle n’y demeure pas totalement. L’âme n’est donc pas d’emblée dans la semence.

 

Réponse :

     Certains ont été d’avis que l’âme était dans la semence dès le moment de sa séparation : à leur idée, tout comme le corps se sépare du corps, il y aurait aussi propagation d’âme à âme, en sorte que dès le stade du corps minuscule (statim cum particula corporis) il s’y trouve aussi une âme.

     Cette opinion ne paraît pas vraie car, d’après ce que prouve Aristote (Génération des animaux, I, 18-19), la semence ne se sépare pas du corps pour en avoir été une partie effective (actu pars), mais pour avoir été le superflu d’une fin de digestion (superflumm ultimae digestionis), du fait qu’elle n’avait pas encore été totalement assimilée en fin de compte (ultima assimilatione assimilatum). Or aucune partie d’un corps ne doit à l’âme d’être pleinement effective à moins d’être ainsi assimilée. Aussi bien n’était-ce pas encore le cas pour la semence avant sa séparation, au point que l’âme en eût été la forme.

     Il s’y trouvait néanmoins un pouvoir moyennant lequel l’action de l’âme l’avait altérée et amenée à être toute prête pour une assimilation  ultime (deductum ad dispositionem propinquam ultimae assimilationi). C’est pourquoi, après sa séparation, il ne s’y trouve pas d’âme, mais un certain pouvoir d’animation (aliqua virtus animae). Aussi Aristote dit-il au traité de la Génération des animaux (II, 3) qu’il y a dans la semence un pouvoir du principe d’animation (principii animae).

     En outre, si l’âme était dès le départ dans la semence, ou bien elle y aurait effectivement le caractère spécifique d’une âme, ou bien elle ne l’aurait pas, mais aurait celui d’un pouvoir qui se changerait par la suite en âme. La première chose est impossible parce que, l’âme étant l’effectivité d’un organisme, un corps ne peut être apte à l’animation (susceptivum animae) avant d’avoir une forme quelconque d’organisation (qualemcumque organizationem). Et même ainsi il s’ensuit que rien de ce qui est actif dans les semences ne va sans une certaine disposition de la matière, et en conséquence il n’y aurait pas de génération, puisque la génération ne suit pas mais précède la forme substantielle.

     À moins qu’on ne trouve à dire qu’il y a en dehors de l’âme une autre forme substantielle du corps, avec pour conséquence que l’âme ne serait pas substantiellement unie au corps : elle lui adviendrait après qu’il aurait été déjà établi dans son individualité (hoc aliquid consitutum) moyennant une autre forme. Il s’ensuivrait en outre que la génération d’un vivant ne serait pas une génération, mais une sorte de séparation : c’est ainsi que, séparé d’un bois, un morceau de bois devient pour de bon un bois (actu lignum).

     Quant à la seconde branche de l’alternative précédente, elle est impossible parce qu’elle aurait pour conséquence que la forme substantielle n’adviendrait pas dans la matière instantanément (subito), mais progressivement (successive). Il y aurait alors un mouvement substantiel, comme il y en a dans l’ordre de la quantité ou de la qualité, ce qui va à l’encontre du 5ème livre de la Physique d’Aristote. Les formes substantielles comporteraient même du plus et du moins, ce qui est impossible.

     Reste par conséquent qu’il n’y ait pas d’âme dans la semence, mais un certain pouvoir d’animation qui contribue à la production de l’âme du fait qu’il provient d’une âme.

 

1. Le corps d’un vivant tel qu’un lion ou un olivier n’est pas une âme, mais seulement une semence de corps, antérieurement à l’âme et au pouvoir qui conduit à l’animation (agit ad animam). Il y a en effet le même rapport de la semence à un tel pouvoir que du corps à l’âme.

2. Ce qui fait la différence entre l’âme rationnelle et les autres âmes, c’est que la première ne provient pas comme les secondes du pouvoir de la semence, même s’il n’existe au départ aucune âme dans la semence.

3. Le pouvoir en question n’est pas assimilé à un enfant quittant la maison de son père eu égard au fait de compléter l’espèce, mais eu égard à l’acquisition d’un complément dont l’un et l’autre ont besoin. Une perfection première est souvent révélée par sa ressemblance avec une perfection seconde.

4. L’assimilation du pouvoir en question à un art s’inspire de ce que, tout comme un artéfact  préexiste dans l’art comme dans un pouvoir actif, un être vivant à engendrer se trouve de la même manière dans le pouvoir formateur.

5. Le sectionnement d’un animal à anneaux est une violence contre nature en ce que la partie sectionnée était une partie effective, qui devait son achèvement à l’âme. C’est pourquoi le fait de trancher la matière fait que l’âme demeure dans l’une et l’autre partie, parce que, dans le tout, elle était effectivement une et potentiellement plusieurs. Cela se produit parce que, chez les animaux de ce type, le tout et les parties sont pratiquement semblables : leurs âmes en effet, étant moins perfectionnées que d’autres, n’exigent pas une grande diversité d’organes. Pour autant, une partie sectionnée peut être pourvue d’âme, dans la mesure où elle comporte suffisamment d’organes pour être pourvue d’une âme de cette sorte. C’est ce qui se produit aussi dans d’autres corps semblables, tels le bois et la pierre, l’eau et l’air. Aristote prouve par là (Génération des animaux, I, 18) que la semence n’avait pas d’existence effective avant sa séparation, parce que sa séparation n’eût pas été naturelle, mais une manière de corruption. Il n’est par conséquent pas nécessaire que la séparation de la semence fasse que l’âme s’y trouve conservée.

6. On dit que c’est le mâle qui donne l’âme dans la mesure où c’est dans la semence du mâle que se trouve le pouvoir de susciter l’animation.

7. Les maladies que l’on objecte ne sont pas transmises par la semence comme si elles s’y trouvaient effectivement, mais parce que leur principe s’y trouve, du fait d’une malformation (indispositionem)  de celle-ci.

8. Le sperme étant une sorte de superflu, il suit des voies qui lui sont propres, comme les autres superfluités : si on les lui coupe, la génération est empêchée, mais ce n’est pas parce que quelque chose qui en était une partie effective serait désagrégé.

9. Ce n’est pas de façon naturelle mais violente qu’un écoulement excessif de superfluités détruit quelque chose de déjà transformé : il en va de même d’un écoulement immodéré de sperme. Mais ce qui se produit contre nature ne doit pas être tenu pour s’ensuivre de la nature.

10. Bien que la semence, cette sorte de superflu, ne soit pas une partie effective de la substance du père, elle y est tout entière en puissance, et c’est pour cela qu’on dit qu’un enfant est de la substance de son  père.

11. Bien que la semence ne soit pas en état d’animation effective, elle n’en est pas moins potentiellement animée. Pour autant, elle n’est pas absolument dépourvue d’animation (inanimatum).

 

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