Michel Nodé-Langlois 3
Aristote – La génération des animaux, II, 3 (736a 24-737a 34)
Il faut à présent se demander et dire si, de ce qui est projeté au sein de la femelle, la semence ne fait pas partie des ingrédients dont se nourrit la chair (sômatôdés) de l’embryon conçu, s’il est vrai qu’elle opère par la puissance qui s’y trouve. Il faut déterminer si ce qui est constitué dans la femelle reçoit une part de ce qui pénètre en elle ou aucune. Quant à l’âme qui donne son nom à l’animal (car on est animal en raison de cette partie de l’âme qu’est la sensibilité), il faut déterminer si elle est ou non inhérente à la semence et à l’embryon, et d’où elle vient. On ne saurait en effet voir dans l’embryon un être inanimé dépourvu de toute forme de vie, car les semences et les embryons animaux ne vivent pas moins que les plantes, et ils sont jusqu’à un certain point capables d’engendrer. Qu’ils possèdent l’âme nutritive, c’est clair (et que celle-ci soit celle qu’il faut considérer comme la première, c’est clair d’après ce qui a été déterminé dans les autres traités sur l’âme), et il faut y ajouter l’âme sensible qui fait l’animal. Ce n’est pas en même temps que sont engendrés un animal et un homme, non plus qu’un animal et un cheval, et il en va de même chez les autres animaux : car c’est en dernier qu’est engendrée la forme achevée (télos), et la propriété spécifique (tò ídion) constitue la fin de toute génération. Quant à l’intellect, de ce fait, il est de la plus grande difficulté de savoir quand et comment une part en est reçue, et d’où vient ce qui a part à ce principe : il faut faire tout le possible pour le saisir, autant qu’on en a les moyens.
Pour ce qui est de l’âme nutritive, il faut affirmer que les semences et les embryons non séparés ne la possèdent qu’en puissance et non pas effectivement, avant qu’à l’instar de germes séparés ils prennent leur nourriture et accomplissent l’opération de cette sorte d’âme. D’abord en effet, ceux-là paraissent tous avoir une vie végétative. Il est clair qu’il nous faut en conséquence tenir le même propos sur l’âme sensible et l’âme intellective : toutes doivent en effet être possédées en puissance avant de l’être effectivement. Nécessairement, ou bien elles adviennent toutes alors qu’elles n’étaient pas là d’abord, ou bien elles préexistent toutes, ou bien c’est le cas pour les unes et non pas pour les autres. Ou bien en outre elles adviennent à la matière sans y entrer avec la semence du mâle, ou bien c’est de là qu’elles y viennent. Et dans le mâle, ou bien elles adviennent toutes de l’extérieur, ou bien ce n’est le cas d’aucune ; ou bien c’est le cas de certaines d’entre elles, et d’autres non. Qu’il soit en vérité impossible que toutes préexistent, les raisons suivantes le montrent. Dans le cas de principes dont l’opération (énergéïa) est corporelle, il est évidemment impossible qu’ils existent sans corps, comme de marcher sans pieds. Il est pour autant impossible qu’ils viennent de l’extérieur (thurathén) : n’étant pas séparables, ils ne sont pas de nature à pénétrer (autas kath’hautas eïsiénaï), et ils ne peuvent pas non plus entrer dans un corps, car le sperme est un résidu de la digestion (périttôma métaballousès tês trophês). Reste donc que seul l’intellect soit de provenance externe, et que seul il soit quelque chose de divin (théïon), car aucune activité physique n’a de part dans son activité à lui.
Au pouvoir (dunamis) de toute âme paraît donc contribuer un corps autre et plus divin (théïotérou) que ceux que l’on appelle les éléments. Mais comme les âmes diffèrent les unes des autres selon qu’elles sont plus ou moins nobles, cela entraîne une différence des natures. Il y a en effet dans la semence de tous les êtres de quoi rendre leurs semences fécondes : on l’appelle chaleur. Il ne s’agit pas de feu, ni d’une puissance de cette sorte, mais d’un vent (pneûma) enveloppé dans l’écume (aphrôdéï) qu’est le sperme, et d’une nature inhérente à celui-ci, analogue à l’élément astral. Le feu n’engendre donc en rien l’animal, et l’on n’en trouve aucun qui soit constitué de produits de combustion, qu’ils soient humides ou secs ; c’est le fait de la chaleur du Soleil et de celle de l’animal, celle non seulement du sperme, mais de tout autre résidu produit naturellement qui renferme aussi le principe vital. On voit par là que la chaleur animale n’a pour principe ni le feu ni ce qui en vient.
Quant au corps de la semence génératrice (gonês) – en qui advient aussi (sunapérkhétaï) ce qui est de l’ordre du principe psychique, lequel est soit séparable du corps, chez les êtres qui renferment quelque chose de divin (ti théïon) (tel est ce qu’on appelle intellect), soit inséparable – ce corps, dis-je, se dissout et s’évapore, étant de nature humide et aqueuse. Aussi ne faut-il pas toujours chercher à le voir sortir à l’extérieur, ni avoir la moindre place dans la morphologie, de la même façon que la présure n’est pas une partie du lait caillé : elle est en effet transformée, et ne fait en rien partie des masses qu’elle rassemble.
Quant à la manière dont l’embryon et la semence possèdent l’âme ou ne la possèdent pas, on l’a déterminé : ils la possèdent potentiellement, et non pas effectivement.
Le sperme étant un résidu, mû du même mouvement que celui qui fait croître le corps en répartissant la nourriture complètement digérée, lorsqu’il entre dans l’utérus, il rencontre et active le résidu de la femelle en lui communiquant le mouvement duquel il était mû lui-même. Le résidu en question contient toutes les parties du corps (moria), mais seulement en puissance, et non pas effectivement, et en outre, potentiellement aussi, les parties qui font la différence entre la femelle et le mâle. De même en effet que de parents difformes viennent des enfants qui tantôt sont difformes, tantôt ne le sont pas, de même d’une femelle vient tantôt une femelle, tantôt, au contraire, un mâle. La femelle est en effet une sorte de mâle contrefait, et les menstrues sont une semence, mais qui n’est pas pure. Car il y a une seule chose qu’elle n’a pas, c’est le principe de l’âme. C’est pour cela que chez les animaux qui font des œufs clairs, l’œuf pondu recèle les parties de l’un et de l’autre, mais ledit principe ne s’y trouve pas, et pour autant il n’en naît pas d’être vivant. Ce principe en effet, c’est la semence du mâle qui le détient. Et quand le résidu de la femelle reçoit ce principe en partage, un embryon se forme.
Thomas d’Aquin – Summa contra Gentiles
Ce par quoi quelque chose qui est en puissance vient à être effectivement, c’est sa forme (forma) et son effectivité (actus). Or c’est par l’âme que le corps passe de la potentialité à l’effectivité : vivre est en effet l’être du vivant (esse viventis), mais avant l’animation, la semence n’est que potentiellement vivante, et c’est par l’âme qu’elle le devient effectivement. L’âme est donc la forme du corps animé (L. II, ch.57, n°14).
L’être autant que l’agir ne sont le fait ni de la seule forme ni de la seule matière, mais du composé (conjuncti) (L. II, ch.57, n°15).
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