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Michel Mahé

Philosophie et théologie : la personne humaine à la lumière du Verbe incarné.

 

Introduction : La notion de personne, sa définition, son champ d'application, s'avère bien plus obscure qu'on pourrait le croire de prime abord. S'il semblerait que pour chacun, tout du moins dans notre culture européenne contemporaine, personne désigne l'individu humain, nous rappellerons toutefois que cette affectation ne signifie peut-être pas une identification pure et simple puisque certains militent ou envisagent simplement l'extension de l'appellation à d'autres êtres, mammifères marins, singes anthropoïdes ; que d'autres refusent cette appellation à quelques représentants de l'espèce humaine – et il n'est pas nécessaire de remonter au temps où le nazisme hiérarchisait les hommes – puisque l'embryon humain n'est pas considéré comme tel,  permettant ainsi, rien qu'en France, l'élimination de plus de 200000 d'entre eux par an.

     En outre, quand bien même nous pourrions trouver un consensus philosophique pour affirmer que la personne est l'individu humain singulier, nous devrions constater la divergence relative quant à ce qui fait qu'un homme est une personne, à ce que nous appellerons le 'principe prochain de la personnalité'. Ces divergences ne s'avèrent finalement pas si profondes que cela puisque les principales tentatives de définition qui nous permettraient de remonter à ce principe prochain s'entendent sur une approche que nous qualifierons d'essentialiste : le principe prochain de la personnalité, ce par quoi l'homme singulier est une personne, relève d'un attribut essentiel ou de la totalité de la nature intégrée sous cet attribut. A ce moment-là nous pouvons nous demander si de telles définitions permettent vraiment de surmonter les critiques de l'anti-spécisme qui reproche aux hommes de perpétuer l'attitude discriminatoire arbitraire qu'adoptèrent en leur temps les Blancs, les mâles humains. Car l'affectation de la personnalité à la seule espèce humaine signifie que celle-ci possède une valeur morale, une dignité supérieure à celle reconnue aux autres animaux. Cette  dignité entraîne la condamnation d'actes commis à l'encontre de l'homme. Mais l'attribution de la personnalité à lui seul permet à l'homme de continuer d'exploiter, d'élever dans des conditions éprouvantes, scandaleuses, d'abattre en chaîne et de consommer des êtres qui souffrent. L'inanité de ces diverses hiérarchies finit par apparaître au grand jour, et, selon l'anti-spéciste, viendra un temps où les hommes reconnaîtront l'équivalence fondamentale de tous les animaux, et cesseront enfin de les exploiter, de les maltraiter et de les manger.

     Nous continuons de penser que la personnalité, et toute la dignité qui en découle, ne peut s'attribuer qu'à l'homme – ce qui ne légitime pas pour autant les comportements condamnables parfois exercés à l'encontre d'animaux –, ,ce qui se justifie par le principe prochain de personnalité qu'il faut parvenir à déterminer objectivement. Devant l'insuffisance manifeste de ce que nous avons appelé le point de vue essentialiste, nous souhaitons nous laisser éclairer par une autre source de sagesse, la théologie du Verbe incarné. Les limites imposées à ce texte ne permettent pas de justifier une telle invocation, mais nous demandons la bienveillance du lecteur auquel nous signalons que nous n'entendons pas utiliser des données révélées dans le développement proprement philosophique de notre propos, mais simplement nous laisser éclairer par un enseignement que la raison ne peut rejeter que de façon très arbitraire. Dans l'enseignement que l’Église propose quant au Verbe incarné, nous pensons trouver des éléments qui peuvent nous orienter vers une autre piste conduisant à la reconnaissance du fameux principe prochain de la personnalité. Nous parlons bien d'enseignement de l’Église et non pas d'enseignement théologique en général, l'identification n'étant pas effective : toute proposition théologique n'est pas accréditée par l’Église, instituée gardienne du dogme et de la tradition. Nous nous appuierons, quand cela s'avérera utile, sur certains développements proposés par Thomas d'Aquin que l’Église considère toujours comme un de ses maîtres en théologie. En procédant ainsi nous souhaitons pratiquer ce que l’Église demande, et notamment avec 'Fides et ratio', de philosopher à l'ombre de la Sagesse1, et d'éclairer le mystère de l'homme à la lumière du Verbe incarné2. Nous ne pouvons pas justifier ceci maintenant, mais nous pensons que la sortie de la crise métaphysique vécue par l'homme occidental contemporain est bien due à la séparation arbitraire entre théologie et philosophie, foi et raison, sur laquelle Descartes et ses successeurs insistent comme si la pratique de la connaissance naturelle l'exigeait.

     Nous espérons, en acceptant un tel éclairage, trouver des éléments solides pour justifier la valeur inamissible et véritablement universelle de la personne, qui permettra, peut-être, de lutter contre la réduction progressive, ou l'extension abusive de la notion de personne qui conduira à ne plus savoir ce qu'elle désigne et à commettre les pires exactions contre les hommes, les embryons, les enfants, les malades, les handicapés, les vieillards, etc.

 

I) Les limites des approches essentialistes de la personne humaine :

           

            A) Approches essentialistes de la personne humaine :

     L'assimilation de la personne à l'individu humain semble susciter un certain accord philosophique moderne et actuel. Ainsi une des formulations de l'impératif catégorique permet de reconnaître que  Kant considère comme une personne chaque représentant de l'humanité, comme on peut le lire dans une des formulations de l'impératif catégorique3. Quand il s'agit de dégager le principe prochain de la personnalité, ce philosophe nous oriente vers des considérations morales relatives à la distinction de l'humanité vis-à-vis de tous les autres êtres. Inscrits dans la nature phénoménale strictement déterminée, ceux-ci sont entièrement soumis à la nécessité. Le monde phénoménal exclut la liberté qui ne se manifeste que dans l'homme susceptible de ne pas suivre ses inclinations naturelles, appétitives, animales, mais d'adopter des comportements réglés par des maximes qu'il se donne lui-même. En fait le propre de l'humanité est la capacité à obéir à la loi morale, transcendantale, qui enjoint à se défaire de toute autre détermination que celle-ci. Cette aptitude à se libérer de tout déterminisme, quel qu'il soit, distingue l'homme de la nature – le monde phénoménal – et fonde la dignité de celui-là.

     Notre intention n'est pas d'effectuer une critique serrée de cette philosophie, nous nous contenterons de dégager quelques points faibles. L'homme du personnalisme kantien subit une très sérieuse réduction. Il devient pure volonté autonome, raison pure, dans l'exclusion de tout ce qui constitue une grande partie de sa nature, soit son corps, ses sentiments, mais aussi son histoire, ses projets de vie. L'injonction, pour être moral, à ne plus se laisser dominer par ses appétits, ses passions, se comprend, bien qu'il soit très difficile d'y parvenir parfaitement. Mais disqualifier la valeur morale d'une action sous prétexte qu'une intention non désintéressée est venue subrepticement s'insérer entre l'intention d'obéir scrupuleusement à la loi et la réalisation effective de l'action est excessif. La morale kantienne, qui, pour être accomplie dans sa pureté – si tant est qu'elle puisse l'être – requiert un temps particulièrement long qui porte au-delà des limites de la vie naturelle, paraît irréalisable. En outre il semble naturel que l'homme agisse en vue d'une fin qui ne peut pas être que l'obéissance à la loi, surtout s'il n'est pas assuré d'atteindre par cela le bonheur auquel elle devrait conduire, mais d'une façon particulièrement difficile. L'homme, comme tout être, tend vers le bonheur, soit l'épanouissement de sa propre nature. Redresser cette tension des biens apparents au seul vrai bien, l'épanouissement de sa nature spirituelle, est déjà énorme. Lui demander ensuite d'agir sans surtout penser à cette fin, ce qui l'empêcherait de l'atteindre, semble déshumanisant, car coupe l'homme de sa nature. L'homme épanoui de Kant ne paraît plus très humain.

     En outre, certains critiques de la morale kantienne estiment qu'elle rendrait possible le refus de la dignité de personnes à certains individus humains. Kant distingue, à juste titre car aucun vivant n'est son espèce, l'homme et l'humanité et attribue le principe de la dignité à l'essence, comme nous le lisons dans la formulation rappelée plus haut. On peut considérer qu'il voit en l'humanité le principe prochain de la personnalité qui confère la dignité et exige le respect. Mais cette humanité est la capacité à se laisser conduire par la loi morale. Or qu'en est-il des représentants de l'espèce humaine qui ne sont pas, plus, capables de suivre ainsi la loi, de se libérer des autres déterminations naturelles ? C'est le fond de la critique de Spaemann qui considère que les conceptions de la personne définies par la possession actuelle de la nature humaine, soit rationnelle, – et la définition kantienne en fait partie – pourraient conduire à refuser la personnalité à ceux qui ne manifesteraient pas, plus, la possession de cette nature, notamment les embryons, les handicapés, etc4. Kant n'est certainement pas allé jusque là, mais il est possible d'envisager un tel développement de sa philosophie morale fondée sur une idée de l'homme plutôt que sur l'homme tel qu'il apparaît, comme le signale à juste titre M. Nodé-Langlois5.

 

Ces deux auteurs présentent deux personnalismes réalistes très proches opposés au kantisme, mais M. Nodé-Langlois montre plus précisément en quoi son anthropologie s'enracine dans une analyse précise du réel. En outre, nous verrons que Spaemann propose des prolongements que, nous semble-t-il, M. Nodé-Langlois ne pourrait partager.

Spaemann identifie aussi la personne à l'homme individuel, mais il refuse de réduire celle-là à la possession actuelle de certaines caractéristiques, notamment la conscience de soi exacerbée abusivement depuis Descartes. Car, nous venons de le voir, l'appellation risque d'être déniée à ceux qui ne possèdent pas, ou plus, ces caractéristiques, comme l'enfant à naître, le débile profond, le vieillard. L'homme n'appartient pas à son espèce comme n'importe quel autre être à la sienne. Le maître mot du personnalisme de Spaemann est 'transcendance'.

     La personne est bien évidemment irréductible à un simple moyen, mais aussi à tel ou tel contexte. Elle transcende sa nature à l'encontre de l'animal instinctif qui se réduit à la sienne. Bien que manifestant une nature spécifique, l'homme peut se déterminer par rapport à elle. De plus, il n'est pas définitivement enfermé dans son histoire, dans le tissu de ses actions, notamment mauvaises, dont il ne pourrait se libérer sans l'espérance du pardon qui restaure la liberté et la possibilité de redonner un juste sens à son histoire. Le pardon est ce par quoi l'offensé respecte la transcendance de la personne du fautif en refusant de le réduire à sa faute. Le pardon fait renaître la personne. Il s'agit d'un acte créateur, recréateur. Ce n'est pas un hasard si le modèle est le pardon du Christ en croix. Plus généralement, l'homme ne se réduit pas à ses actes, même libres.

     La promesse manifeste la transcendance de l'être personnel, irréductible aux circonstances, aux humeurs et états actuels. On s'engage à demeurer fidèle à un engagement malgré les modifications à venir. La promesse fait la personne car celle-ci, en elle-même, est promesses. La promesse conjugale en est le modèle. On s'engage dans ses développements à venir à veiller à permettre la fidélité, à demeurer compatible à l'autre, dans ses développements. On ne s'abandonne pas au hasard ; on s'engage à une certaine maîtrise.

     Personne désigne ainsi une unité de déterminations multiples, qui les dépasse. Elle est celles-ci sans se réduire à leur somme. Elle possède ces qualités mais sa réalité de personne n'est pas leur conséquence. La personne est plus que l'empirique : on sait qu'untel est personne sans le connaître encore.

     On n'est pas personne car affirmé telle par les autres, mais parce qu'on est homme. Et, selon Spaemann, ce n'est pas du spécisme, car personne ne définit pas une espèce, mais l'être même de l'homme. La personne reste un individu, le centre d'un point de vue singulier qui se confronte, s'oppose à d’autres points de vue. On ne reconnaît pas que l'autre est personne comme on reconnaît une similitude spécifique. La personne est unique et non interchangeable. Nulle personne n'en vaut une autre, plus ou moins qu'une autre, que plusieurs personnes. En revanche, une démarche supplémentaire, un acte de volonté, s'avère nécessaire pour reconnaître l'autre dans sa valeur, sa dignité de personne.

     La personnalité est intersubjectivité. On est personne au milieu d'autres personnes, par d'autres personnes. Tout homme naît personne et on l'aide à s'épanouir comme telle, cherchant à ce que la nature, l'histoire ne contrarient pas ce développement. Les contrariétés ne sont pas des suppressions de la personne, mais des empêchements. L'enfant à naître, le vieillard, le handicapé profond, le monstre moral, sont des personnes même si telle ou telle caractéristique essentielle fait défaut. Le 'je', le 'untel', reste même si les qualités remarquables disparaissent. C'est relativement à cela qu'on parle de personne. Mais être personne est une caractéristique de l'homme qui exige certaines attitudes. On n'est pas personne comme on est homme, vivant, etc.

 

     En ce qui concerne le principe prochain de la personnalité, Spaemann nous oriente toutefois vers deux caractéristiques. D'abord la conscience morale qui permet de juger les actes, les siens notamment. Elle est unique, propre à la personne unique, et pourtant objective. Ni infaillible, ni nécessitante, elle n'en est pas moins impérieuse. La conscience est la dignité de la personne, son sanctuaire. Elle est absolue, ce qui ne signifie pas qu'elle fonde le bien, le vrai, mais qu'elle peut détacher de tout intérêt individuel, ouvrir aux autres, se soumettre à une vérité à laquelle elle adhère librement. L'erreur de la conscience n'est pas le défaut intellectuel mais le fruit d'une perversion. Du fait de la transcendance indiquée plus haut, la conscience peut se réveiller, se redresser ; la personne rompre avec le mal.

     Ensuite la liberté qui s'exprime dans l'accomplissement de sa nature. La liberté se manifeste dans l'attention à l'autre en tant qu'autre, irréductible à un objet de son monde propre, et dans l'amour spontanément décentré ; soit dans la reconnaissance de la valeur de l'autre en tant que personne, plutôt que dans l'autonomie qui signifie souvent une rupture artificielle au monde, un retour sur soi.

 

      Comme nous le signalions plus haut, M. Nodé-Langlois partage l'essentiel de ces derniers développements. Pour lui aussi la personne, c'est l'homme, le membre de l'espèce humaine, mais qui demeure libre par rapport à celle-ci, soit capable de se déterminer soi-même, en surmontant toute détermination, y compris essentielle. Nous retrouvons l'idée de transcendance. L'essence constitue donc un principe de personnalité : « C'est une certaine nature spécifique qui fait d'un individu une personne, et le rend capable de s'accomplir en tant que tel. Cette nature permet de définir ce qu'est essentiellement une personne, soit son essence, explicitée dans la formule de Boèce : 'substance individuelle de nature rationnelle'. »6 La transcendance de la personne vis-à-vis de la nature n'invalide pas ceci, mais constitue un autre principe de la personnalité : « La liberté [...] fait la personne. »7

     M. Nodé-Langlois précise un troisième principe de la personnalité, Dieu, la cause libre qui crée la personne, être libre. Dieu est principe mais aussi fin. La personne s'accomplit dans la connaissance de Dieu. Puisque la personne est individuelle, elle doit être aussi relationnelle. Le philosophe vérifie la dimension relationnelle de la personne par une juste analyse de l'être : la création montre la relation entre l'homme et Dieu, et la différence sexuelle montre l'essentielle relation entre mâle et femelle.

     Ces divers exposés achevés, nous pouvons revenir à leur portée et leur valeur.

 

            B). Les limites des personnalismes essentialistes :

     Nous n'insisterons pas sur la conjonction des critiques tout à fait pertinentes émises par les deux derniers philosophes cités contre le personnalisme idéaliste. Nous n'insisterons pas sur les divergences entre leurs personnalismes, mais sur ce que nous considérons comme des points communs, sur lesquels nous souhaitons revenir.

     L'un ou l'autre modèle distingue personne et essence spécifique mais assimile personne et individu humain. Pourtant, lorsqu'il s'agit de définir ce que nous avons nommé le 'principe prochain de la personnalité', ils distinguent telle ou telle caractéristique essentielle, qu'ils réduisent ou pas ce principe à ces caractéristiques. Il s'agit des facultés intellectuelles ; de la conscience de soi, d'une certaine intériorité concomitante à celle-ci, de la liberté, inséparables des facultés intellectuelles. Ce dégagement consiste à valoriser l'espèce humaine, par ses caractéristiques que nous pourrions appeler ses plus nobles.

     Or la fondation de cette valorisation sur ces caractéristiques est justement la pierre d'achoppement de certains. Existe-t-il des critères objectifs qui justifient une telle valorisation ? Les anti-spécistes considèrent bien évidemment que non. Nous signalions plus haut que la hiérarchisation qui conduit à situer l'homme au sommet de la nature, est considérée comme arbitraire. En fait, l'anti-spécisme n'effectue qu'une seule césure dans le réel, entre le vivant, sensible, et le non-vivant. Le seul critère de valeur est la souffrance. Tous les animaux souffrent et, pour cela, méritent le respect : « La douleur et la souffrance sont des choses mauvaises par elles-mêmes et elles doivent être prévenues ou minimisées, quels que soient la race, le sexe ou l'espèce de l'être qui souffre. La gravité d'une douleur dépend de son  intensité et de sa durée, mais une douleur d'une intensité et d'une durée données est aussi grave, qu'elle soit ressentie par un humain ou par un animal. »8

     Aux anti-spécistes, nous pouvons répondre qu'il existe un critère objectif qui justifie la valorisation de l'homme, et, plus particulièrement, sa dimension spirituelle, caractérisées par ses facultés intellectuelles, sa capacité à aimer, sa liberté. Il se trouve dans la reconnaissance nécessaire de l'existence de Dieu, Esprit, qui crée le monde et l'ordonne à lui. La hiérarchie est alors naturelle. Mais l'anti-spécisme souffre des carences métaphysiques inaugurées par l'idéalisme moderne qui a contribué au développement du matérialisme moderne et contemporain. En revanche il est certain que le personnalisme idéaliste, qui n'enracine la valeur de l'homme que dans ces caractéristiques spirituelles, quitte à les opposer radicalement à la nature paraîtra plus caractéristique des méfaits du spécisme et plus immédiatement compréhensible à l'anti-spécisme qui le rejettera avec d'autant plus de force. Descartes n'est pas le philosophe dont Singer se sent le plus proche.

 

     Un autre risque de dégager des caractéristiques essentielles qui seraient considérées comme le principe prochain de la personnalité est de conduire, si on pense les retrouver hors de la nature humaine, à étendre l'attribution de la personnalité à d'autres espèces vivantes. Certains éthologues et  anthropologues n'hésitent plus, expériences à la clé, à effacer les frontières spécifiques, à réduire les différences de nature à des différences de degré. Mais sans tenir compte des intentions idéologiques manifestes, il semble évident que l'intelligence, la liberté, voire la conscience de soi peuvent trouver des échos dans les espèces animales les plus évoluées, grands singes anthropoïdes, mammifères marins, oiseaux9. Ce sont justement certains de ces animaux que les militants de l'expansion de la personnalité hors des limites de la nature humaine veulent promouvoir.

     Leur position résonne avec des propos très surprenants de Spaemann qui envisage de reconnaître la personnalité des dauphins, qu'ils estime « doués d'une intériorité sensible […] de rationalité et de conscience de soi »10, et capables, fait apparemment déterminant pour l'auteur, « de sauver des hommes de la noyade. »11 Il semble qu'on soit effectivement conduit à conclure ainsi dès lors qu'on assimile le principe prochain de la personnalité à des caractéristiques mais aussi si l'on se donne une conception trop large de la transcendance qui, chez le philosophe allemand, mène même à détacher la personnalité de l'espèce humaine.

     Pour lutter contre cette ouverture qui ne favorisera certainement pas la reconnaissance de la dignité humaine, notamment en ses plus faibles, qui ne vaudront pas plus qu'un dauphin à naître et certainement moins qu'un dauphin adulte12, il faut revenir à une compréhension plus précise de ce qu'est l'homme, et de ses différences avec les autres vivants.

 

     Michel Nodé-Langlois évite cette extension en précisant que la transcendance de la personne signifie que l'individu n'est pas soumis à un déterminisme essentiel, sans pour autant totalement détacher la personnalité  de la nature humaine, de manière à l'associer à une autre espèce animale. Il identifie radicalement, sans séparation possible, la personne à l'homme singulier. Mais cette identification ne nous éclaire pas encore sur le principe prochain de la personnalité, et n'évite pas les problèmes déjà soulevés.

     Ce principe prochain ne peut être la substance seconde, l'essence humaine, car il ne pourrait y avoir d'autres personnes que les hommes. Cette conséquence empêcherait certes de parler de 'personnes animales', mais la théologie naturelle, tout comme la tradition chrétienne, à laquelle on doit les plus profonds et plus fondamentaux développements sur la personne, affirment l'existence de personnes non humaines. La seule philosophie peut conclure à l'existence d'un dieu personnel, et la Révélation enseigne l'existence de personnes divines et de personnes angéliques.

     Pas plus que la substance seconde, le principe prochain de la personnalité ne peut en être quelque attribut, comme le laissent entendre les développements proposés par M. Nodé-Langlois qui ne se distinguent alors pas fondamentalement de ceux de Spaemann, et ne peuvent donc éviter des conséquences logiques analogues. Ainsi quand celui-là pense la liberté de l'individu comme principe prochain, il ne peut empêcher, comme cela s'est effectivement passé, que la personnalité puisse être attribuée à d'autres espèces qui présenteraient ces mêmes attributs, et ne soit plus, parmi les espèces vivantes, le propre de l'homme. Il en est de même lorsque M. Nodé-Langlois écrit que la personne humaine est relation, en évoquant la relation avec le Créateur et la différence sexuelle. Il nous incite à envisager l'attribut substantiel qu'est la relation comme principe prochain de la personnalité. Mais cela ne nous paraît pas concluant, car les relations indiquées concernent toutes les créatures qui tendent naturellement vers Dieu, leur principe et leur fin, d'une part ; tous les vivants qui relèvent d'espèces sexuellement différenciées, d'autre part13.

     La singularisation sur laquelle insiste ce philosophe permet d'envisager que le principe prochain de la personnalité est alors la nature humaine individuelle14, celle-là même qui existe, par laquelle, seule, la substance seconde est réalisée. Il y a personne car il y a une nature humaine individuelle. Cette identification demande encore de déterminer exactement en quoi, par quoi, celle-ci fait la personne. Nous ne poursuivrons pas plus loin la recherche dans cette direction car nous pensons, au contraire d'une conception finalement courante, que le principe prochain de la personnalité ne relève pas de la nature humaine spécifique ou individuelle. Il n'y a rien dans cette nature humaine qui soit ce principe prochain de la personnalité. En fait la nature permet de préciser de quelle personne il s'agit. Quand nous parlons de personne, à propos d'un homme, nous omettons toujours le qualificatif 'humaine', l'incluant implicitement dans la désignation, alors qu'il apporte une précision importante. Il ne s'agit d'une tautologie que si on ignore, refuse ou oublie qu'on peut être personne sans être homme, ce qui est le cas des personnes divines, une ou trois, des anges. Nous reviendrons plus loin sur la question des possibles personnes animales.

 

     Le principe prochain de la personnalité doit donc être recherché ailleurs que dans la nature, spécifique ou individuelle. Effectivement, il ne peut être trouvé que du côté de la substance première, c'est-à-dire de l'individu réel, existant. Cette affirmation, contenue dans la fameuse définition de Boèce, est partagée par tous les philosophes évoqués dans ces pages. Mais il n'empêche qu'ils n'ont pas pour autant dépasser le point de vue essentialiste, dont nous venons de préciser les limites. Nous pensons qu'un des éléments constitutifs de l'individu humain est trop négligé, alors même qu'il lui est strictement propre, c'est son acte d'être, son esse, particularisé par sa nature individuelle.

      Nous soutenons cette affirmation par l'enseignement chrétien traditionnel qui nous apprend que si on ne peut pas être une personne humaine sans être un homme, puisque personne humaine signifie, comme nous venons de le rappeler, une personne dont la nature est humaine, on peut être un homme sans être une personne humaine. Le Verbe, la seconde personne de la Trinité divine, assume une nature humaine individuelle et devient Jésus de Nazareth, un individu humain, unique, en tout point semblable à n'importe quel autre individu humain, excepté le péché, et la personnalité humaine. Il est une personne divine. L'Eglise, contrainte par diverses hérésies, a précisé qu'en lui s'unissaient sans se confondre deux natures, sous l'unité de la personne, celle du Verbe, divine et non humaine15. Il n'y a aucune personne humaine dans le Christ. Ces développements sont de foi, mais nous avons décidé de nous laisser éclairer par cet enseignement pour voir ce que nous pouvons en retirer pour notre philosophie de la personne.

 

II) Le Mystère du Verbe incarné :

 

A). Ce qu'apporte le Verbe dans l'Incarnation :

     Selon l’Église, avant l'Incarnation, le Verbe possède une nature, divine, qui demeure pleinement quand il assume une nature humaine individuelle. A l'encontre des anges qui utilisent un corps, donnant l'impression d'humanité le temps de leur mission, pour s'en défaire après, le Verbe devient vraiment un homme. La nature humaine assumée lui demeure indéfectiblement attachée aussi longtemps qu'il le veut soit, selon la Révélation, pour l'éternité. Aucune nature n'absorbe l'autre, une nouvelle ne naît pas de leur fusion qui ne s'effectue pas. Le Verbe incarné, Jésus, possède dès lors deux natures. Il est totalement Dieu et totalement homme.

      En revanche cette dualité des natures ne signifie pas celle de personnes. L'union des deux natures s'effectue dans la personne divine qui existe de toute éternité. Une seule personne, le Verbe, éternellement Dieu, est dorénavant homme. L'Incarnation signifie la création d'un homme nouveau, Jésus, mais pas d'une personne nouvelle qui naîtrait d’une fusion de personnes, pas plus qu'elle ne signifie la juxtaposition de deux personnes. La personne de nature divine reste unique bien qu'elle assume, par la puissance divine, une nature qui n'était pas la sienne. Il n'y a donc pas de personne humaine dans le Christ ; le Christ n'est pas une personne humaine.

 

     De cet enseignement, nous pouvons considérer que pour permettre cette unicité de personne, le Verbe, par son Incarnation, n'a pas 'énucléé' une personne humaine pour en faire une nature humaine individuelle dépersonnalisée afin de pouvoir l'assumer. Non seulement cela serait monstrueux, car destructeur d’un être singulier unique, mais cela ne se pourrait pas. Une nature humaine individuelle n'existe qu'en tant que nature de cette personne-ci. L''énucléation' d'un quelque chose qui en faisait une 'personne' entraînerait la destruction de cette nature humaine individuelle, en tant que cette nature-ci. De même, la nature humaine individuelle assumée par le Verbe, qui n'est certainement pas l'unique qui aurait pu lui convenir, est assurément uniquement convenable à lui, 'le plus beau des enfants des hommes'. Il n'en a dépossédé aucune personne.

     En outre la nature humaine individuelle du Christ n'existait pas avant que la personne du Verbe l'assume, pas plus que n'importe quelle autre nature humaine individuelle avant d'être celle d'une personne. La nature humaine individuelle assumée par le Christ n'est pas, par elle-même, une substance, soit subsistante.

     Enfin, la nature humaine individuelle assumée par le Verbe dispose de tous les éléments caractéristiques de l'humanité, telle que la manifeste n'importe quel autre individu humain : un corps complet et une âme complète, avec toutes ses facultés, mêmes intellectuelles. Rien de ceci que possède le Christ n'est dû à sa nature divine, sinon il ne serait pas un homme.

 

     C'est parce la Tradition enseigne que le Christ est pleinement homme, soit possède une nature humaine individuelle propre, intégrale, sans être pour autant une personne humaine, que nous nous sentons en droit d'affirmer que rien de ce qui constitue celle-là, son corps, son âme, leur composé, les facultés intellectuelles qui définissent le plus adéquatement l'humanité ne peut être considéré comme principe prochain de sa personnalité humaine. Ce qui est tel pour lui, homme, nous semble pouvoir être généralisé à tout homme.

     Que le Christ soit un homme sans être une personne humaine nous permet donc, d'une part,  d'envisager une distinction réelle entre personne et nature humaines, celle-là ne constituant ni un accident, ni un attribut de celle-ci, comme nous le pressentions plus haut, et, d'autre part, de rechercher le principe prochain de la personnalité dans ce que le Verbe dans l'Incarnation apporte d'autre que sa nature humaine individuelle. En effet, ce qui, en lui, se distingue de la nature humaine devrait nous aider à comprendre ce qui, en nous, n’est pas la nature humaine individuelle et ferait qu'il y a personne.

 

     La science sacrée nous enseigne que le Verbe est pleinement Dieu. En s’incarnant, il apporte donc cette nature divine unique.

     En outre, une seule personne divine s'incarne16. Les trois personnes ne sont qu’un seul Dieu, mais chacune possède des caractéristiques qui lui sont propres, et qui n’appartiennent pas aux deux autres. Ainsi le Verbe, est-il le Fils, l’unique engendré de la Sainte Trinité. Dans son Incarnation il apporte donc ce qu’il est en tant que personne unique, différenciée des deux autres, mais qui n’est pas sans ses liens nécessaires et éternels avec le Père, l’inengendré principe et fin absolus ; avec l’Esprit, amour spiré de leur relation réciproque. Que l'unité indivisible de Dieu se manifeste dans une trinité de personnes réellement distinctes, d'une part, et, d'autre part, qu'une seule personne, inséparable des deux autres, s'incarne à l'encontre de celles-ci, relèvent de la foi et dépassent l'intelligence humaine qui ne peut comprendre et expliquer ce mystère. Tout au plus peut-on considérer qu'une Personne s'incarnât et non la Trinité permit à l'Incarné d'apparaître semblable aux hommes, comme personne unique et non comme trois personnes en une nature humaine individuelle ; et que cette personne fût le Fils s'accorda avec notre relation de filiation à notre créateur.

     Enfin, en s'incarnant le Verbe apporte aussi quelque chose qu'il n'est pas, une nouvelle nature humaine individuelle qui ne préexiste pas à cet événement. Il s’incarne en effet en un homme complet, soit le composé unique d'un corps et d'une âme uniques, que Dieu crée à l'occasion de l'Incarnation, en collaboration toutefois avec la mère de Jésus, et à travers elle, avec tous ses antécédents humains, comme nous le montrent les généalogies évangéliques. Plus précisément cette collaboration concerne le corps et les parties végétative et sensible de l'âme. La partie strictement intellectuelle ne relève que de Dieu, comme il en est pour n’importe quel homme singulier17.

 

     L’enseignement théologique permet donc de dire que s'incarne, dans une nature humaine individuelle nouvelle, une seule Personne divine qui est aussi la plénitude de l'essence divine. C'est par cela qu'il y a nouvel homme. Nature ou essence, Personne, ne constituent qu'un seul apport divin dans l'Incarnation du Verbe, ce Verbe lui-même, la personne qui s'incarne et sous laquelle s'effectue l'union de la divinité et de l'humanité. Il devient pleinement homme, partageant notre nature tout en conservant pleinement sa nature divine indivisible.

     Un développement théologique de cet apport nous permet de poursuivre notre enquête.

 

B). Explicitation de cet apport :

     Cette nature divine, la différence des personnes dans l'unité de Dieu, vont être pensées, méditées, par les sages chrétiens, dont saint Thomas d'Aquin18.

     Pour tenter de comprendre, dans la limite des capacités naturelles, la nature de Dieu, le docteur commun dégage plusieurs caractéristiques qui, en fait, explicitent le contenu de cette affirmation fondamentale : « Dieu est Acte pur. »19 Cette appellation renvoie à l'article fondamental dans lequel, à cinq reprises20, Thomas d'Aquin établit que nous pouvons affirmer rationnellement l'existence de Dieu à partir d'une analyse de données empiriques issues de la nature.

      Ces cinq voies conduisent à affirmer l'existence d'un premier moteur immobile ; d'une première cause incausée ; d'un être nécessaire par soi cause de l'esse des étants ; d'un suprême étant, vrai, bon, cause de la bonté, de la vérité mais aussi de l'esse des étants ; d'une intelligence qui ordonne et dirige le réel. Tous, considère l'Aquinate, reconnaissent Dieu en chaque terme de ces voies. Ces noms signifient que celui-ci est acte pur, car chaque voie le montre absolument premier, donc pure actualité, dénué de toute puissance passive contradictoire avec une telle primauté.

      Mais cette pure actualité se présente sous des aspects différents. Certains concernent l'être divin absolument, d'autres plus accidentellement. Ainsi, le réel et ses divers mouvements, relations causales, aurait pu ne pas être et Dieu n'aurait alors été ni moteur, ni cause. Ce qui n'aurait rien changé à ce qu'il est. En revanche, conclure de l'existence actuelle du monde, fondamentalement contingent, que Dieu est nécessaire par soi, autrement dit pur Esse, ne signifie pas qu'il est tel parce que le monde existe, mais que le monde existe parce qu'il est tel. De même Thomas d'Aquin n'affirme pas que Dieu est Intelligence parce que le monde est ordonné et finalisé mais bien qu'il est Intelligence, de toute éternité, comme permettent de le comprendre l'ordre et la finalité du monde.

      Les troisième et quatrième voies convergent dans l'affirmation que Dieu est pur Esse, Esse per essentiam, car principe de l'esse des étants, esse per participationem. La cinquième voie apporte une réelle nouveauté, par rapport aux deux précédentes, dans la connaissance de l'essence de Dieu, car Intelligence n'est pas immédiatement synonyme de être – esse ou ens – comme le montre l'existence d'étants non intelligents. Cette précision n'invalide pas le fait que Dieu soit pur Esse – être intelligence signifie être –, mais précise que pur Esse en acte veut aussi dire pure Intelligence en acte. Nous pouvons donc considérer que les cinq voies nous permettent d'affirmer que Dieu, Acte pur, est Esse, Intelligence. Le Verbe, possédant pleinement la nature divine, apporte cela dans l'Incarnation.

 

     Il apporte aussi la Personne qu'il est, comme Fils, réellement distincte des deux autres personnes divines, le Père et l'Esprit-Saint. Seule la Révélation, accomplie en Jésus, permet de connaître la Trinité. Même ainsi révélée, son mystère demeure irréductible aux capacités naturelles. En revanche, l'homme cherche à le comprendre quelque peu, ne serait-ce que pour défendre le donné de la foi des attaques des hérétiques ou des infidèles. Pour tenter d'approcher un peu plus le mystère de la Trinité, Thomas d'Aquin, use d'une analogie avec l'homme, intelligent et, en tant que tel, à l'image de Dieu21. Ce qui s'effectue en l'intelligence humaine permet d'envisager, autant que faire se peut, ce qui pourrait se passer, de manière analogue, en Dieu. A l'encontre de la méthode adoptée lorsqu'il s'agit de penser l'essence divine, saint Thomas part maintenant de ce qui est révélé et impossible à penser naturellement, soit la distinction réelle des personnes. L'analogie, rationnelle, ne permet pas d'affirmer que le mystère est percé. Ce n'est qu'une analogie, qui n'en semble pas moins particulièrement pertinente à l'Aquinate22.

     L'opération essentielle d'une intelligence est de penser, de concevoir un verbe, intérieur avant d'être, éventuellement, exprimé dans un langage, voire extériorisé. On parle de verbe intérieur juste avant cette mise en mots. Intelligent, Dieu pense, se pense, ne pense que lui, éternellement, conçoit un verbe.  Éternel, non issu d'une abstraction et d'une élaboration sans cesse reprise, ce verbe divin est nécessairement identique à l'intelligible dont il est la verbalisation dans l'intellect divin, soit à Dieu lui-même23.

     En outre l'analogie nous apprend que la procession du verbe est une relation, réelle et non de raison24, ce qui signifie une distinction réelle des relatifs, le concevant et le conçu. Mais en Dieu, en qui il n'y a aucune composition notamment de substance et d'accidents, la relation est subsistante, elle est Esse, elle est Intelligence. La distinction réelle des relatifs, pensée analogiquement en Dieu, ne nuit pas à l'unité divine essentielle.

     Enfin le Verbe, dans l'Incarnation, apporte une nature humaine individuelle qui, comme toute créature est initialement une idée divine, soit un mode singulier de participation à l'essence de Dieu, à la pensée divine, au Verbe éternel.

 

     Bien que l'Incarnation relève de la foi, nous pouvons, d'un point de vue strictement logique, envisager d'expliciter ce que pourrait être l'union de l'Esse et de cette nature humaine individuelle.

     Le Verbe apporte sa nature, ce qu'il est fondamentalement, soit Esse, Intelligence, qu'il demeure dans l'Incarnation qui ne signifie aucune déperdition de sa perfection divine. C'est par l'unique Esse per essentiam qu'existe cet homme unique et nouveau qu'est Jésus, et non par un esse per participationem auquel cas il ne serait pas Dieu.

     L’esse n’est pas un acte parmi les autres, mais l’acte des actes ; un acte intensif qui rend agissant n’importe quel agent, n’importe quel acte qui sans lui n’est que pure puissance, n’importe quelle puissance ou faculté qui se manifeste à travers son opération. Ainsi c'est par l'Esse per essentiam que le Christ est vivant ; qu'il se développe dans le sein de sa mère ; que ses facultés végétatives et sensibles exercent leurs fonctions toutes naturelles ; qu'il pense, qu'il veut, qu'il aime, humainement. Précisons maintenant que l'Esse per essentiam, que nous avons reconnu Intelligence en acte, est plus justement défini Esprit en acte, soit Intelligence, Volonté, car l'une ne va jamais sans l'autre ou, autrement dit, béatitude, liberté, amour, éternellement en acte. Ainsi en plus de la proximité unique entre les facultés strictement humaines de l'âme de Jésus et l'Intelligence, la Volonté divines qui sont béatitude, liberté, amour, les facultés intellectuelles humaines de Jésus sont rendues agissantes par l'Esse divin qui est aussi Intelligence, Volonté divines. Nous ne nions pas l'agir strictement humain de celles-là, mais nous comprenons bien qu'ainsi habitées, elles s'exercent d'une façon manifestée en aucun autre homme. Nous pensons aussi à l'amour humain du Christ actualisé par l'Amour divin qu'est l'Esse per essentiam.

     L'Esse per essentiam du Verbe n'empêche pas le Christ de mourir, dès lors qu'il voulut qu'il en fût ainsi ; autrement dit son âme de quitter son corps, le laissant amas de matière désinformé et voué à la corruption. L’Esse per essentiam uni au corps du Christ, même dans le tombeau, n’est pas la forme de ce corps. C’est l’âme du Christ qui l’est. Donc la séparation de ces deux éléments constitutifs, qui ne signifie pas séparation du Verbe, de l’un ou de l’autre, manifeste une véritable mort humaine. Le corps du Christ, selon la foi, échappe à la corruption, terme de tout vivant, notamment par la Résurrection, qui signifie la réunion de son âme, subsistante par nature, et son corps, non subsistant par nature.

 

     Le Verbe apporte aussi sa personne, par laquelle Jésus est une personne divine et non humaine25.  Celle-ci est, pleinement l’unique Esse per essentiam et, pourtant, se distingue réellement des autres personnes qui sont ce même Esse par la relation unique qu'elle est26. Chaque personne divine est une relation subsistante, réelle et non de raison ; aucune d’entre elles n'est la plénitude de Dieu sans les deux autres. Elles sont toutes les trois unies dans une éternelle et indéfectible unité, l’unité de Dieu éternellement en acte, qui ne nie pas leur singularité. Jésus, puisque Verbe incarné, vit dans, plus exactement est une relation continue avec le Père et l’Esprit, comme le manifestent divers événements de sa vie, son baptême, ses prières nocturnes, sa prière sacerdotale et l'annonce des modalités de la mission à venir du Paraclet.

 

      Pour répondre à la question que nous posions plus haut concernant ce que le Verbe apporta dans l'Incarnation créant ainsi un homme singulier nouveau, qui a toutes les caractéristiques de la personne humaine sans en être une, nous disions, hormis une nature humaine individuelle, lui-même, soit Dieu, ce que Thomas d’Aquin nous permet de connaître comme l’Esse per essentiam. Mais il l’apporte selon une modalité mystérieuse, comme unique personne d'une Trinité de personnes qui sont le même Esse per essentiam. En apportant cet Esse qu'il est, il apporte en l'unique acte de l'Incarnation, l'esse singulier et unique du Christ, sa nature divine et sa personne. Rappelons que nos limites intellectuelles nous contraignent à déployer ce qui est un. Le Verbe n'apporte pas trois réalités distinctes, mais une unité intensive qui est tout sans l'être, car n'est alors qu'une personne d'une unité trinitaire. Cet Esse, qui fait être la nature singulière du Christ, est le principe prochain de la personnalité de celui-ci. Cette analyse permettant la précision de cet apport fondamental de l'Esse devrait nous permettre de poursuivre notre enquête sur le mystère de la personne humaine, à la lumière du Verbe incarné.

 

III). La personne humaine à la lumière du Verbe incarné :

 

A). Personne et nature humaine en chaque sujet :

      Chaque homme singulier est une personne dotée d'une nature humaine individuelle. Auparavant nous aurions spontanément considéré cette nature humaine individuelle comme le principe prochain de la personne. Les critiques apportées aux personnalismes essentialistes et les réflexions sur l'Incarnation nous incitent à revenir sur ces conclusions rapides et nous dirions, dorénavant, que la nature humaine individuelle n'est ni la personne qu'est la substance singulière, l'individu, ni son principe prochain. Elle précise la personne en en faisant une 'personne humaine' comme il y a des personnes divines et angéliques. La nature humaine individuelle n'est réelle qu'actualisée dans la substance qui, seule, est vraiment, réellement, comme union de l'esse et de l'essence. Le principe prochain relève de l'esse et non de l'essence.

      'Matière' de l'esse qui l'actualise en s'unissant à elle, la nature individuelle est, séparément, quasi pure puissance. Pensée éternellement par Dieu, elle ne surgit pas absolument du néant au moment de sa réalisation, mais séparément elle n'est pas. Comme nous le signalions très rapidement plus haut, à propos de Jésus, une nature individuelle est un certain mode de participation du Verbe divin27. Dieu ne pense éternellement que son Verbe, et, par lui, toutes les façons possibles d'imiter son unique nature. Chaque essence individuelle, prise en elle-même, soit comme essence d'une possible créature singulière, constitue une de ces façons, une manifestation unique du Verbe. Les natures humaines individuelles imitent le Verbe de Dieu d'une façon bien plus importante que celles des autres étants, vivants ou non, car elles sont spirituelles, soit aptes à la liberté, l'amour et la béatitude, ce qu'est Dieu, par nature.

     En outre, à l'encontre de ce qui se passe pour ces autres étants l'âme de chaque homme n'est pas qu'une individuation par la matière d'une essence spécifique elle aussi pensée par Dieu de toute éternité. Sa partie intellectuelle n'est pas forme d'organe, donc ne peut être individuée par la matière. Elle est individuelle par elle-même. En fait, chaque âme humaine est une créature immédiate de Dieu, même s'il fait coopérer d'une certaine façon les parents biologiques, ce qui empêche de comparer la conception humaine à celle de n'importe quel autre vivant. Mais puisque chaque nature humaine individuelle n'est pas qu'une individuation par la matière d'une nature humaine universelle, il faut envisager un autre rapport entre chaque nature humaine individuelle et un principe commun. Qu'envisager de mieux que ce soit la nature humaine individuelle du Verbe incarné, le 'plus beau des enfants des hommes', qui ait servi de modèle ? Chacun d'entre nous serait créé sur ce modèle, éternellement pensé par Dieu, bien que survenant à un moment précis de l'histoire. La nature humaine individuelle imiterait celle du Verbe incarné ce qui, nous semble-t-il, lui conférerait une dignité certaine.

 

     Mais cette dignité d'image de la nature individuelle de Jésus n'est pas celle de la personne qui ne concerne pas la seule nature mais l'individu. Or cette autre dignité est due au principe prochain de la personne, comme l'affirment, à juste titre, ceux qui veulent défendre cette dignité, notamment ceux que nous avons rencontrés plus haut. Elle ne peut être donc être due à la nature humaine individuelle qui n'est pas, dans sa totalité ou en certaines de ses caractéristiques – l'intelligence, la volonté, la liberté, l'amour – ce principe prochain. L'Incarnation nous a mené à conclure qu'il n'est rien en la nature humaine singulière du Christ, en tout point semblable à la nôtre, qui, lorsqu'elle sera actualisée par son esse, la fera être personne humaine, car il y aurait eu dualité de personnes en Jésus. A la lumière du Verbe incarné nous pensons pouvoir avancer que de même que l'Esse per essentiam est le principe prochain de la personne du Christ, l'esse per participationem est le principe prochain de la personne en chaque homme.

 

     L'esse qui actualise chaque nature humaine individuelle est l'esse commune, soit la créature qui, au sens le plus strict, participe de l'Esse per essentiam et par laquelle toute réalité participe de celui-ci. Ceci distingue tout homme de Jésus actualisé par le pur Esse. Chaque nature humaine individuelle, comme finalement toute nature individuelle créée, individue, singularise cet esse commune, par toutes ces caractéristiques qui la constituent en son unicité. L'esse devient propre à la nature individuelle qu'il actualise. La substance singulière est cette unité dorénavant indéfectible de l'esse individué et de l'essence singulière actualisée. L'unité est intime, s'établit dans la moindre des déterminations de l'essence singulière. L'esse en chacun constitue l'acte premier de chaque substance, celui par lequel elle est à strictement parler, et l'acte de tout ce qui en sa nature est acte, son essence, ses accidents, ses facultés, leurs opérations.

     En participant à l'Esse, intensif, l'individu humain participe aussi de la nature divine. Dieu est présent, par son essence, en tout étant, qui en devient une manifestation28. Ainsi chaque réalité sensible exprime l'intelligence et la volonté, la liberté et l'amour divins dans ses actions qui contribuent, généralement en toute ignorance de la part d'étants inintelligents et non libres, à l'accomplissement du projet divin manifesté dans l'organisation et le cours finalisé du monde. La personne humaine manifeste plus adéquatement cette présence par ses facultés intellectuelles qui rendent convenable que l'Incarnation s'effectuât dans une nature humaine et non pas dans n'importe quelle nature animale, qui n'aurait pas permis à la nature du Verbe de se manifester adéquatement29.

      Non seulement l'esse per participationem rend actifs l'intellect et la volonté humains, mais ces facultés participent de l'Intellect et de la Volonté divins. Dans une certaine mesure nous pouvons dire que l'intelligence qu'est Dieu habite et agit en l'intellect humain ; la volonté qu'est Dieu habite et agit en la volonté humaine. Certes chaque homme qui pense et veut, pense et veut par lui-même ; mais Dieu, par sa présence participée, pense et veut au plus profond de lui, comme au plus profond de tout étant, mais ici d'une façon plus manifeste, susceptible d'être aussi plus manifestement contrariée.

 

     Jusque-là nous n'affirmons rien d'autre que ce que la seule métaphysique nous permet d'établir, sans la lumière du mystère du Verbe incarné. Celle-ci intervient lorsqu'il s'agit de ce que nous avons considéré comme le troisième apport de l'Esse, la personne. Poursuivons avec prudence, car aborder par la raison la nature trinitaire de Dieu peut conduire à l'errance, mais refuser de l'aborder peut laisser le mystère de l'homme résolument obscur à la philosophie, ce qui ne paraît pas acceptable.

      L'homme est personne par participation d'une réalité personnelle nécessairement parfaite, car la participation est toujours du parfait. La philosophie nous permet d'affirmer que si Dieu avait été non trinitaire, il n'en aurait pas moins été une personne, car il aurait été une substance individuelle de nature raisonnable. La Révélation nous apprend, de surcroît, que le participé est la Personne du Verbe, seule à s'incarner. Il est naturellement impossible de comprendre pourquoi le Verbe est la seule personne divine à s'incarner. Tout au plus pouvons-nous considérer qu'il était convenable que l'Incarnation fût celle du Verbe, du Fils, parce que c'est à cette personne que chaque homme, dès l'origine de l'humanité, ressemble le plus en tant qu'être intelligent, spirituel. Le principe prochain de la personnalité est le Verbe, personne divine. Cet aspect de la personne humaine nous met en relation avec le mystère, car il est impossible à saisir pleinement sans référence à la Révélation. Mais le refuser signifie s'empêcher de comprendre véritablement la personne humaine. Le mystère du Verbe incarné éclaire le mystère de la personne humaine.

 

B). L'enseignement du Verbe incarné, l'antispécisme et les ouvertures personnalistes :

     Le mystère du Verbe incarné permet de comprendre que le principe prochain de la personne est l'esse propre par lequel chaque homme participe de l'Esse du Verbe, soit de l'acte d'être et de la nature divins, de la Personne du Verbe. Cette conclusion nous permet d'éclairer certains points que nous avions soulevés et laissés en suspens.

     Nous considérons d'abord que le mystère de la personne humaine ne s'éclaire vraiment pleinement que par le mystère du Verbe incarné. Sans la référence à cela, il reste des aspects qui demeurent en tout ou en partie inaccessibles. Cette remarque heurtera ceux qui pensent que la raison suffit à comprendre l'être, ce qui nous paraît tenir insuffisamment compte de l'imbrication non négligeable du surnaturel dans le naturel, du fait de la présence participée de Dieu au cœur de l'être et des étants.

     Nous pouvons ensuite répondre à l'anti-spécisme. La dignité de la personne humaine n'est pas une affirmation arbitraire que s'autoriseraient les hommes en élevant abusivement leur essence et certaines de ses caractéristiques au-dessus des caractéristiques pourtant tout à fait respectables d'autres espèces. Cette dignité se justifie dans l’œuvre même de la création, rationnellement reconnue. Les êtres intelligents par nature y sont placés en son sommet par le créateur qui est Esprit30, et le désignent plus explicitement comme principe et fin de tout étant, de leur tout. La justification de cette dignité se trouve aussi dans le fait que l'homme est la créature sensible qui, par ses facultés intellectuelles, spirituelles, participe le plus adéquatement à la nature divine. Tout étant, quel qu'il soit, inerte, vivant, humain, angélique, participe de l'Esse divin, mais, compte tenu de la différence qualitative des natures des étants, hiérarchisées selon la spiritualité inhérente à celles-ci, les étants divers ne manifestent pas le même degré d'être, donc le même degré de présence participée de Dieu.

     Nous précisons cette remarque en répondant à ceux qui envisagent d'étendre la personnalité à d'autres vivants qui pourraient partager certaines caractéristiques habituellement liées à la personnalité de l'homme, comme l'intelligence, la liberté, la conscience de soi. Comme nous le faisions remarquer plus  haut, les travaux des éthologues conduisent à affirmer quelques-unes de ces caractéristiques, plus ou moins développées, chez certaines espèces animales. Nous reconnaissons que leur participation de l'Esse per essentiam, de la nature divine, leur confère une incontestable dignité qui devrait inciter à plus de respect de la nature, du vivant. Mais ni la présence de ces caractéristiques, ni la participation de l'Esse divin, ne suffisent à attribuer la personnalité à ces êtres. Nous rappelons d'abord que nous avons vu que la nature, en totalité ou en partie, ne constitue pas le principe prochain de la personnalité. Donc la possession, par l'homme, de telles caractéristiques, n'est pas ce qui en fait une personne, mais ce qui qualifie en lui la personne qui est alors humaine. Donc, pas plus que pour l'homme, la possession de ces caractéristiques par d'autres espèces vivantes ne serait le principe prochain de la personnalité.

      En outre, il existe une différence qualitative et non pas quantitative entre l'homme et les autres vivants, aussi évolués soient-ils. L'intelligence de ceux-ci, quand elle s'avère indéniable, n'est pas de même nature que la raison, inférieure, abstractive, et encore moins supérieure, l'esprit. Il manque aux animaux une véritable intériorité – se reconnaître dans un miroir demeure un signe insuffisant pour l'affirmation d'une telle intériorité – ; ils ne possèdent pas les préoccupations spirituelles de l'homme. Les éthologues en conviennent31. A ceux qui aimeraient occulter cette différence qualitative irréductible, nous préciserons simplement que le Verbe s'est incarné en un homme alors qu'aucun autre vivant, aussi évolué soit-il, n'aurait permis au pur Esprit en acte de s'exprimer adéquatement, à l'encontre de l'homme, libre et intelligent. Une telle incarnation aurait été possible, mais non convenable32. Si le Verbe, ou tout autre Personne divine, s'était incarné en un animal, il lui aurait fallu, pour pouvoir y exprimer sa propre nature divine, forcer la nature de l'animal. Une telle différence de nature, qualitative et non quantitative, explique la différence de participation en l'homme et en les autres animaux. Saint Thomas d'Aquin, qui respecte l'irréductibilité de la vie à la matière, à l'encontre de Descartes et de ses successeurs auxquels s'adressent surtout ces éthologues qui insistent sur les facultés animales, reconnaît les performances d'une certaine 'intelligence' animale, purement sensible33. Il affirme toutefois une différence dans la présence de Dieu en la créature, selon qu'il s'agisse d'un étant doté ou non de facultés intellectuelles ; il distingue présence sous le mode du vestige et présence sous le mode de l'image34. Dieu, présent de façon participée, n'est pas déterminé par les créatures à tel ou tel mode de présence. Il se rend librement différemment présent, de façon participée, selon le type de créature à laquelle il est présent, qu'il fait être et agir, du plus intérieur d'elle-même. Les facultés spirituelles humaines ne constituent pas le principe prochain de la personnalité, mais conviennent à la présence en l'homme de celui-ci, l'esse per participationem propre à  cette créature, par lequel elle est une personne35.

 

      Nous terminerons cette recherche sur la dimension relationnelle de la personne humaine. Nous jugions plus haut insuffisante la simple affirmation du caractère relationnel de la personne humaine. Tel que présenté, cet aspect appartient à tout l'être, à tous les étants, réunis dans un tout unique, ordonné, hiérarchisé, finalisé, par la participation de l'unique Esse per essentiam. Mais l'homme l'est, là encore, d'une façon unique, par la participation à la Personne du Verbe. Cet aspect de la participation établit une certaine incomplétude en chaque homme. Selon la théologie trinitaire, notamment développée par Thomas d'Aquin, Personne divine signifie relation. La nature divine en le Verbe est totale mais, en tant que Personne, le Verbe n'est pas la plénitude de Dieu. Il est relation vouée à l'unité avec les autres Personnes de la Trinité. Cette présence participée du Verbe fonderait l'incomplétude essentielle de chaque personne humaine – qui ne serait pas dans le cas d'une participation concomitante aux trois Personnes divines, en tant que personnes distinctes – et sa vocation non moins essentielle à l'autre, Dieu et les personnes humaines. Comme participant du Verbe, chaque personne humaine exprime cette vocation qui devient, en elle, aspiration naturelle à l'union aux autres Personnes, immédiatement, dans un désir de Dieu qu'aucun vivant, même le plus évolué, ne connaît ; médiatement dans une tension vers l'autre personne humaine, expression de ces mêmes présence et aspiration à la complétude. Cette participation qui fonde la personne la rend être de relation, plus précisément être d'amour, soit désir de Dieu et désir de l'accomplissement de l'autre, par l'épanouissement de ce qui est participé.

 

Conclusion :

     Nous avons essayé de contribuer à une compréhension de l'homme, de la personne humaine, en nous laissant guider par l'enseignement autorisé sur le mystère du Verbe incarné. Ce qui fait que l'homme est une personne est son esse propre, participation propre à l'Esse per essentiam, à Dieu, et, plus précisément quoique mystérieusement, au Verbe, seconde personne de la Trinité. Ces remarques qui permettent de rendre raison de certaines caractéristiques essentielles de la personne humaine, par leur rapport avec le mystère du Verbe incarné, nous conduisent à reprendre en juste considération le mystère de l'homme, de la personne humaine, ce qui est certainement plus respectueux de son être que la prétention à le réduire rationnellement.

      Chaque homme vaut non pas tant par sa nature individuelle, un certain mode de participation au Verbe, que par son esse, qui est un certain mode de présence de Dieu, présence du Fils. Ainsi, dès que l'esse est, dès la conception, la personne est, et vaut ; que l'âme soit entièrement humaine, qu'elle soit entièrement manifeste ou pas.

     Puisque l'homme est relation participée, relation du fait de cette participation propre à lui, donc incomplétude, il ne pourra trouver son accomplissement que dans l'ouverture aux Personnes, et aux personnes. Il pourra vivre cette ouverture, s'il tend à laisser le participé occuper toute la place, soit laisser l'intellect et la volonté du participé grandir, ce qui ne peut que dans le détachement de ce qui l'occulte ou l'étouffe, l'égocentrisme, ou l'égolâtrie, mal compris, auquel il devra renoncer. Il vivra aussi cette ouverture en tendant à contribuer à l'épanouissement du participé en l'autre, en les autres et là, là seulement, il accomplira pleinement sa réalité de personne.

 

Michel Mahé

 

 

1 « Divers systèmes philosophiques, faisant illusion, l'ont convaincu [l'homme] qu'il est le maître absolu de lui-même, qu'il peut décider de manière autonome de son destin et de son avenir en ne se fiant qu'à lui-même et à ses propres forces. La grandeur de l'homme ne pourra jamais être celle-là. Pour son accomplissement personnel, seule sera déterminante la décision d'entrer dans la vérité, en construisant sa demeure à l'ombre de la Sagesse et en l'habitant. » (Jean-Paul II, Fides et ratio, § 107)

2 « En réalité, le mystère de l'homme ne s'éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. » (Ibid., § 12 ; citation de Gaudium et spes, § 22)

3 « Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen. » (E. Kant, Métaphysique des mœurs, Fondation de la métaphysique des mœurs, Deuxième section, trad. A. Renaut, G.F.715, 1994, p. 108)

4 R. Spaemann, Les personnes. Essai sur la différence entre 'quelque chose' et 'quelqu'un', trad. S. Robilliard, Cerf, 2009, p. 339

5 M. Nodé-Langlois, Personne, qui es-tu ?, Les Presses Universitaires de l'IPC, 2014, p. 50-58

6 Ibid., p. 73

7 Ibid., p. 73

8 Peter Singer, La libération animale, trad. L. Rousselle, PBP 884, Payot, 2012, p. 89

9 Voir Dominique Lestel, Les origines animales de la culture, Flammarion, 2001

10 R. Spaemann, Op. cit., p. 356

11 Ibid., Note n° 1, p. 356

12 « Un chimpanzé, un chien ou un porc, par exemple, aura un degré plus élevé de conscience de soi et une plus grande capacité à entretenir des relations avec d'autres que n'en aura un jeune enfant gravement déficient ou une personne dans un état de sénilité avancé. Si donc nous fondons le droit à la vie sur ces caractéristiques-là, nous devons accorder à ces animaux un droit à la vie aussi fort, voire plus fort, qu'à de tels humains déficients ou séniles. » (Peter Singer, Op. cit., p. 93)

13 En outre, si la personne était relationnelle par nature, cela ne poserait-il pas un problème théologique ? Si Dieu n'était pas Trinité, il n'en serait pas moins une personne – une substance individuelle de nature raisonnable – mais si la personne était relationnelle par nature, Dieu-Un serait relationnel par nature. Soit cela rend la création nécessaire, soit cela rend la Trinité nécessaire. D'une manière ou d'une autre, n'est-ce pas problématique ?

14 Expression empruntée à saint Thomas qui l'utilise à propos du Christ, et qui désigne ce qu'est chaque homme. Voir par exemple, Somme théologique, III, q.2, a.2

15 « D'aucune manière le Fils de Dieu n'a assumé une personne humaine. » (Thomas d'Aquin, Somme théologique, III, q. 4, a. 2, concl., Éditions de la Revue des jeunes)

16 Là où est le Fils sont le Père et l’Esprit. Cette unité indéfectible de la Trinité perdure malgré l’Incarnation. Le Verbe qui, par son Incarnation, s’insère dans un temps et un lieu uniques, n’en demeure pas moins auprès du Père et de l’Esprit, comme de toute éternité. Cependant cette inséparabilité des trois personnes ne signifie pas que la Trinité s’est incarnée. Cela aurait pu se faire – l’Incarnation du Verbe n’est pas absolument nécessaire – comme aurait pu aussi s’incarner n’importe quelle autre personne. Mais la Révélation enseigne que seul le Verbe, le Fils, s’est incarné, faisant de Jésus le Fils du Père.

17 « On doit donc dire que l'âme intellectuelle est créée par Dieu au terme de la génération humaine, et qu'elle est à la fois sensitive et nutritive, les formes précédentes ayant cessé d'exister. » (Thomas d'Aquin, Op. cit., I, q. 118, a. 2, sol.2)

18 L’influence de la Révélation dans cette élaboration est incontestable, ce qui ne pose aucun problème, à Thomas ou à ses contemporains. A l'époque on n'envisage même pas de couper, à la hache ou à la tronçonneuse, dans l'homme de foi – soit tout homme à l’époque – qui philosophe, ce qui relève de la foi ou de la seule raison. En revanche, le docteur angélique distingue très bien ce qui est accessible à celle-ci – le monde des réalités sensibles, et certaines choses sur Dieu – de ce qui ne l’est pas – Dieu, et les choses de Dieu, mis à part les quelques points auxquels il vient d’être fait allusion. Cela étant, si l’intelligence humaine, laissée à ses seules capacités, ne peut accéder à tout ce qui est, la foi éclaire le domaine propre à cette faculté. D'une illumination qui, toutefois, ne supprime pas l'exercice de la raison. Ce point de jonction entre Révélation et philosophie, tel qu'il est pensé par Thomas d'Aquin vérifie que l'on peut invoquer la Révélation, sur certains sujets, sans nuire à la stricte rationalité du propos. Nous pouvons pourtant considérer que les conceptions alors élaborées dans la lumière de la Révélation, relèvent de la théologie philosophique ou naturelle. Elles sont d'ailleurs issues d’une démarche strictement rationnelle, soutenue par une lecture fécondante des ontologies aristotélicienne et néo-platonicienne (essentiellement celles de Proclus, du pseudo-Denys et de l’anonyme auteur du ‘Livre des causes’), des philosophies de certains penseurs juifs et musulmans.

19 Thomas d'Aquin, Op. cit., I, q. 3, a. 2, concl.

20 Ibid., I, q. 2, a. 3

21 Nous n'envisageons pas d'effectuer l'histoire des développements de la théologie trinitaire qui conduisent à cette analogie. Il nous suffit de préciser que l'Aquinate profite du travail fourni par certains de ses prédécesseurs, notamment saint Augustin et saint Anselme. Le recours à l'analogie permet d'enrichir, d'une certaine manière, la connaissance de l'analogué supérieur, dont l'essence ne peut être abordée directement. Bien évidemment elle ne comble pas l'abîme qui sépare les deux, et qui exerce une influence sur le déploiement de l'analogie, mais différemment selon les points abordés, comme nous le verrons. Cet abîme, dont le recours à l'analogie permet toutefois d'affirmer qu'il ne signifie pas une absolue incommensurabilité, doit inciter à la prudence de manière à éviter les réductions de l'analogué supérieur à l'analogué inférieur. Un tel effet ne peut que nuire à l'intention qui fonde l'analogie, approcher intellectuellement le mystère divin.

22 Cette analogie apparaît à Thomas la plus adéquate pour satisfaire l'intention de rendre le plus compréhensible possible les processions et les relations au sein de la Trinité qu'est Dieu : « Si la procession du verbe et de l'amour ne suffit pas à introduire la distinction des personnes, il ne pourra y avoir aucune distinction personnelle en Dieu. » (Thomas d'Aquin., De potentia, q. 9, art. 9, sol. 7, trad. R. Berton – http://bibliotheque.editionsducerf.fr/.

23 En Dieu, comme en l'homme, se manifeste une autre procession, relative à la volonté. Tout être spirituel ne possède que ces facultés, l'intelligence et la volonté. En l'homme, et donc en Dieu, n'existent que ces deux processions du verbe et de l'amour.

24 « Les relations qui résultent des opérations de l'intellect [en général] et s'établissent entre le verbe et son principe, ne sont pas de simples relations de raison : ce sont des relations réelles. » (Thomas d'Aquin, Somme théologique, I, q. 28, a. 1, sol.4., éd. cit.)

25 Selon la foi, de façon mystérieuse, l'Incarnation permet à la personne du Verbe d'assumer une nature humaine. La Trinité des personnes divines, donc l'Incarnation de la seule personne du Verbe, relèvent de la foi et dépassent l'intelligence humaine. Mais indépendamment du mystère, nous pouvons comprendre, en raison, que dans le Christ il n'y a qu'une personne, un seul 'je', car il était en tout semblable à nous, ce que confirme les témoignages aussi bien de ses détracteurs, qui ne voyaient en lui qu’un homme, que de ses disciples. Si ceux-ci ne commencèrent à ne voir qu’un homme, ils finirent par le reconnaître Dieu. Mais dans un cas comme dans l’autre, ses plus proches ne nous montrent jamais la coexistence de ‘je’ différents, alors qu’ils ont peut-être expérimenté, sans le maîtriser, la différence des deux natures, notamment au Jardin de Gethsémani avec la tension entre les volontés, ou parfois avec la distinction entre les deux intelligences. Ce qui a le plus impressionné est l’autorité avec laquelle ce 'je' s’exprimait, tout autrement qu’un ‘je’ humain d’un juif pieux de l’époque. Ce qui distingue les adversaires et les amis du Christ est la réaction face à cette autorité. Si ceux-là finirent par reconnaître Dieu s’exprimant en cet homme, ceux-ci considéraient que ces propos ne pouvaient être que ceux de Dieu, mais qu'ils soient exprimés par la bouche d'un homme leur fut absolument insoutenable.

26 Que l’Esse per essentiam, l’esse du Christ, apporte une Personne divine en actualisant la nature humaine individuelle est inévitable, sinon Jésus ne serait pas le Verbe incarné, ce qui s’opposerait à la foi. Or nous avons pris le parti, dès le début de nous laisser éclairer par ce mystère du Verbe incarné. Qu'il n'y ait, comme l'expérimentent les témoins, qu'une Personne divine incarnée et non pas trois, ce qui aurait tout à fait pu être, relève du mystère, mais paraît plus convenable pour que nous puissions reconnaître une pleine similitude entre Jésus et les autres hommes, personnes uniques.

27 « Chaque créature a sa nature propre, et la tient de la manière spéciale dont elle participe à la ressemblance de l'essence divine. » (Thomas d'Aquin, Somme théologique, I, q. 15, a. 2, concl., éd cit.)

28 Voir Michel Mahé, Penser la spiritualité des étants à partir de Thomas d'Aquin, Cahiers de l'IPC, n° 80, juin 2014, pp. 25-60

29 « Une telle convenance [à l'union du Verbe et d'une nature non divine] se peut prendre, à propos de la nature humaine, à deux points de vue : sous le rapport de la dignité, et sous celui de la nécessité. Sous le rapport de la dignité, la nature humaine, parce qu'elle est rationnelle et intellectuelle, est capable d'atteindre de quelque manière le verbe lui-même par son opération, en le connaissant et en l'aimant. Sous le rapport de la nécessité, la nature humaine, étant soumise au péché originel avait besoin d'être restaurée. Ces deux raisons de convenance sont propres à la seule nature humaine : à la créature irrationnelle en effet fait défaut la raison de dignité ; à la nature angélique, manque le motif de nécessité. Il s'ensuit par conséquent que seule la nature humaine est assomptible. » ( Thomas d'Aquin, Somme théologique, III, q. 4, a. 1, concl., éd. cit.)

30 Signalons tout de même que, de ce seul point de vue, les hommes sont inférieurs aux anges.

31 « Personne ne met en doute que si le singe ne dit rien, c'est qu'il n'a rien à dire, et non qu'il se retient de parler. C'est justement parce que le singe n'a rien à dire qu'il ne se retient pas de le dire. Le singe n'utilise son langage que comme un outil simple, au contraire de l'homme. La philosophie classique se demandait s'il était possible de penser sans parler. Il n'est venu à l'idée d'aucun de ces philosophes que l'on pourrait parler sans penser : c'est pourtant ce que font les primates. » (D. Lestel, Paroles de singes. L'impossible dialogue homme-primate, Éditions la Découverte, 1995, pp. 189-190)

32 « L'on dira donc qu'une créature n'est pas apte à être assumée, non pour soustraire quelque chose à la puissance divine, mais pour marquer l'état d'une créature qui ne possède pas cette aptitude. » (Thomas d'Aquin, Somme théologique, III, q. 4, a. 1, sol. 1, éd. cit.)

33 Ibid., I, q. 78, a. 4, concl.

34 « Chez les créatures raisonnables, douées d'intelligence et de volonté, on trouvera une représentation de la Trinité par matière d'image, parce qu'on y rencontre un verbe conçu et un amour qui procède. Mais en toute créature il y a une figuration de la Trinité sous forme de vestige [manifestation de la présence mais pas de la nature du présent]. » (Ibid., I, q. 45, a. 7, concl.)

35 Il en est différemment des anges. Si le Verbe ne pouvait devenir ange, c'est parce que la révolte de ces êtres supérieurs, irréversible, rend leur salut vain. En revanche, il est certain qu'ils sont des personnes car participent de l'Esse divin, du pur Esprit en acte, par lequel ils sont, et sont personnes en acte. Mais ils sont certainement personnes différemment de l'homme, car ne participent pas, du moins pas de la même façon, de la personne du Verbe.

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