Créer un site internet

Pierre Magnard

Pour une philosophie de la nature

 

     Pourquoi avons-nous accepté de donner quelques pages d’introduction au dernier ouvrage de notre ami J.B. Échivard ? – Parce que ce cinquième volume d’une série consacrée à Thomas d’Aquin, restaurateur d’Aristote, parachève l’édification de ce qu’il convient d’appeler une philosophie réaliste. Qu’est-ce qu’une philosophie réaliste ? – C’est une philosophie qui, au-delà d’une compréhension fonctionnelle du comment des phénomènes, tels qu’ils sont appréhendés par les différentes sciences, cherche à en saisir le pourquoi, c’est-à-dire la raison d’être. Loin de réduire l’être à la représentation que nous en donnons à travers la diversité des sciences- celles-ci fussent elles comprises dans un système- une philosophie réaliste vise à mettre en œuvre les principes fondateurs de toute réalité, pour saisir la manière selon laquelle cette réalité se constitue, indépendamment de l’approche que telle ou telle science, vite prolongée en technique, peut en faire. Une philosophie réaliste est celle qui prend le parti des choses.

     Jadis Aristote avait fait montre de ce projet, en faisant la critique de l’idéalisme platonicien. « Revenir aux choses mêmes » devait le conduire à saisir sa physique, son histoire naturelle, sa politique, son économie (chrématistique), sa morale dans le cadre organique d’une philosophie de la nature, structurée par les binômes antonymes : matière/forme, puissance/acte, être/un. La métaphysique, dont son éditeur Andronicos de Rhodes, au 1er siècle avant Jésus-Christ, allait créer le syntagme, donc l’appellation, constituerait le dernier module de cette œuvre immense, représentant le pas- en- arrière effectué par le philosophe pour prendre du recul sur le travail accompli et en dégager les concepts-clés. La métaphysique n’est pas une hyper-physique se situant en amont des sciences positives pour leur donner leurs fondements, ni l’assise d’une construction hypothético-déductive qu’elle aurait à soutenir et à porter ; elle est la discipline qui met tous les savoirs théoriques et pratiques en relation avec l’être ; or ce nouage ontologique, quand il ne s’effectue pas entre les mains de l’homme ni dans la pensée de Dieu, est à mettre au compte de la Nature. Aussi l’un des chapitres majeurs de la métaphysique s’appellera philosophie de la nature, ce qu’il ne faut pas confondre avec les sciences de la nature, qui ne sont que l’expression symbolique des données empiriques. Cette philosophie de la nature, d’inspiration aristotélicienne, pourrait être le premier module de notre philosophie réaliste.

     Pourtant c’est un retour à Thomas qui ici s’effectue. Pourquoi ? – Parce que, dans l’histoire de l’occident, Thomas, au 13e siècle, apparaît comme traçant une ligne de partage entre deux expressions symboliques de la nature, un symbolisme religieux où la nature est l’expression de la gloire de Dieu, dont le meilleur représentant serait au XIIe siècle Hildegarde de Bingen, et un symbolisme mathématique au XVIIe siècle avec Galilée et Descartes. Pour l’un et l’autre symbolisme, la nature est une écriture, un texte, une graphie tracée de la main même d’un Dieu, dont on peut se demander s’il est le même chez les mystiques du Moyen-âge, qui veulent y voir un chant à la gloire du Créateur, et chez les modernes, pour qui Dieu n’a écrit l’univers en langue mathématique que pour servir les rêves technocratiques d’un homme en mal de maîtrise et de domination. Document chiffré, cryptogramme, la nature délivre un sens à qui sait la lire d’une manière ou de l’autre, sans qu’il y ait à s’interroger sur sa réalité : l’être profond des choses reste précisément le secret de Dieu. Pour l’homme, il n’est question que du « roman de la nature », comme dit Descartes, faisant écho, sans l’avoir voulu, au « poème de la nature » d’Hildegarde de Bingen. L’aristotélisme de Thomas d’Aquin a pour but de nous sauver de ce double symbolisme et de rendre leur poids et leur consistance aux choses de la vie. Entre le symbolisme de l’homme qui chante et celle de l’homme qui calcule, il faut faire sa place à l’homme réel et concret, celui qui travaille.

     Préférer les mots aux choses, les idées aux réalités, bien plus considérer les idées comme seules réelles, avait été la tentation de Platon, fuyant ce monde d’en bas qui avait fait périr Socrate, pour fuir dans l’idéalité. Aristote, en réaction, avait tenté d’ancrer dans le réel le savoir et l’action. Que le premier Moyen-âge ait été plus platonicien qu’aristotélicien expliquerait le symbolisme des encyclopédies médiévales qui, à la manière du Speculum majus de Vincent de Beauvais, ne cherchant qu’à déchiffrer en les ouvrant l’un sur l’autre les livres de la Nature, de l’Histoire sainte (la Bible) et de l’Histoire profane ; s’entrexprimant, ces trois livres, ouverts l’un sur l’autre, délimiteraient, lentement, au gré des relectures, le sens qu’ils recèlent. L’attitude de Galilée et de Descartes- taxés en leur siècle de platonici – est tout aussi idéaliste, la transcription mathématique des phénomènes physiques, qui ne seraient que figure et mouvement, n’en finit pas de s’effectuer. La connaissance de l’être reste scellée à la manière d’un secret. Au mystère du Dieu biblique a succédé le secret du Dieu horloger, qui n’est peut-être que l’alibi d’un Homme tenté de se rendre « maître et possesseur de la nature », comme les cartésiens du XVIIIe siècle ne manqueront pas de le faire remarquer. On voit, dans cette fresque historique, la position centrale que prend Thomas d’Aquin pour quiconque se réclame d’une philosophie réaliste. Mais que peut tirer de cela un lecteur du XXIe siècle ?

      J’oserais dire qu’on n’est pas sorti aujourd’hui du symbolique né du virtuel. Le rêve technologique a fait de l’univers un immense artefact, dans la voie ouverte par le Traité de l’homme de Descartes (« Supposons une machine de terre aussi semblable à l’homme qu’il est possible… »). La modélisation technique a fini par réduire la nature à une mécanique développée à l’infini. La métaphysique, assignée, depuis Descartes et Hobbes, à son rôle de philosophie première, porte le système, en autorisant cette réduction au mécanique et en donnant ses bases à cette construction. Autant dire qu’elle n’est plus le « pas en arrière » effectué par Aristote et qu’elle a cessé de remplir sa fonction critique. Retrouver Aristote aujourd’hui consisterait à comprendre que la métaphysique instituante est dans le déni de la métaphysique instituée et qu’elle se doit, pour se constituer comme telle, d’exorciser la tentation de recourir au fondement. En ramenant la métaphysique au rôle de « mathématique universelle », Descartes a répondu à un besoin de sécurité de l’intelligence, éprise de certitude, mais il en a perdu la fonction. De plus, il l’a mise « au commencement » - les racines de l’arbre du savoir – alors qu’elle ne peut intervenir qu’in fine. Enfin il a construit sur cette base l’édifice des savoirs et des techniques, condamnant les uns et les autres à se constituer sur le mode de la mathématique. Revenons donc à une philosophie de la nature dont l’authentique métaphysique aurait mis au jour les concepts opératoires.

     Faute de temps, bornons-nous à la mise en œuvre des deux premiers binômes antonymes : matière/forme, puissance/acte, qui confèrent une intelligibilité au processus générateur de la Nature.

     Qu’est-ce que la forme ? – C’est l’idée de Platon, descendue de son ciel et plongée dans la matière, c’est-à-dire dans l’indifférencié, pour y introduire définition, délimitation, détermination. Dès lors, un motus ad formam agite la matière façonnée par cette dynamique, comme si la force se résolvait dans la forme. On a voulu l’hylémorphisme inspiré par le travail humain, celui du potier, du menuisier ou du tailleur de pierre, celui aussi de l’artiste. En fait il n’est de « grande artiste » que la Nature elle-même, véritable inspiratrice de celui qui, tel Michel-Ange ou Rodin, sait libérer la forme captive de la matière. La matière résiste cependant, le sculpteur le sait, toujours en quête d’une forme plus prégnante, capable de contenir l’informe, car la matière n’est pas une matrice qui porterait en son sein toutes les formes possibles ; c’est la forme qui est féconde, qui suscite la forme, produit le mouvement, engendre des êtres différenciés. Le passage, ainsi effectué, est celui de la puissance à l’acte. Et c’est le second binôme.

     La matière relève de la puissance et la forme de l’acte. La matière est puissance des contraires, capable de ceci et de cela, de l’être comme du non être, c’est dire qu’elle est toutes choses « en puissance », riche de tous les possibles, pauvre de n’en réaliser aucun. Sous l’effet de la forme, cette pure possibilitas devient potentia, et cette potentia précipite son mouvement jusqu’à l’acte qui témoigne que la matière a pris forme. L’acte c’est l’accomplissement, la plénitude, la perfection, le moment de repos. Tous les processus naturels relèvent de ce passage de la matière à la forme, de la puissance à l’acte, et toutes les entreprises humaines. Une différence ici cependant intervient entre les processus physiques ou biologiques qui s’effectuent spontanément et les procédures de l’action humaine qui ne peuvent s’effectuer sans le concours d’une volonté, qui favorise par son consentement et son effort le passage à l’acte, que ce soit pour jouir – comme don Juan – des possibles dont il tarde à refermer l’éventail, que ce soit pour capter la puissance que la dynamique du motus ad formam a libérée, pour tenter d’outrepasser la fin envisagée et d’aller toujours plus loin. De délai en délai, le mouvement va jusqu’à s’infinitiser. Le paradoxe de l’homme c’est qu’il est toujours habité par ce démon de l’illimité. La tradition aristotélicienne aura retenu trois manifestations de ce démoniaque dans l’homme : l’argent, la technique et le désir, ou si vous préférez le Capital, la Machine, le Désir. Il ne s’agit, rien moins, que d’une illimitation du mouvement de la puissance à l’acte, qui en diffère indéfiniment la réalisation, ce qui engendre chez l’homme une boulimie d’avoir et une frénésie de pouvoir. L’homme certes  ne serait pas un homme s’il n’avait la possibilité de différer le processus du passage à l’acte, mais est-il encore un homme quand il en exile le terme à l’infini ? On a affaire à la plus radicale contestation de la Nature, entendue comme ordre naturel. L’infinitisation détruit l’être substantiel fini. La puissance, en s’illimitant, ne se satisfait d’aucune fin ; elle indétermine l’être. Seule une ontologie du fini pourrait nous garder du « mauvais infini » d’une potentialisation sans limite.

     Revenons un instant à la relation puissance-nature. L’infini de la puissance est enveloppé en la Nature et, contenu par elle, il y trouve les conditions propres de son apparaître : succession des saisons qui maintiennent la Terre, succession des générations qui reproduisent les schémas culturels et assurent la transmission des valeurs, des savoirs et des savoir-faire. Pourtant aucun vivant n’est en acte tout ce qu’il peut être ; c’est pourquoi le processus se poursuit, contenu cependant par l’ordre naturel. La suppression de la puissance abolirait l’homme en tant qu’il délibère, agit et s’efforce. Les générations animales sont relativement fixes, les générations humaines tracent une Histoire, mais l’Histoire elle-même doit être contenue par l’ordre naturel. Marx et Maurras, en des langages différents, le diront l’un et l’autre. La matière, surabondante, n’en finit pas d’être mise en forme, mais c’est dans une forme qu’elle s’accomplit. « Etre en acte », dit Aristote, c’est « être dans sa forme ». La puissance, cependant, a toujours tendance à s’échapper, mettant en question l’identité des familles, leur pérennité, et l’identité même des individus. Aristote alors répète : « Tout changement tend vers une fin » (Méta, 999b 5). « Tout ce qui devient s’achemine vers un principe et une fin » (Méta,  1050 a 7). L’achèvement demeure à venir ; on en escompte un accroissement d’être, mais il faut qu’il vienne à terme. L’avenir est clos et prescrit. L’infini est un mirage, il est, dit Aristote, « Ce au-delà de quoi on peut toujours continuer à poser quelque chose de nouveau » (Phys. III, 8, 208 a 15). Ce recul indéfini de la limite serait la négation de la Nature. Reste qu’aucun acte n’épuise la puissance ; en chaque activité s’enveloppe ainsi une « réserve » d’excès. Et c’est ainsi que la Nature compose avec l’Histoire. Périodiquement, politiques, philosophes, artistes bousculent les formes établies pour en extraire la puissance : la force, ainsi libérée, s’exprime dans un jeu de métamorphoses, mais, bien vite, la forme rattrape la force. On n’aura changé que de style.

     Il est cependant, disions-nous, trois instances qui entraînent l’homme à coopérer à la potentialisation à l’infini de ses activités : le Capital, la Machine, le Désir. Le Capital, en tant qu’il illimite les processus économiques, emporte toute identité et défait toute substantialité. Aristote l’avait parfaitement compris dans sa critique de la Chrématistique. Anticipant sur la distinction entre « valeur d’usage » et « valeur d’échange », il rappelait que la monnaie ne pouvait avoir d’autre rôle que de faire circuler les objets de consommation et de les rendre ainsi accessibles à tous : il est donc un moyen terme et doit le rester. Une économie en revanche, qui n’aurait d’autre visée que le profit, serait celle qui ferait de l’objet de consommation le moyen terme de la circulation monétaire et non plus la fin. Tout devient alors indifféremment marchandise. Cette indifférenciation n’a plus égard au besoin humain. L’échange n’aura plus d’autre but que faire croître le Capital, susceptible d’un accroissement sans limite, à partir du moment où l’argent n’est plus un simple moyen d’établir l’équivalence entre les produits commercialisés, mais une fin en soi. On conçoit que le Capital apparaisse comme l’Anti-Nature, c’est-à-dire l’agent de dénaturation le plus puissant qui soit, emportant famille et société, allant jusqu’à déshumaniser l’homme même. Le Capital « libère » ce que la Nature soumettait, illimitant l’espace et le temps. Supprimant les frontières, levant les bornages, il ouvre le marché universel de l’échange, où il banalise tous les biens en une universelle équivalence et indifférencie tous les peuples ; définalisant la durée, il livre l’humanité indifférenciée à l’emportement d’une Histoire qui aurait perdu jusqu’au sens de sa fin. Le Capital engendrera Luther, l’expansion sans frein du prêt à intérêt, le libéralisme économique et son jumeau le marxisme, l’Internationale et la Mondialisation. Quand tout devient échangeable, l’homme lui-même se fait « marchandise ». Le Capital, disait Marx, c’est « l’aliénabilité absolue ». Toute puissance ne s’exerce dûment que dans la limite, forme et fin qui l’actualise. Aristote le dit et redit : « La quantité suffisante de la propriété financière, en vue d’une vie heureuse, n’est pas illimitée » (Pol. I, 8, 1256 b 31). L’appropriation se règle sur l’usage et l’usage sur le besoin. Quand le « bien-vivre » cesse d’être régulateur, surgit un désir infini de l’infini dans sa vacuité et son indétermination. Parce qu’il est un substitut qui ne remplace rien, l’argent finit par tenir lieu de tout.

     L’illimitation de la puissance par le Capital trouve un autre agent, la Machine. Pourquoi ? – Parce que la technique ouvre la perspective d’un « pouvoir faire » sans limite, susceptible d’un développement sans fin. C’est, de ce fait, la seule réalité qui accrédite la notion de progrès. La technique n’est pas normée de l’extérieur : son déploiement suit sa propre loi, ce qui exclut que l’homme en soit le sujet ou le principe, encore moins la fin. Dès lors, elle ne s’aligne pas sur les besoins de l’homme ; ne visant pas à les satisfaire, elle ne saurait être mesurée par eux. Bien loin d’être leur médiation, elle les irréalise, pour susciter en revanche le possible illimité des désirs. Elle n’est donc pas puissance de l’homme ou au service de l’homme, elle est plutôt une puissance dépassant l’homme et l’emportant, en dépit de lui-même, dans son propre développement. Le problème majeur qu’elle pose serait donc celui de savoir comment l’homme pourra la maîtriser, alors qu’elle est pour l’homme une puissance extérieure, puissance qui le dépasse au point qu’elle pourrait bien demain le modifier dans son imaginaire, dans ses désirs et même dans sa constitution biologique. Et voici l’homme « dénaturé », en passe d’inquiétantes mutations entre artefact et virtuel. Descartes avait voulu l’homme « maître et possesseur de la Nature » ; apprenti sorcier, le voici emporté par une force titanesque vers un destin qu’il ignore. Son aliénation est à son comble en cette « mobilisation totale » qui fait de chacun, homme, femme et enfant, ce que Jünger appelle un « travailleur ». Telle est cette ère de masses et de machines dans laquelle nous sommes tombés, nous dépossédant même de l’anticipation de notre avenir.

     Tout ceci cependant n’est possible que parce que l’illimitation de la puissance trouve en nous-même son complice, le Désir. Les Anciens avaient une belle image pour fustiger un désir sans limite : le tonneau des Danaïdes. Aristote exalte la « tempérance » : « Le tempérant ne désire que ce que prescrit la droite règle ». L’excès à éviter serait de rechercher le plaisir pour lui-même : « La convoitise naturelle n’exige rien d’autre que la satisfaction du besoin ». La perversion est de faire du plaisir, qui ne saurait être qu’un adjuvant dans la poursuite d’une fin naturelle, non plus un simple moyen mais une fin. C’est ce déplacement qui engendre l’excès : le désir en effet, motivé par le seul plaisir, en vient à instrumentaliser toutes les fins naturelles qui lui sont offertes, s’ingéniant à les multiplier et à les dépasser. Et c’est ainsi que le désir s’infinitise, bientôt impersonnel, étranger à toute forme arrêtée et bientôt à l’humanité même, échappant dorénavant à toute identité. L’excès du désir fait éclater le fini qui prétendait le contenir. Le désir n’a pas plus de principe que de fin. Ayant perdu toute fin propre, l’homme de désir voit son identité s’effacer, au terme des métamorphoses qu’il aura traversées : il a cessé d’être un sujet pour n’être plus qu’une suite sans fin d’évènements. Précédé, porté et traversé par la puissance du désir, il voit tomber toutes les limites, barrières et parapets, à l’intérieur desquels il pouvait encore prétendre à une identité. Un avatar de cet « homme de désir » pourrait bien être aujourd’hui le Consommateur, celui dont le désir insatiable est comme multiplié par des sollicitations toujours nouvelles : au « donjuanisme », dont Mozart ou Kierkegaard avaient pu rêver, succède le consumérisme, où la puissance en jeu est soumise, par une satisfaction momentanée, à un amortissement limité, mais indéfiniment répétable. Le désir, qui n’était originellement qu’un moyen – court-chemin – entre la puissance et l’acte, devient alors une fin indéfiniment différée, en regard de laquelle tout ce qui était fin jusqu’alors est instrumentalisé, c’est-à-dire réduit à l’état de moyen. L’homme de désir, animal dénaturé, est celui à qui la Nature vient à manquer. « Consommer, a-t-on dit, c’est jouir d’exister sans identité fixe ».

     Comment sortir de cette impasse ? – Le processus de dénaturation a fini par faire de la société un corps sans organisme, c’est-à-dire un corps où la différenciation fonctionnelle ne distingue plus les organes. Un organisme est un ensemble d’organes finalisés et hiérarchisés, selon un principe de subsidiarité. L’ultime degré de cette mise aux normes est la subjectivisation. Maurice Merleau-Ponty parlait d’un « corps-sujet ». Dans le magma chaotique et anarchique d’un univers mondialisé, cette organicité, a fortiori cette subjectivité s’est perdue. Nations, familles, corps de métiers, « corps sans organisme, ne peuvent que se perdre dans ce magma. L’homme lui-même, corps sans organisme, hâte sa dédifférenciation religieuse, culturelle, familiale, sociale, sexuelle pour n’être plus que cette matière amorphe, au sens aristotélicien des termes, infiniment plastique et malléable, même plus « prolétaire », ni même « travailleur », mais simple « machine désirante », soumise au caprice de la mode et à la loi du consumérisme. Qu’il faille retrouver Aristote n’est pas alors un vain mot. Il nous réapprendra la nature : « Il n’y a pas d’être, écrit-il, à qui sa nature permette de faire ou de subir n’importe quoi » (Phys. I, 5, 188 b 32). Et encore : « Il n’y a rien de désordonné dans les choses qui sont par nature et conformes à la nature, car la nature est, en tout, cause d’ordre » (Phys. VIII, 1, 252 a 12). La nature c’est l’origine, la naissance, la détermination géographique et sociale, l’héritage et le patrimoine, c’est aussi la fin escomptée dans l’horizon d’une famille, d’une corporation, d’une cité. C’est la limite qui nous garde des maléfices du « mauvais infini » et des illusions d’un possible sans fin. Donnons-nous donc une « philosophie de la nature » qui nous inspirera cette « morale par provision », capable de nous garder dans la sérénité dans l’imprévisibilité et l’imprédictibilité du cours des choses.

 

 

Pierre MAGNARD

 

Ajouter un commentaire