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Michel Ferrandi

 

Le bien commun selon Jacques Maritain

 

     Le bien commun est l’âme de la société. Maritain n’en doute pas. D’une certaine manière, toute son œuvre de philosophie politique tourne autour de ce point. Mais parce que Maritain n’est pas essentialiste mais existentialiste – au sens où il reconnaît la primauté de l’acte d’être, à la suite de saint Thomas –, il ne saurait mener cette réflexion en faisant abstraction des problèmes majeurs que rencontre la politique : le naturalisme (avec l’affaire Maurras), le machiavélisme, l’humanisme (son évolution nécessaire dans le temps et le problème que pose l’humanisme marxiste qui est athée), la démocratie (sa véritable essence et ses sens dévoyés), les droits de l’homme, l’État (et l’ambiguïté du concept de souveraineté). C’est à travers la prise en compte de ces problèmes de philosophie politique que Maritain est parvenu à concilier société et personne. Sa conception est à la fois communautaire et personnaliste. Son maître mot est que la société est « un tout composé de touts », non pas un tout composé de tous, ce qui reviendrait à faire de chacun seulement une partie, mais un véritable tout composé de personnes qui sont à elles-mêmes des fins et non des moyens.

 

1. L’homme est une personne

 

     La nature spirituelle de l’homme lui confère un statut particulier dans la Nature : il est une personne. Cela signifie qu’il est un tout et non une partie : « La notion de personnalité implique ainsi celle de totalité et d’indépendance ; si indigente et si écrasée qu’elle puisse être, une personne est comme telle un tout, et en tant que personne elle subsiste de manière indépendante. Dire que l’homme est une personne, c’est dire que dans le fond de son être il est un tout plus qu’une partie, et plus indépendant que serf. C’est ce mystère de notre nature que la pensée religieuse désigne en disant que la personne humaine est l’image de Dieu. La valeur de la personne, sa liberté, ses droits, relèvent des choses naturellement sacrées qui portent l’empreinte du Père des êtres et qui ont en lui le terme de leur mouvement. La personne a une dignité absolue parce qu’elle est dans une relation directe avec l’absolu, dans lequel seul elle peut trouver son plein accomplissement ; sa patrie spirituelle, c’est tout l’univers des biens ayant une valeur absolue, et qui reflètent en quelque façon un Absolu supérieur au monde, et qui attirent à lui » (1).

     Mais l’homme est aussi un zoon politikon. Il vit en société. Ce tout qu’est un homme n’est pas un tout fermé sur lui-même mais un tout ouvert : « Il en est ainsi non seulement à cause des besoins et des indigences de la nature humaine, en raison desquelles chacun a besoin des autres pour sa vie matérielle, intellectuelle et morale, mais aussi à cause de la générosité radicale inscrite dans l’être même de la personne, à cause de cette ouverture aux communications de l’intelligence et de l’amour qui est le propre de l’esprit, et qui exige l’entrée en relation avec d’autres personnes. À parler absolument, la personne ne peut pas être seule. Ce qu’elle sait, elle veut le dire ; et elle-même elle veut se dire : à qui, sinon à d’autres personnes ? » (2).

     Ainsi, l’homme vit en société parce qu’il est un tout indigent et généreux. Il a besoin des autres pour se parfaire mais aussi pour se donner. Il tend naturellement à se parfaire et à parfaire les autres. Cela nous semble peut-être gênant. Nous aimerions que l’homme soit ou bien complètement dépendant, ou bien complètement indépendant. Et pourtant la réalité est bien là : ce n’est ni l’un, ni l’autre. L’homme est bien esprit, mais le plus faible des esprits. Il est capable de donner, mais sa condition charnelle le place dans une indigence essentielle.

     Une conséquence sur la nature de la société en résulte : « C’est dire qu’elle est un tout de touts, – puisque la personne comme telle est un tout. Et elle est un tout de libertés, puisque la personne comme telle signifie maîtrise de soi ou indépendance (je ne dis pas indépendance absolue, ce qui est le propre de Dieu). La société est un tout dont les parties sont elles-mêmes des touts, et elle est un organisme fait de libertés, non de simples cellules végétatives. Elle a son bien à elle et son œuvre à elle, qui sont distincts du bien et de l’œuvre des individus qui la composent. Mais ce bien et cette œuvre sont et doivent être par essence humains, et par conséquent se pervertissent s’ils ne contribuent pas au développement et au mieux-être des personnes humaines » (3).

     Le bien commun est le bien de la société, mais il n’est humain que s’il contribue au bien des personnes. Ce dernier n’est pas à entendre de façon anarchique comme dans le libéralisme où chacun ne pense qu’à soi, ce qui d’ailleurs n’est pas le propre de la personne comme telle, mais plutôt de l’individu. Le bien des personnes n’est pas non plus dans le bien du tout qui se sacrifierait les parties : « Le bien commun de la cité n’est ni la simple collection des biens privés, ni le bien propre d’un tout qui (comme l’espèce par exemple à l’égard des individus ou comme la ruche à l’égard des abeilles) rapporte à soi seul et se sacrifie les parties ; c’est la bonne vie humaine de la multitude, d’une multitude de personnes, c’est-à-dire de totalités à la fois charnelles et spirituelles, bien qu’il leur arrive de vivre plus souvent dans la chair que dans l’esprit. Le bien commun de la cité est leur communion dans le bien-vivre ; il est donc commun au tout et aux parties, je dis aux parties comme étant elles-mêmes des touts, puisque la notion même de personne signifie totalité ; il est commun au tout et aux parties, sur lesquelles il se reverse et qui doivent bénéficier de lui. Sous peine de se dénaturer lui-même, il implique et exige la reconnaissance des droits fondamentaux des personnes (et celle des droits de la société familiale, où les personnes sont engagées plus primitivement que dans la société politique) ; et il comporte lui-même comme valeur principale la plus haute accession possible (c’est-à-dire compatible avec le bien du tout) des personnes à leur vie de personne et à leur liberté d’épanouissement, – et aux communications de bonté qui à leur tour en procèdent » (4).

     Et encore : « Bref l’œuvre politique est essentiellement une œuvre de civilisation et de culture. Ce sont les aspirations foncières de la personne humaine qui illuminent et découvrent la nature de cette œuvre, et l’aspiration la plus foncière de la personne est l’aspiration à la liberté d’épanouissement. La société politique est destinée à développer des conditions de vie commune qui tout en procurant premièrement le bien, la vigueur et la paix du tout, aident positivement chaque personne à la conquête progressive de cette liberté d’épanouissement, laquelle consiste avant tout dans la floraison de la vie morale et rationnelle, et de ces activités intérieures (« immanentes ») que sont les vertus intellectuelles et morales. Le mouvement ainsi déterminé, et qui est le mouvement propre de la communauté politique, est un mouvement vers l’affranchissement ou l’émancipation conforme aux vraies aspirations de notre être ; affranchissement progressif des diverses formes de servitude politique (car l’homme étant un « animal politique », c’est un vœu de notre nature que chacun participe activement et librement à la vie politique) ; affranchissement des diverses formes de servitude économique et sociale (car c’est aussi un vœu de notre nature que nul homme ne soit dominé par un autre homme comme un organe au service du bien de celui-ci). Il se peut que l’homme ne devienne pas meilleur. Du moins son état de vie deviendra meilleur. Les structures de la vie humaine et la conscience de l’humanité progresseront (5).

     Le bien commun est commun au tout et aux parties. Trois conséquences en résultent : redistribution, autorité et moralité. Redistribution car le citoyen est une personne dont la fin transcende la société et donc la société doit aider la personne en tant que telle à se développer. Autorité car le bien commun exige que des hommes exercent le gouvernement de la cité. Ils sont dotés de l'autorité correspondante. Et leur autorité s'exerce sur des hommes libres. Cette autorité est d'abord la possession du peuple qui a droit à se gouverner lui-même, et qui confie l'exercice de l'autorité à des représentants, lesquels sont chargés en retour de gouverner en étant au service du peuple. À ce titre, Maritain a consacré de nombreuses pages à la critique de la notion de souveraineté (6), laquelle signifie au sens propre une autorité transcendante et séparée du peuple. Enfin, moralité du bien commun car la bonne vie de la multitude est avant tout une bonne vie morale. La politique doit être au service de la croissance morale des gouvernés. Maritain critique le machiavélisme qui a séparé la politique de la morale, sans pour autant qu'il faille tomber dans un hypermoralisme qui consisterait à ne pas assez tenir compte de la spécificité du politique, c'est-à-dire du bien commun, lequel est bien de la société. En effet, il faut tenir compte de ce que la société est capable de supporter comme exigences morales, compte tenu de sa situation concrète. Il peut alors arriver, au regard de ce que la société est capable de vivre, que soient intégrés dans le droit des comportements déviants. Le bien commun est bonne vie de la multitude.

     Mais n'y a-t-il pas un paradoxe dans la double affirmation : l'homme fait partie de la société et la personne humaine dépasse la société ? Ce ne peut être évidemment sous le même rapport. Mais la chose est difficile à saisir. Maritain écrit : « Il y a une différence énorme entre cette assertion <l'homme, selon certaines choses qui sont en lui, est engagé tout entier comme partie de la société politique>, et cette autre assertion : <l'homme est partie de la société politique selon lui-même tout entier et selon tout ce qui est en lui>. La première est vraie, la seconde est fausse » (7).  Que signifie cette entièreté qui n'en est pas vraiment une ? Que signifie qu'une personne puisse s'engager tout entière mais non selon tout ce qui est en elle ? Plus loin, Maritain donne l'exemple du philosophe qui est tout entier engagé dans la philosophie mais non selon tout ce qui est en lui, ou encore l'exemple du coureur qui est tout entier engagé dans la course mais non selon tout ce qui est en lui. C'est qu'en effet, l'homme est tout entier engagé dans les actes significatifs de sa vie. On ne se donne pas au métier de la philosophie sans s'y engager tout entier. On ne se donne pas à la recherche de l'exploit sportif sans s'y engager tout entier. Les actes significatifs de la vie humaine supposent de se donner. Eh bien, la vie sociale suppose aussi de s'y donner. On peut même dire que, dans un premier temps, on n'a pas le choix. L'indigence de l'homme est telle que, sans la société, on végète plus qu'on ne vit. C'est pour notre bien le plus élémentaire que nous sommes engagés tout entier dans la société. Même ma respiration est engagée dans la société pour autant que je respire l'air d'un territoire national et pour autant que, sans l'organisation sociale, je serais déjà mort et ne pourrais par conséquent pas même respirer. Ceci est l'engagement nécessaire. Mais il y a aussi l'engagement choisi. Parvenu à la conscience de ma situation de citoyen, j'ai à assumer cet engagement dans la société et à vivre ma vie d'homme au service de la société. Alors je respire pour pouvoir vivre et apporter ma contribution à la société. Tout ce qui est en moi est engagé dans la société, comme le coureur est engagé dans la course. Mais, c'est le complément indispensable : la personne n'est pas engagée selon tout ce qui est en elle. C'est dire qu'il y a des choses dans l'homme qui dépassent la société. Ces choses seront prises dans l'engagement de la personne dans la société, mais de soi elles la dépassent. Ainsi en est-il, par exemple, de la vérité. La contemplation philosophique participe au bien commun, mais ce n'est pas là sa finalité et elle ne reçoit pas ses règles de lui. De même, le chrétien qui est en moi est engagé dans la société, mais sa finalité dépasse la société politique.

     En résulte une inévitable tension entre les aspirations de la personne humaine et l'étroitesse de la société dont elle a pourtant besoin. Cette tension ne peut se résoudre que dans un dynamisme qui fait tendre la personne humaine vers la société parfaite qu'est l'Église : « Il y a ainsi un mouvement pour ainsi dire vertical des personnes elles-mêmes au sein de la société, – parce que la racine première de la personne n'est pas la société, mais Dieu ; et parce que la fin ultime de la personne n'est pas la société, mais Dieu ; et parce que le foyer auquel la personne constitue de plus en plus parfaitement sa vie de personne est au niveau des choses éternelles, tandis que le niveau auquel elle se constitue comme partie d'une communauté sociale est le niveau des communications temporelles. Ainsi la personne réclame la société et tend toujours à la dépasser, jusqu'à ce qu'elle entre enfin dans la société de Dieu. De la société familiale (plus fondamentale parce qu'elle concerne la perpétuation de l'espèce) elle passe à la société civile ou politique (plus élevée parce qu'elle concerne la vie rationnelle elle-même), et au sein de la société civile elle éprouve le besoin de sociétés ou de co-amitiés plus restreintes, intéressant la vie intellectuelle ou morale elle-même, qu'elle choisit à son gré, et qui aident son mouvement ascensionnel à un niveau plus élevé, et dont elle souffrira cependant et qu'elle devra dépasser. Et au-dessus de la société civile elle entre, franchissant le seuil d'un royaume qui n'est pas de ce monde, dans une société supra-nationale, supra-raciale, supra-temporelle, qui s'appelle l'Église, et qui concerne les choses qui ne sont pas à César » (8).

     La conception que présente Maritain est personnaliste en ce sens que la société est communauté de personnes, communautaire parce que l'individu est moindre que le tout qu'est la société, pluraliste parce qu'elle reconnaît la relative autonomie de communautés (communautés inférieures à l'État ou supérieures comme l'Église ou la communauté internationale), théiste ou chrétienne, non par une profession de foi explicite mais par une vitalité.

     Ces vues que nous venons de présenter sont présentes dans le texte Les Droits de l'homme et la loi naturelle, écrit en 1942, en pleine guerre mondiale. Cinq ans plus tard, Maritain va les reprendre et les approfondir dans La Personne et le bien commun.

 

2. La personne et le bien commun

                                                                                             

     La pièce maîtresse de La Personne et le bien commun, c'est la distinction entre l'individu et la personne. Qu'est-ce que l'individu ? Qu'est-ce que la personne ? L'homme est composé d'esprit et de corps. L'esprit est forme substantielle du corps. L'homme est un, mais ces deux principes constitutifs que sont l'esprit et la matière constituent en lui deux pôles. Du côté de la matière, l'homme est sujet de besoin. Besoin de manger, de boire, mais aussi besoin d'éducation : l'homme est soumis à la loi de dispersion inhérente à la matière. Un être n'en triomphe que tant que la forme domine sur la matière. Pour les êtres inertes, cela dure tant que l'action des corps extérieurs ne se montre pas écrasante. Encore faut-il tenir compte du temps qui fait que l'eau elle-même peut devenir écrasante pour la roche au point d'y creuser son lit. Pour les vivants, le temps est encore plus compté. La forme ne réussit à préserver la matière de la dispersion qu'au prix d'une régénération permanente comme le montre le phénomène de la nutrition. Si l'homme est ainsi sujet de besoin et tenu dans l'indigence, c'est en raison de sa matérialité. Cette même matérialité est à la racine de l'individualité. Un corps est individué par la matière (9). Le moi individuel de l'homme est donc un moi indigent en raison de la matière, c'est un moi qui a besoin de mille choses, un moi qui a peur de manquer – celui-là même qui stocke à domicile des kilos de sucre en période de pénurie –, c'est le moi haïssable qu'a dénoncé Pascal. Une société d'individus est donc un tout dont dépendent les individus quant à la satisfaction de leurs besoins. L'individu n'y est qu'une partie, il est moindre que le tout et il est pour le tout. C'est ainsi que fonctionne la société animale. L'individu y est totalement ordonné au tout. Cela peut sembler paradoxal car nous avons dit précédemment que l'individu était centré sur lui-même et maintenant nous disons qu'il est centré sur le tout auquel il appartient. Mais le paradoxe n'est qu'apparent. Car si l'individu est centré sur la communauté, c'est bien parce que sa survie en dépend directement. Il est centré sur la communauté par nécessité de la matière, pour sauver sa peau, et cela l'attache à la communauté quasiment comme à son dieu. La société totalitaire fonctionne ainsi. C'est pourquoi nous voyons fleurir, dans tout régime totalitaire, le culte de la personnalité du chef, comme si elle absorbait les individualités. C'est que tout est fait, dans ce type de société, pour que chacun ne se sente vivre ou survivre que grâce au chef. Ainsi le régime totalitaire n'est pas incompatible avec l'individualisme ; il est même la formule politique du plus étroit individualisme, celui ou chacun ne pense qu'à sauver sa peau. Il est caractéristique de la communauté animale, sous un régime de vie qui ne dépasse pas l'instinct.

    Mais il y a une autre sorte d'individualisme, celui de l'utilitarisme, qui consiste à concevoir le bien commun comme la somme des intérêts particuliers. Chacun ne doit penser qu'à soi, ce qui est censé procurer le maximum de bien général. Ce type d'individualisme a visage humain, mais n'en demeure pas moins un type d'organisation animal qui conduit au totalitarisme. En effet, si l'individu ne s'intéresse au bien commun que dans la stricte limite où celui-ci satisfait son intérêt, inévitablement il recherchera son maximum d'intérêt, ce qui conduira à la domination des plus forts sur les plus faibles et, à l'extrême, au totalitarisme. Ainsi, que l'on regarde l'entonnoir par le haut ou par le bas, ça n'en demeure pas moins un entonnoir. L'individualisme utilitariste en est le haut, l'individualisme totalitaire en est le bas.

     Cependant, il ne s'agit pas de nier la réalité de la société des individus. Par notre pôle matériel, nous sommes constitués individus et, en tant que tels, nous sommes subordonnés à la société comme la partie à son tout. Mais l'homme n'est pas qu'individu, il est aussi une personne et de même que l'individu doit être subordonné à la personne, de même la société des individus doit être subordonnée à la société des personnes. Mais qu'est-ce qu'une personne et qu'est-ce que la société des personnes ?

      Le statut de personne, la personnalité viennent de la dimension spirituelle de l'homme. L'esprit fait que le sujet qui en est doté se possède lui-même. Il est un soi. En effet il a conscience de lui-même, il est capable de dire « je ». D'autre part, il est capable d'aimer, c'est-à-dire de se donner. L'individu disait besoin, la personne dit générosité. Elle tend à communiquer ses actes de connaissance et à aimer d'autres soi-même. Nous voyons ici que la vie sociale n'est pas faite seulement de manques à combler, elle est faite aussi de générosité, de libres dons. Si donc la personne est foyer indépendant de rayonnement, c'est donc qu'elle est plus que la société. Ce qui le manifeste le mieux, c'est que sa destinée finale transcende la société, puisqu'elle est de voir Dieu. On comprend mieux alors la formule de Maritain : la société est « un tout composé de touts ». Il faut tenir les deux choses : la personne est un tout qui dépasse la société, elle n'est pas engagée dans la société « selon tout ce qui est en elle ». Mais la personne est engagée tout entière dans la matérialité, et sous cet angle de l'individualité, elle est entièrement une partie de la société. Au premier point de vue, celui de la personnalité, le bien commun devra se reverser  sur les personnes, permettre leur maximum d'épanouissement possible compatible avec le bien de tous. Au second point de vue, l'individu doit se subordonner au tout qui est plus grand que lui.

     Mais le statut de personne ne fonde pas seulement le reversement du bien commun sur les personnes. Il fonde aussi la tendance à la communion. La personne tend naturellement à la communion avec d'autres personnes. Si bien que l'on ne peut pas reprocher à la notion de personne d'inclure une tendance à l'individualisme, comme le fait Charles de Koninck (10). Au contraire, la meilleure façon de fonder le bien commun, c'est de le fonder sur la personne. D'autant plus que seule la personne est véritablement apte à la communauté. En effet, seule la personne est capable d’adhérer à un bien qui est commun à d'autres. « Le bien commun est commun parce qu'il est reçu dans des personnes » (11). Le commun, dans toute sa radicalité, exige la communication. Aristote disait que c'est le langage qui fait passer du grégaire à la polis.

     Maritain en déduit une conception profonde et analogique, très spirituelle du bien commun : « Ce qui constitue le bien commun de la société politique, ce n'est donc pas seulement l'ensemble des biens ou services d'utilité publique ou d'intérêt national (routes, ports, écoles, etc.) que suppose l'organisation de la vie commune, ni les bonnes finances de l'Etat, ni sa puissance militaire, ce n'est pas seulement le réseau de justes lois, de bonnes coutumes et de sages institutions qui donnent sa structure à la Nation, ni l'héritage de ses grands souvenirs historiques, de ses symboles et de ses gloires, de ses traditions vivantes et de ses trésors de culture. Le bien commun comprend toutes ces choses, mais bien plus encore, et de plus profond, de plus concret et de plus humain : car il enveloppe aussi et avant tout la somme elle-même (très différente d'une simple collection d'unités juxtaposées, car même dans l'ordre mathématique Aristote nous avertit que 6 est autre chose que 3+3), il enveloppe la somme ou l'intégration sociologique de tout ce qu'il y a de conscience civique, de vertus politiques et de sens du droit et de la liberté, et de tout ce qu'il y d'activité, de prospérité matérielle et de richesse de l'esprit, de sagesse héréditaire inconsciemment mise en œuvre, de rectitude morale, de justice, d'amitié, de bonheur et de vertu, et d'héroïsme, dans les vies individuelles des membres de la communauté, selon que tout cela est, dans une certaine mesure, communicable, et se reverse dans une certaine mesure sur chacun, et aide ainsi chacun à parfaire sa vie et sa liberté de personne. C'est tout cela qui fait la bonne vie humaine de la multitude » (12).

     Plus encore que de ce qui est institutionnel, le bien commun est composé de ce qui est personnel et qui a une puissance de communication. Dans l'énumération qu'en donne Maritain, nous voyons qu'il y a des biens personnels qui concernent directement la société :  conscience civique, vertus politiques et sens du droit et de la liberté, justice. Prospérité matérielle, richesse de l'esprit, bonheur sont des biens plus personnels, mais pour autant que ces biens possédés par un citoyen profiteront aussi aux autres citoyens, alors ils feront partie du bien commun. Cependant il est difficile de mesurer cette communication. Quelle est, sur les autres membres de la société, la force d'impact de la contemplation philosophique d'un philosophe attaché à sa table de travail ? Faut-il se limiter à la communication verbale ? Sans doute y a-t-il une communication invisible. Bref, la mesure selon laquelle le bien personnel se communique aux autres citoyens est mystérieuse et l'on ne saurait trop se rattacher au principe selon lequel bonum diffusum sui. Parce que le bien est diffusif, tout bien personnel se répand sur les autres. Il y a un effet papillon de tout acte moralement bon. Cela montre encore combien la personne humaine, du fond de son être, est zoon politikon, combien elle est communicante, communiante. Le mot socius en latin signifie compagnon. La société consiste à nous accompagner mutuellement.

     Ainsi le bien commun doit se reverser sur les personnes. Mais Maritain entend aller plus loin : le bien commun « ne préserve sa vraie nature que s'il respecte ce qui le dépasse » (13). Cela signifie d'abord qu'il faut respecter que la personne soit ordonnée à la béatitude. Et cela signifie ensuite qu'il faut respecter ce qui est naturellement de l'ordre de l'absolu : « J'entends la loi naturelle et la règle de la justice et les demandes de l'amour fraternel ; j'entends la vie de l'esprit, et tout ce qui est en nous une inchoation naturelle de la contemplation ; j'entends la dignité immatérielle de la vérité, dans tous les domaines et à tous les degrés, si humbles soient-ils, de la connaissance spéculative, et la dignité immatérielle de la beauté, qui toutes deux sont plus nobles que les choses de la vie commune, et ont toujours leur revanche quand celles-ci prétendent les courber » (14).

     Maritain résume la nature du bien commun en le comparant à la nature de l'homme. En effet, l'homme est marqué d'une part par l'abondance – c'est l'esprit, c'est la personne – mais aussi par l'indigence – c'est la matière, c'est l'individu. Eh bien, de même, le bien commun est marqué par l'abondance – il se reverse sur les personnes –, mais il est marqué aussi par l'indigence – il est au service des personnes, de façon indigente, pour les aider à atteindre des fins qui transcendent la société.

 

3. Corollaires

 

3-a « Une société vitalement chrétienne »

 

     Le bien commun s'enrichit de ce que la société soit vitalement chrétienne. Ce n'est pas une identité chrétienne d'apparat, ni une identité chrétienne de privilège. C'est une identité qui respecte l'autonomie du politique et donc ne peut l'influencer qu'en étant au cœur de la société, c'est-à-dire dans sa vie même. De même que la grâce élève la nature en se tenant à ses sources, de même le christianisme influence le politique en plongeant dans sa vie. « Une société politique vitalement et réellement chrétienne serait chrétienne en vertu de l'esprit même qui l'anime et qui informe ses structures, c'est-à-dire qu'elle serait chrétienne évangéliquement. Et parce que l'objet immédiat de la cité temporelle est la vie humaine avec ses activités et ses vertus naturelles, et le bien commun humain, non la vie divine et les mystères de la grâce, une telle société politique ne requerrait pas de ses membres un credo religieux commun et ne mettrait pas dans une situation d'infériorité ou de diminution politique ceux qui sont étrangers à la foi qui l'anime ; et tous, catholiques et non-catholiques, chrétiens et non-chrétiens, dès l'instant qu'ils reconnaissent, chacun dans sa perspective propre, les valeurs humaines dont l'Évangile nous a fait prendre conscience, la dignité et les droits de la personne, le caractère d'obligation morale inhérent à l'autorité, la loi de l'amour fraternel et la sainteté du droit naturel, se trouveraient par là-même entraînés par son dynamisme et seraient capables de coopérer à son bien commun. Ce n'est pas en vertu d'un système de privilèges et de moyens de contrainte externe et de pression, c'est en vertu de forces internes développées au sein du peuple et émanant de lui, en vertu du dévouement et du don de soi des hommes qui se mettraient au service de l'œuvre commune et dont l'autorité morale serait librement acceptée, en vertu des institutions, des mœurs et des coutumes, qu'une telle société politique pourrait être appelée chrétienne, non dans ses apparences, mais dans sa substance » (15).

     Dans la société chrétienne, l'Évangile inspire la vie sociale non par une adhésion à un credo religieux, mais par une adhésion aux valeurs humaines qu'il véhicule (16). Cela suppose notamment que les autres religions soient à égalité avec la religion chrétienne devant le droit civil. « Par là même que la société politique a différencié plus parfaitement sa sphère propre et son objet temporel, et rassemble de fait dans son bien commun temporel des hommes appartenant à des familles religieuses différentes, il est devenu nécessaire que sur le plan temporel le principe de l'égalité des droits s'applique à ces différentes familles » (17).

 

3-b L'amitié, âme de la société

 

     La vie sociale suppose tout d'abord la justice sans laquelle on ne peut pas se sentir respecté dans ses droits fondamentaux. Mais la justice ne suffit pas, car elle a un caractère trop rigide, trop rigoureux pour alimenter nos relations sociales. Il y a une épaisseur humaine dans le vivre ensemble à laquelle la seule justice ne suffit pas. C'est ce qu'Aristote avait vu en mettant l'amitié au cœur de la vie sociale. « Si la structure de la société relève avant tout de la justice, c'est de l'amitié civique que relève le dynamisme vital et la force créatrice interne de la société. L'amitié fait le consentement des volontés, demandé par la nature, mais librement accompli, qui est à l'origine de la communauté sociale. L'amitié est la cause propre de la paix civile. Elle est la forme animatrice de la société, Aristote le savait bien, qui distinguait les espèces de communauté d'après les types d'amitié. La justice et le droit ne suffisent pas, ce sont des conditions prérequises indispensables. La société ne peut pas vivre sans le perpétuel don et le perpétuel surcroît provenant des personnes, sans la source de générosité, cachée au plus profond de la vie et de la liberté des personnes, que l'amour fait jaillir » (18).

 

3-c La communion

 

     Le bien commun, c'est aussi une œuvre à faire en commun, une communion dans une œuvre à faire. La société relève de l'ordre pratique. Elle est à faire et à refaire en permanence, tout comme notre vie morale. Si des hommes consentent à vivre ensemble, ce doit être par la raison et la volonté, c'est-à-dire en vue d'un projet raisonné et voulu. L'oeuvre à réaliser par les hommes assemblés en société, c'est la bonne vie humaine de la multitude. Ce n'est pas un bien spécialisé, comme l'est le bien économique ou le bien écologique. C'est le bien humain de la multitude.

     Précisons la nature de cette communion en distinguant société et communauté (19). De façon générale, la communauté est avant tout une œuvre de nature. Elle est liée à l'ordre biologique. On parlera, par exemple de communauté nationale. De naître en France, cela fait appartenir à la Nation française. Une société est davantage le fruit de la raison. Dans le cas de la société et dans le cas de la communauté, l'objet autour duquel se tissent les liens entre les personnes n'est pas le même. Dans la communauté, l'objet précède les déterminations de l'intelligence et de la volonté et crée un inconscient collectif, des structures psychologiques, des sentiments communs et des mœurs communes. Dans une société, l'objet n'est pas un donné, un fait, mais il est à construire. Il résulte des décisions de la raison. La communauté est « un produit de l'instinct et de l'hérédité dans des circonstances et dans un cadre historique donnés : la société est un produit de la raison et de la force morale » (20). Par conséquent, dans la communauté, la communion relève d'un héritage de l'histoire et du déterminisme de la nature, alors que dans la société, elle relève de la raison et de la liberté.

     Il convient en particulier de distinguer société et Nation. La Nation n'est qu'une communauté. Comme le montre l'étymologie – le mot « nation » vient de nascere qui veut dire naître –, la Nation est l'ensemble de ceux qui sont nés sur le même territoire national. Mais ce n'est pas au sens biologique de la Race. La Nation est une réalité éthico-sociale. La naissance a ici un sens moral : naissance à la vie de l'esprit, à la vie civilisée, à la culture, à des mœurs communes, à l'histoire commune, à des espoirs mais aussi des préjugés communs. La Nation est aussi synonyme d'attachement à un héritage, à une lignée.

     Par rapport à une communauté ethnique qui, elle aussi, a ce même rapport au sol et à l'histoire, une Nation a en plus d'avoir pris conscience d'elle-même, de son identité. « Une Nation est une communauté d'hommes qui prennent conscience d'eux-mêmes tels que l'histoire les a faits » (21). Ce processus de prise de conscience est bon en lui-même, mais il a donné aux XIXe et XXe siècles le nationalisme qui consiste à mettre la Nation au-dessus de la société. La Nation a un sol, lieu de vie, de travail, de souffrance et d'espoirs. La société aussi a un sol, mais en tant que territoire administré. La Nation a une langue, des institutions, des droits qui sont ceux des personnes à pouvoir participer aux valeurs nationales. Elle a une vocation historique, dont la dimension est universelle car elle manifeste les potentialités de l'homme.

     Pour autant, la Nation n'a pas statut de société. Elle est « une communauté de communautés ». Elle n'a pas de tête, pas d'organisation rationnelle ni juridique, pas de bien commun à poursuivre, elle a de la solidarité mais pas d'amitié civique. Elle est plutôt le sol sur lequel va s'élever la société politique. C'est donc une grande erreur de concevoir la Nation comme étant la société ou l'État. Car cela aboutit à considérer comme loi ce qui n'est que coutume. Alors l'on a vu des Nations imposer leurs lois arbitraires par la force, revendiquer le génie de la Nation, sacraliser l'égoïsme national, troubler l'ordre parmi les peuples. On a substitué à la loi des liens de sang, des liens de privilèges, des liens de clan, de parti ou des liens avec le chef. Cela dit, si la société politique et la Nation ne se confondent pas, en revanche la société politique engendre la Nation, car il est normal qu'autour d'un bien commun voulu rationnellement se greffe le sentiment d'appartenir à une même communauté nationale.

     Remarquons enfin que dans la société de type individualiste-bourgeois, il n'y a pas de projet commun (22). Dans la communauté de type racial, il y a une recherche de communion, mais qui ne se fait pas autour d'un objet. La communion est recherchée pour elle-même. On se sent bien en groupe. Pour maintenir l'identité du groupe, il faudra alors se démarquer des autres groupes ; on prendra conscience de soi-même en s'opposant aux autres. « C'est en reconnaissant et haïssant ses ennemis que le corps politique (de la communauté raciale) réalisera sa propre conscience commune. Et finalement comme il faudra bien faire quelque chose et tendre vers quelque chose, ce quelque chose, qui n'est pas un objet déterminé, ni une fin proprement dite, ne sera lui-même que le sens d'un mouvement, ou le sens d'un rêve, une marche indéfinie vers on ne sait quelles conquêtes » (23).

 

3.d Le pluralisme

 

     Si la société respecte la personne humaine alors elle doit respecter la pluralité de personnes humaines et donc la pluralité de conceptions politiques car la personne humaine a droit à se former une idée de la société dans laquelle elle veut vivre et elle a droit à s'associer avec d'autres pour promouvoir cette idée. La société droite, autrement dit la démocratie, est nécessairement pluraliste. Mais elle éclaterait s'il n'y avait pas un socle commun, une pratique fondamentale commune : la pratique démocratique. Il faut qu'il y ait une pratique politique commune qui corresponde à ce qu'on appelle la démocratie. Il serait cependant illusoire d'attendre les mêmes justifications théoriques de cette pratique démocratique. On ne peut pas fonder la démocratie vécue sur une théorie commune, car on ne peut pas exiger du peuple l'adhésion à une même théorie. La démocratie est fondée sur une conception pratique dont les justifications théoriques peuvent être bien différentes selon les écoles de pensée et les convictions, même s'il existe de droit une véritable justification théorique de la démocratie. C'est ici que prend racine un sain pluralisme, un pluralisme authentiquement démocratique. Il émane de ce que l'homme est doué de raison et qu'il participe à la vie politique avec le libre usage de sa raison. Mais ce que la démocratie est en droit d'exiger de lui, c'est d'adhérer pratiquement et donc activement à un idéal concret commun. D'autre part, la démocratie n'est pas passive par rapport aux idées politiques : elle les reconnaît comme possibles et elle promeut la collaboration entre hommes de pensées différentes en vue du bien commun.

     Maritain définit ce socle commun qui est au fondement de la démocratie comme « credo de la liberté » (24). Si l'on doit en effet concevoir l'idéal concret démocratique sous forme de credo ou de foi, c'est bien parce que nous sommes devant quelque chose qui doit être convaincant sans relever d'une justification théorique particulière qui s'imposerait à tous. Il y a deux erreurs à éviter. La première, c'est de n'avoir aucun socle commun au nom de la  sacro-sainte liberté individuelle. « La démocratie bourgeoise du XIXe siècle était neutre même en ce qui touche à la liberté. De même qu'elle n'avait pas de réel bien commun, elle n'avait pas de réelle pensée commune – pas de cerveau à elle, mais un crâne neutre et vide, tapissé de miroirs » (25). La seconde, c'est de réclamer une adhésion à une théorie comme on l'a fait au siècle des Lumières où les philosophes pensaient pouvoir fonder la démocratie sur un appareil d'idées théoriques ou bien encore en calquant le credo démocratique sur le modèle religieux comme la religion civile de Rousseau. Cela a conduit de fait à des systèmes totalitaires qui ont réclamé pour eux une confiance absolue.

     Au fondement de cette foi, on trouve la loi naturelle qui, dans la conscience de tout homme, lui fait connaître le bien, le mal et les exigences de la dignité humaine. Mais la foi démocratique s'étend au-delà. Elle est comme une réfraction de la loi naturelle sur le plan social. Elle contient les droits de l'homme et les devoirs correspondants, les droits et devoirs de la famille, des associations, des groupes ; elle contient l'idée du gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ; elle affirme l'autorité politique, l'obligation morale d'obéir à la loi, la justice, la fraternité, la liberté religieuse, la tolérance, l'identité nationale, la coopération entre les peuples, etc.

 

4. L'ordination de la personne à sa fin ultime

 

     « La personne humaine est ordonnée à Dieu comme à sa fin ultime absolue, et cette ordination directe à Dieu transcende tout bien commun créé, bien commun de la société politique et bien commun intrinsèque de l'univers » (26). L'homme n'est pas une partie de l'univers, à la différence des autres créatures corporelles. Il n'est pas subordonné à l'univers. Il est voulu et aimé par Dieu pour lui-même. Ce faisant, l'homme est ordonné à Dieu, mais comme un être aimé pour lui-même. Il est aussi ordonné à l'univers si l'on inclut dans l'univers le royaume des esprits. Mais il faut distinguer l'ordre naturel et l'ordre de la grâce. Dans l'ordre naturel, c'est l'individu qui l'emporte sur la personne, car l'homme est plus proche des autres créatures que de Dieu, de sorte que l'homme est plus voulu pour le bien de l'univers que pour son propre bien. En revanche, dans l'ordre de la grâce, les choses se renversent. Le bien de grâce d'un seul est supérieur au bien de nature de l'univers tout entier, anges compris. Evidemment, le bien de grâce d'un seul est subordonné au bien de grâce de la société des bienheureux. Cependant, avant que le bien de grâce se constitue socialement, il faut qu'il se constitue personnellement. L'âme en possession de Dieu vit une union intensément personnelle avec lui. La dimension sociale n'est pas constitutive de la dimension personnelle. « Elle l'accompagne » (27). Maritain ajoute : « C'est seulement par voie de conséquences que, Dieu étant le bien commun de la multitude des créatures béatifiées qui toutes communient à lui, elles communient dans son amour les unes avec les autres, extra visionem, par toutes les communications créées de mutuelle connaissance et de mutuelle charité, et d'adoration commune, qui découlent de la vision, par ces échanges et cette conversation du ciel et ces illuminations, et cette commune louange de Dieu, qui reversent sur chacune d'elles les biens qu'elles ont en commun. L'acte éminemment personnel par lequel chacune voit l'essence divine transcende et fonde à la fois leur bienheureuse communauté» (28). De plus, l'union par l'intellect spéculatif est plus intime que l'union par l'intellect pratique. On sera donc plus uni à Dieu contemplé qu'à Dieu imité dans son gouvernement. Or la contemplation est un acte personnel. La béatitude consiste donc plus en union personnelle qu'en union à réaliser, laquelle relève de l'intellect pratique. Notre fin dernière est d'abord personnelle.

     Par conséquent, « la vie contemplative est meilleure que la vie politique » (29). Ce n'est pas là affaiblir la notion de bien commun en la subordonnant à celle de bien individuel. Mais c'est le bien commun lui-même qui l'exige, car si ce bien est commun à des personnes, il faut qu'il respecte ce qu'est la personne et donc qu'il honore la prévalence de la contemplation.

 

5. Libéralisme, communisme, totalitarisme

 

     La dissolution de la personne conduit la société à trois impasses : le libéralisme bourgeois, le communisme, l'anti-communisme et anti-individualisme totalitaire ou dictatorial. Ces trois conceptions ont en commun d'être matérialistes.

     Le libéralisme bourgeois exacerbe la liberté de l'individu. L'État est tenu de satisfaire ses desiderata. Maritain la qualifie de démocratie anarchiste-masquée (30). Apparemment, c'est une démocratie car le peuple est mis en avant, notamment à travers la notion de volonté générale. Mais au fond, c'est une anarchie, car chacun n'y obéit qu'à soi-même. En effet, Rousseau fait erreur sur la notion de liberté. Il considère que l'homme est nativement en possession de sa pleine liberté. Ce faisant, il confond le libre-arbitre qui, en effet, nous est donné à la naissance, et la liberté d'indépendance qui, elle, est le fruit d'une conquête. Considérant donc que l'homme est dans un état de parfaite liberté dès la naissance, Rousseau en déduit que la société devra respecter cette liberté et se construire autour d'elle. Mais pour ce faire, il invente cet étonnant concept de contrat social qui consiste à accepter de perdre sa liberté pour la retrouver mystérieusement augmentée de la volonté de tous, formant ainsi la volonté générale. Si bien que la volonté générale étant le fond même de ma volonté, en lui obéissant, je continue d'obéir à moi-même. Maritain ne s'y trompe pas : « Déclarer que l'autorité réside dans la multitude comme dans son sujet propre et sans pouvoir en sortir pour exister en tels hommes responsables, c'est un tour d'escamotage destiné à permettre à des mécanismes irresponsables d'exercer le pouvoir sur les hommes sans avoir d'autorité sur ceux-ci. Ainsi le pouvoir (le pouvoir de l'État) masque l'anarchie » (31).

     Le communisme est une réaction contre cet individualisme exacerbé du libéralisme bourgeois.  Il faut libérer l'homme de l'aliénation qui résulte de la recherche de la satisfaction individuelle. Mais au lieu d'envisager cette libération comme libération de la personne humaine, le communisme l'envisage comme libération de l'homme collectif. C'est-à-dire que, certes le bien commun se reverse sur les personnes, mais pas en tant qu'aide à l'épanouissement personnel de chacun, mais plutôt comme moyen de produire « l'homme générique », l'homo oeconomicus libéré. L'homme libéré, c'est l'homme de la société économique qui s'est subordonné toutes les autres sphères de la vie sociale. L'homme produit – c'est l'activité économique – et se produit lui-même par cette activité. C'est ce processus qu'il s'agit de libérer (32). Ainsi Marx entend libérer l'homme dans son être social ; ce faisant il propose une dissolution de la personne humaine dans la société.

     Enfin la réaction anti-communiste et anti-individualiste de type totalitaire ou dictatorial est une tentative d'absorber la personne humaine dans le tout social, au nom de la toute-puissance de l'Etat, ou bien de l'esprit du peuple, ou encore de la race et du sang. Les individus s'identifient alors à un maître absolu, car renonçant à leur consistance de personne, ils réclament qu'un autre leur dicte ce qu'ils doivent faire. Maritain a analysé ce processus de dévoiement politique qui substitue à l'autorité le pouvoir et justifie les moyens par la fin. En vérité, l'autorité est fondée sur le droit, c'est-à-dire le droit naturel (33). En effet, la société ne peut pas exister sans une autorité qui la dirige, et cela pour le bien de tous. Ce sont les personnes elles-mêmes qui ont droit à l'autorité exercée par un certain nombre d'entre eux pour le bien de tous. Le pouvoir est alors constitué par l'ensemble des moyens dont dispose l'autorité pour diriger la communauté et il n'est justifié que dans la perspective de l'exercice de l'autorité. Or le régime totalitaire ou dictatorial sépare le pouvoir de l'autorité. Non seulement c'est un pouvoir qui s'exerce au-delà de ce que réclame l'autorité – abus de pouvoir –, mais surtout c'est un pouvoir qui s'exerce sans autorité, soit parce qu'il a été conquis par la force, soit parce qu'il bafoue les droits de la personne humaine.

     La seconde caractéristique de ce régime politique, c'est la justification des moyens par la fin, autrement dit le machiavélisme. En effet, dès lors que le pouvoir s'exerce sans autorité, c'est-à-dire sans droit à l'exercer et au mépris du droit, alors tous les moyens sont bons pour conserver le pouvoir et l'augmenter. On fera alors valoir que l'ordre social justifie tels ou tels pouvoirs et telles ou telles décisions. Le machiavélisme veut être un réalisme politique au nom duquel on dissocie la politique et la morale. En réalité, c'est une perversion de la politique, c'est l'organisation d'un désordre politique dont la réussite ne peut être qu'à court terme (34).

 

Conclusion

 

     La conception politique de Maritain est communautaire et personnaliste. La société est « un tout composé de touts ». Il faut tenir ces deux totalités que sont d'une part la personne et d'autre part la société. C'est à cette condition seulement que l'on évite de penser la société humaine sur le mode de la société animale ou que l'on fait exploser la société en monades leibniziennes. C'est aussi à cette condition que l'on peut concevoir que la personne fasse partie de la société et en même temps soit ordonnée à une fin qui dépasse la société. La personne est toute entière engagée dans la société, mais pas selon tout ce qui est en elle. La personne aspire à des biens qui dépassent la société et dont le plus haut est la béatitude. Par conséquent, loin d'être incompatible avec la notion de bien commun, celle de personnalité en est le cœur. Le bien commun d'une société humaine est le bien commun de personnes humaines. Ce n'est pas la notion de personne qui serait insuffisante pour penser le bien commun mais celle d'individu. Le bien commun d'individus est le propre d'une société animale, pas d'une société humaine. Mais précisément, la personne n'est pas l'individu et c'est faute de ne pas avoir compris cette distinction capitale faite par Maritain que certains ont pu croire qu'il sacrifiait le bien commun sur l'autel de l'individualisme.

     Mettre la personne au cœur du bien commun, c'est aussi étendre le bien commun bien au-delà de tout ce qui est institutionnel ou même simplement visible. Entrent dans le bien commun et en tant que fine pointe de ce qui le constitue les biens des personnes qui sont de nature communicable, et cela dépasse largement ce que nous pouvons voir. 

     Enfin, la notion de personne est le plus sûr rempart contre les totalitarismes que l'on a vu fleurir au XXe siècle. La nécessité qu'il y ait un État et que celui-ci détienne un réel pouvoir représente un risque majeur dès lors que cet État se désolidarise de sa source qu'est le peuple. L'histoire de l'humanité le montre suffisamment.

 

Michel FERRANDI

 

 

(1) Jacques Maritain, Les Droits de l'homme et la loi naturelle, Œuvres complètes, vol. VII, p. 621.

(2) Ibid., p. 622.

(3) Ibid., p. 623.

(4) Ibid., p. 624.

(5) Ibid., p. 647

(6) Cf. notamment Jacques Maritain, L'Homme et l'État, chapitre II, Œuvres complètes, vol. IX.

(7) Jacques Maritain, Les Droits de l’homme et la loi naturelle, Oeuvres complètes, vol. VII, p. 628.

(8) Ibid., p. 630.

(9) Cf. Thomas d’Aquin, Somme de Théologie, Ia, q. 3, a. 3.

(10) Charles de Koninck, De la primauté du bien commun contre les personnalistes, éd. Fides, Montréal, 1943.

(11) Jacques Maritain, La Personne et le bien commun, Œuvres complètes, vol.IX, p.198.

(12) Ibid., p. 200-201.

(13) Ibid., p. 208.

(14) Ibid., p. 208-209.

(15) Jacques Maritain, Les Droits de l'homme et la loi naturelle, op. cit., p. 634.

(16) Sur les rapports de la démocratie et du christianisme, nous renvoyons à Yves Floucat, Maritain ou le catholicisme intégral et l'humanisme démocratique, Téqui, Paris, 2003 et à Paul Valadier, Maritain à contre-temps, DDB, Paris, 2007.

(17) Jacques Maritain, Les Droits de l'homme et la loi naturelle, op. cit., p. 636.

(18) Ibid., p. 641.

(19) Nous suivons ici les distinctions très claires qu'apporte Jacques Maritain au chapitre I de L'Homme et l'État, Œuvres complètes, vol. IX.

(20) Ibid., p. 484.

(21) Ibid., p. 486.

(22) Cf. notre cinquième point.

(23) Ibid., p. 644.

(24) Jacques Maritain, L'Homme et l'État, op. cit., p. 609.

(25) Ibid.

(26) Jacques Maritain, La Personne et le bien commun, op. cit., vol. IX, p. 173.

(27) Ibid., p. 179. Maritain cite Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, q. 4, a. 8, rép. 3.

(28) Ibid., p.179.

(29) Ibid., p.182.

(30) Jacques Maritain, Principes d'une politique humaniste, op. cit., vol. VIII, p. 212.

(31) Ibid., p. 213.

(32) Cf. Jacques Maritain, « L'humanisme marxiste », La Philosophie morale, Œuvres complètes, vol. IX, p. 640 sv.

(33) Cf. Principes d'une politique humaniste, chap. II, « Démocratie et autorité », Œuvres complètes, vol. VIII.

(34) Jacques Maritain, Principes d'une politique humaniste, chap. V, « La fin du machiavélisme ». Voir aussi L'Homme et l'État, chap. III, « Le problème des moyens ». Cf. aussi l'analyse de P. Valadier, op. cit., p. 91-98, où l'auteur montre que la critique de Maritain est plus nuancée qu'il n'y paraît car Maritain a conscience du danger que représente, a contrario, l'hypermoralisme en politique.

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