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Jean-Baptiste Échivard 5

 

La ‘séparation’, comme disposition vers la Métaphysique1

 

  1. Position du problème

Tout homme a, en lui, une question qui porte sur Dieu, ou des questions, des attitudes  à prendre, à vivre sur des réalités ‘séparées’ des réalités terrestres : la question de la mort, de ce qui peut exister après la mort ou la présence en  nous, comme animant nos actes, d’un esprit qui peut être indépendant de la matière ; parfois même ces questions sont portées par une certaine expérience religieuse de Dieu, expérience commune, très confuse peut-être, sans doute très pauvre, mais présente néanmoins dans l’intelligence :

 

Il y a en effet une connaissance de Dieu commune et confuse, présente en presque tous les hommes, soit parce qu’il est connu par soi que Dieu est, comme c’est le cas pour d’autres principes de démonstration, soit – comme c’est plus vraisemblable – parce que l’homme peut, grâce à la raison naturelle, parvenir immédiatement à une certaine connaissance de Dieu. Voyant en effet les choses de la nature se dérouler selon un ordre défini, et puisqu’il n’y a pas d’ordonnancement sans un ordonnateur, les hommes perçoivent le plus souvent qu’il y a un ordonnateur des choses que nous voyons2.

 

Connaître que Dieu existe d’une manière commune et sous une certaine confusion, est présent naturellement en nous dans la mesure où Dieu est la béatitude de l’homme : l’homme, en effet, désire naturellement la béatitude, et ce que l’homme désire naturellement est naturellement connu de lui. Mais ceci n’est pas connaître purement et simplement que Dieu existe3

 

Cette expérience est, comme le dit Maritain ‘pré-philosophique’4, antérieure à l’analyse philosophique proprement dite, mais elle existe ; elle est même présente dans toutes les cultures, que ce soit dans les expériences authentiquement religieuses ou les formes plus déviées, plus pathologiques du ‘divin’, des ‘réalités divines’ que toute époque a connues, mais qui fleurissent aujourd’hui, fortement et visiblement, étant donné l’amplification que les moyens de communication sociale peuvent leur donner.

Cela signifie que si la raison humaine s’interroge sur le réel sensible pour en déterminer la nature, elle se porte aussi sur ce qui le dépasse : s’il y a comme une expérience pré-philosophique de Dieu ou une interrogation sur la mort, sur la subsistance de notre être ou d’une ‘partie’ de celui-ci après la mort, il y a, à partir d’elles, une question philosophique, ‘méta-physique’, au sens le plus étymologique du terme : l’être, ce qui est, peut-il exister au-delà des réalités physiques, qui, corruptibles, sont vouées à mourir ? Si Dieu existe, il est Cause première de l’univers et de l’homme, cause universelle de tous les êtres, a-t-il a une existence ‘séparée’ de l’univers et de l’homme ? Est-il le seul être à être ‘séparé’ ?

Il y a donc un lien entre les questions ‘métaphysiques’ et la question de réalités ‘séparées’ de la matière et du mouvement, mais existant réellement. On pourrait même dire, si l’on prend le terme de métaphysique au sens étymologique, sens le plus simple possible5, que l’objet propre de la Métaphysique concerne ces êtres ‘séparés’ de la matière et du mouvement, de la  corruption dans leur existence et dans leur essence. Par conséquent, parler de la Métaphysique, c’est parler de la séparation et réciproquement. C’est à dire que la question de la séparation nous permet de comprendre le ‘climat’ dans lequel se situe la Métaphysique, l’esprit avec lequel nous pouvons l’aborder, tout comme l’expérience de l’être mobile nous situe dans le ‘climat’ de la philosophie de la nature.

Il n’est donc pas étonnant que dans un texte qui traite de ‘science divine’ et cherche à préciser ce qu’elle est, comment elle connaît son objet propre et quels noms peuvent la caractériser, saint Thomas parle de ‘séparation’ pour analyser la façon dont elle connaît, la distinguant ainsi des autres sciences spéculatives à qui il attribue, et chacune différemment, l’abstraction :

 

Ainsi donc l’intellect distingue une chose d’une autre de diverses façons selon les diverses opérations : selon l’opération par laquelle il compose et divise, il distingue une chose d’une autre du fait qu’il intellige qu’une chose n’est pas dans une autre ; mais dans l’opération par laquelle il intellige ce qu’est la quiddité de chaque chose, il distingue une chose d’une autre, en comprenant ce qu’est cette chose sans rien intelliger de l’autre, ni qu’elle existe avec la première, ni qu’elle soit séparée d’elle. C’est pourquoi on n’appelle pas proprement séparation cette seconde distinction, mais seulement la première6. (c’est nous qui soulignons)»

 

Dans les choses qui peuvent être divisées en réalité, c’est la séparation qui a lieu plutôt que l’abstraction7

 

 […] c’est pourquoi, considérer la substance sans la quantité relève davantage du genre de la séparation que de l’abstraction8

 

Ainsi donc, dans l’opération de l’intellect, on trouve une  triple distinction : la première, selon l’opération de l’intellect qui compose et divise, qui est proprement séparation, et celle-ci appartient à la science divine ou métaphysique ; la deuxième, selon l’opération par laquelle sont formées les quiddités des choses, qui est l’abstraction de la forme par rapport à la matière sensible, et celle-ci appartient aux mathématiques ; la troisième, selon cette même opération, est l’abstraction de l’universel à partir du singulier, et celle-ci appartient aussi à la physique et est commune à toutes les sciences, parce que dans toute science, on laisse de côté ce qui est accidentel et on garde ce qui est par soi9

  

 Les questions posées par Thomas qui commente le texte de Boèce, portent sur la façon dont les sciences spéculatives se comportent par rapport à la matière et au mouvement. Nous pourrions nous dire : voilà une manière bien ancienne de poser le problème mais aujourd’hui il est très différemment posé : les mathématiques sont des science hypothético-déductives qui construisent leur objet et sont absolument formelles, c’est à dire des opérations de la raison que l’on qualifierait de ‘pures’, les sciences de la nature sont autant théoriques qu’expérimentales, et quant à la Métaphysique, à vrai dire, aucun terrain expérimental lui permet de prendre son envol comme discipline intellectuelle.

Remarquons d’abord que cette qualification de l’objet des sciences spéculatives par la manière de se comporter face au mouvement et à la matière est une distinction tout à fait première, élémentaire, une donnée assez immédiate de l’expérience que nous faisons de la  réalité. Il y a du mouvement et de la matière dans la réalité, de la contingence et de la corruption, mais en même temps, nous faisons l’expérience d’un désir, d’une tendance vers ce qui peut être incorruptible, immatériel, parfait et infini : les réalités divines sont aussi présentes, d’une certaine manière, comme question, c’est à dire comme objet de la raison humaine, c’est à dire encore, comme expérience humaine vécue dans les cultures, sous des formes variées, y compris à travers des formes que l’on pourrait qualifier de pathologiques ou de caricaturales, voire des déviations graves10. Bref, si l’on s’interroge sur ce qui a matière et mouvement, on s’interroge aussi sur ce qui n’a pas matière et mouvement, sur ce qui est ‘au-delà’ de la matière et du mouvement.

 Mais avouons aussi que la question de la ‘séparation’ n’est pas commode à aborder si nous voulons lire notre texte, non pas en lecteur du XIIIème siècle, mais en celui du XXIème siècle, non pas en historien de la pensée de Thomas, mais en philosophe, afin de comprendre ce que nous pourrions recevoir philosophiquement de ce texte et de l’idée de ‘séparation’ comme caractéristique des dispositions de la connaissance métaphysique.

En effet, tout le texte de Boèce se propose, disions-nous, de voir quelles sont les capacités de la raison face à la foi, jusqu’où la raison humaine est capable d’aller par ses propres capacités et éclairée par la foi. Par conséquent les données de la foi tout comme la réalité extérieure que la raison humaine cherche à connaître sont présents dans notre texte ; il y a effectivement, comme données de la foi, et donc comme données à l’intelligence humaine qui cherche Dieu, des réalités séparées de la matière et du mouvement que rejoint, d’une manière ou d’une autre l’expérience humaine : Dieu, les anges, les bienheureux, la vie éternelle, l’état ‘séparé’ de l’âme après la mort, toute l’Église des saints, tout ce qui est donné comme révélé dans l’Écriture ; on ne peut pas oublier cela quand Thomas parle de ‘réalités séparées’ qui, quant à leur être, sont séparées de la matière et du mouvement.

Or, nous, lecteurs du XXIème siècle, nous cherchons à comprendre, certes aussi comment s’établit l’harmonie entre la foi et la raison, mais aussi et surtout ce qui caractérise les dispositions rationnelles proprement humaines de l’intelligence métaphysique, distinctes des sciences de la nature et des mathématiques. Saint Thomas, parce que Boèce le fait,  introduit la distinction aristotélicienne des trois sciences spéculatives et l’explique, donnant ainsi les grandes orientations essentielles de la  connaissance dans ces trois disciplines spéculatives et ceci pour, d’une certaine manière, déterminer ce qu’est la science théologique ; mais à dessein, dans cette étude, nous limitons le propos de saint Thomas à comprendre ce qui caractérise l’esprit des trois sciences spéculatives, le type d’abstractions auxquelles chacune se livre. Ici, il s’agit tout spécialement de comprendre l’orientation de l’intelligence humaine métaphysique pour la qualifier.

 

   2.   La critique du platonisme

            a) Dans l’article 2 de la question 5, saint Thomas se pose la question d’une science des êtres qui existent dans la matière et avec mouvement ; c’est justifier, en bon aristotélicien la possibilité qu’existe une ‘science’ des êtres naturels, les libri naturales, comme il existe une ‘science’ mathématique. Or sa réponse, commençant par une référence à Aristote11est une critique très nette de Platon.

Le platonisme est en accord avec Cratyle et Héraclite, puisque sa pensée implique que les réalités sont dans un flux perpétuel, qu’il n’ya pas de stabilité dans les choses, qu’il faut donc dépasser le sensible pour le connaître, c’est à dire s’en séparer :

 

À cause de la difficulté de cette question, Platon a été obligé de poser les Idées. En effet, comme le dit le Philosophe au livre I de la Métaphysique , il croyait que, selon l’opinion de Cratyle et d’Héraclite, tous les êtres sensibles étaient dans un écoulement permanent12 

           

Il y a donc des Idées, des Formes en soi, ‘séparées’ de la réalité sensible qui existent en soi ; c’est par la connaissance de ces substances séparées qu’est possible la conaissance des réalités sensibles :  

 

Et les sciences des substances sensibles ne sont pas fondées sur la connaissance de quelques substances séparées de celles-ci, comme il le dit dans le même texte13

           

            Pour rendre possible cette connaissance des réalités, Idées, Formes séparées, Platon, dans la République14, a donné un programme d’études et de formation du philosophe, situant les sciences à lui proposer pour aider son âme à se ‘séparer’ du sensible afin qu’elle se rende capable de contempler ces réalités ‘séparées’ ; les sciences mathématiques jouent un rôle central dans ce programme de  formation, comme si au terme d’une éducation mathématique, l’esprit pouvait acquérir une plus grande pureté intellectuelle grâce à l’abstraction mathématique qui disposerait à ‘saisir’, ‘voir’, et ‘contempler’ ces Idées, Formes, véritables essences des choses séparées du sensible.

b) En terminant l’article 3 de la question 5 dans lequel il expose la différence entre la séparation et les deux abstractions (celle de l’universel à partir du particulier et celle de la forme à partir de la matière) Thomas souligne combien cette différence répond au platonisme :

 

Et parce que certains, comme Pythagore ou les platoniciens n’ont pas compris la différence des deux dernières opérations par rapport à la première, ils se sont trompés en posant les mathématiques et les réalités universelles séparées des réalités sensibles15.

 

            Il souligne ainsi qu’en ne distinguant pas l’abstraction (et ses deux modalités) de la séparation, Platon a identifié les substances séparées aux êtres mathématiques, et dans la mesure où l’esprit les connaît comme il connaît les êtres mathématiques, c’est l’abstraction mathématique qui deviendra comme la caractéristique de l’intelligence métaphysique : comme les réalités mathématiques sont séparées de la matière sensible, les Idées, les Formes, les Essences en soi des choses sont séparées de la matière sensible.

Par conséquent, si, pour expliquer l’objet et le mode définir des libri naturales et s’il fait une distinction entre la séparation et l’abstraction afin d’éviter l’erreur platonicienne, on ne pourra donc pas comprendre dans un sens platonicien la question de la ‘séparation’ comme caractéristique de l’intelligence métaphysique.

 

   3. ‘L’expérience métaphysique’

Or il nous semble que la philosophie aristotélicienne est une philosophie de l’expérience et que, de ce fait, dans la Métaphysique, comme dans les autres disciplines, il y a  des expériences propres qui expliquent qu’on puisse parler d’interrogations métaphysiques. C’est à dire, des questions de l’intelligence humaine suscitées par tel ou tel type de réalités rencontrées dans l’expérience, auxquelles la raison naturelle de l’homme se trouve confrontée d’une manière ou d’une autre et qui sont  à la source de ses considérations métaphysiques.

 Notre question est donc précisément celle-ci : si l’expérience métaphysique est suscitée par des réalités qui sont, en totalité ou en partie, ‘séparées’ de la matière et du mouvement, quelles sont ces réalités ? Quelles expériences donnent à la Métaphysique le désir de dépasser la connaissance des êtres naturels qui ont matière et mouvement pour s’interroger sur ce qui est au-delà de la matière et du mouvement, mais qui existe réellement ?  Puisque c’est le réel qui est la mesure de la connaissance, qu’est-ce qui justifie qu’il y ait une Métaphysique, c’est à dire une disposition de la raison qui porte sur ce qui est au-delà de la physique ?

Il faut évidemment s’entendre sur l’expression ‘expérience’ pour s’efforcer de cerner comment aborder la Métaphysique. Notre intelligence en effet connaît la réalité à partir du sensible du fait qu’elle est relative au sens et qu’elle abstrait des images les concepts qu’elle se forme ainsi par l’abstraction ; elle atteint ainsi la quiddité d’une réalité sensible, elle dit ce qu’elle est d’un point de vue universel. En ce qui concerne les réalités qui, par nature, dans leur être même, dans leur existence, serait séparé de la matière, il est évident qu’on ne peut et que l’on ne pourra pas connaître directement, clairement et distinctement leur essence, leur quiddité, puisque, étant séparées, elles n’existent pas dans la matière ; comme le dit Thomas :

 

[…] il est impossible que l’âme humaine unie à un corps de cette nature [c’est à dire matérielle] connaisse la vérité des choses uniquement s’il peut s’élever  jusqu’à elle en l’abstrayant des images. Mais, en cela, elle ne peut d’aucune manière s’élever jusqu’à la connaissance des quiddités des substances immatérielles, qui ne sont pas proportionnées aux substances sensibles. C’est pourquoi il est impossible que l’âme humaine, unie de cette manière au corps, appréhende les substances séparées en connaissant d’elles ce qu’elles sont16

 

Mais certains signes, des effets constatés, nous mettent sur la voie de causes qui existent. Cela ne veut pas dire que l’on connaitra avec certitude la nature de la cause à partir de l’expérience de ces effets, mais l’on pourra au moins dire ce que n’est pas la cause, c’est à dire en quoi elle  se ‘sépare’ des causes dont nous pouvons avoir l’habitude de comprendre la  nature parce que celle-ci est connue par les sens. On sait très bien dans ce sens, que nous ne pourrons jamais connaître la nature de Dieu par notre raison, ni la nature des esprits angéliques17. Mais le problème se pose pour nous peut-être d’une manière plus aiguë à propos de la connaissance de l’esprit, de toutes les activités spirituelles de l’homme. J’ai l’expérience d’actes, de faits comme l’expérience du pardon, de l’amitié, de la prière etc., expériences que je peux nommer comme des expériences ‘spirituelles’, mais en disant cela, je manifeste que ces faits recueillis ont une cause et que, étant donné ce que je constate, cette cause n’est pas tout entière et selon tout elle-même relative au corps, à la matière, au comportement animal instinctif.

Cela ne veut pas dire que je sais pour autant ce qu’est l’esprit, que j’ai sur sa nature une connaissance claire et distincte ; néanmoins il n’en va pas de la connaissance de ce qu’est l’esprit comme de celle des substances séparées ou de Dieu : d’elles et de Lui, je ne peux dire d’aucune manière ce qu’elles sont, ce qu’Il est.

Mais je peux approcher davantage de la nature de l’esprit que de celle des substances séparées ou de Dieu, à jamais et par nature, en dehors de mes possibilités de connaissance. Parce qu’il s’agit d’actes humains, d’actes qui ont, de diverses manières une relation avec le corps, la matière, les passions sensibles, l’imaginaire ou la mémoire (toutes facultés qui ont un rapport, chacune différente, mais un réel rapport avec le corps, la matière) ; même si cette nature sera toujours perçue dans un clair-obscur conceptuel, à cause de sa nature immatérielle. Il peut y avoir, par exemple, comme un ‘langage’ du corps, à travers ses modalités d’existence féminine et masculine : si le corps féminin est différent du corps masculin, cette différence corporelle ne signifierait-elle pas une différence aussi spirituelle qui pourrait nous faire parler de ‘masculionité’ ou de ‘féminité’. Des questions aussi importantes que celle de la masculinité ou de la féminité, dela paternité ou de la maternité peuvent nous faire entrevoir un peu de la nature de l’esprit, de ce qui lui est nécessaire pour qu’il existe vraiment en conformité à son essence. On voit que tout ceci est dégagée à partir de l’expérience même de la différence ‘sexuelle’ conçue non pas à partir de la  seule génitalité, mais d’une manière beucoup plus universelle, celle de la différence et de la comp)lémentarité de la masculinité et de la féminité..

Sans doute faut-il beaucoup d’expériences, de temps et de sagesse pour, progressivement, à partir d’un faisceau d’observations, dire de l’homme que tout en lui n’est pas matière, sans supprimer le fait que la matière en lui ait sa signification spécifique, puisqu’elle signifie sa masculinité et sa féminité. Entre l’inconnaissance complète de la nature de l’esprit et l’illusion de la clarté et de la distinction sur la connaissance de celle-ci, il faut sans doute trouver une attitude médiane : accepter que l’on puisse dire quelque chose sur lui à partir de la signification du corps humain et de toutes les facultés humaines relatives au corps, mais accepter aussi que ce ‘quelque chose’ ne me donne pas une connaissance claire et distincte de ce qu’il est.

On parle du mystère de Dieu et du mystère de l’existence des esprits angéliques, mais ne peut-on parler tout autant du mystère qu’est la nature de l’esprit humain ?  On sait sur sa nature plus sans doute que sur la nature de Dieu dont on ne sait et dont on ne saura rien18, mais, parce qu’il est immatériel, sa nature demeurera toujours voilée à notre intelligence humaine quant à son mode terrestre de connaissance. Mais sans doute, nous le saurons, de la science des bienheureux, imparfaitement avant la Résurrection, plus parfaitement après, puisque nous verrons  Dieu.

Il y a, en ce sens, plus, dans le réel que dans le rationnel…

 

Essayons de dégager certaines de ces questions, voire de ces expériences recueilles par l’observation de diverses manières, qui seraient proprement ‘métaphysiques’ et qui seraient aussi, d’une manière assez commune, présentes dans toute intelligence.

 

Un jour, j’entendis un homme me dire que, la nuit, prenant un caillou dans sa main et regardant le ciel il se demanda : d’où vient le caillou ? Il savait très bien que cette question ne portait pas uniquement sur la composition physico-chimique du caillou, mais qu’elle débordait la réalité physique de celui-ci. Il était déjà dans une interrogation proprement méta-physique. Ou bien la question comme : Pourquoi y a t il de l’être plutôt que rien ? En vue de quoi ce caillou existe-t-il ? En vue de quoi l’univers ? Pourquoi la rose fleurit ? En vue de quoi l’homme ? etc. sont des questions qui dépassent l’immédiate réalité naturelle pour porter notre interrogation sur la totalité de l’univers. Elles vont ainsi jusqu’à l’évocation  des causes premières qui la font exister ;  personne ne peut empêcher un homme de se poser ce type de questions.

Les poètes eux-mêmes ne le soulignent-ils pas ? :

 

La nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles.

L’homme y passe à travers une forêt de symboles

Qui l’observent avec des regards familiers19.

 

Le métaphysicien ne pourrait-il pas, lui aussi, être comme se décrit Baudelaire ? :

 

Je veux, pour composer chastement mes églogues,

Coucher auprès du ciel, comme  les astrologues,

Et, voisin des clochers, écouter en rêvant

Leurs hymnes solennels emportés par le vent.

 

Les deux mains au menton, du haut de la mansarde,

Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde ;

Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,

Et les grands ciels qui font rêver d’éternité20

 

Ou bien, face à la mer, ne pourrait-il reprendre ce que Valéry contemple ? Est-on dans la contemplation poétique, métaphysique ? N’y a t il pas comme une coïncidence des deux, que la beauté du monde vient justifier ? :

                  

Quel pur travail de fins éclairs consume

Maint diamant d’imperceptible écume,

Et quelle paix semble se concevoir !

O récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des dieux !21 

 

Les sagesses, les mythologies diverses, les poètes, les tragédies et même certains romans, sont des activités rationnelles dans lesquelles l’homme n’exprime-t-il pas une aspiration, une soif d’un au-delà de la nature, de la contingence et de la corruption ? L’expérience de la beauté ne peut elle aussi susciter une interrogation sur un au-delà de ce monde : d’où vient le fait que le monde soit beau, même si l’homme est capable de l’avilir ? :

 

C’est cet immortel instinct du beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au-delà, et que révèle la vie, est la preuve la plus vivante de notre immortalité. C’est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique, que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau ; et quand un poème exquis amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d’un excès de jouissance, elles sont plutôt le témoignage d’une mélancolie irritée, d’une population des nerfs, d’une nature exilée dans l’imparfait et qui voudrait s’emparer immédiatement, sur cette terre même, d’un paradis révélé22.

 

La mort appelle l’inquiétude de l’homme, l’immensité de l’univers rend la raison peut-être plus humble face aux dimensions du réel qui dépassent la connaissance que l’on peut en avoir, comme nous l’avons déjà souvent dit ; nous pouvons aussi interpréter en terme de ‘mystère’ l’existence de l’esprit, parce que nous pouvons parfois rester muet  d’admiration ou de perplexité devant la profondeur de la personne humaine et le bien qui diffuse d’elle ou le mal dont sa responsabilité est porteuse : nous voyons bien que la personne humaine ne peut se réduire à des principes d’interprétation strictement psychologiques ou sociologiques, et parfois ne sommes-nous pas à nous-même comme un mystère dont nous ne déchiffrons que lentement la signification, tout en pressentant que celle-ci ne pourra être pleinement révélée qu’au soir de notre vie ?

Bref, le philosophe, quand il aborde cette question de la ‘séparation’, se trouve devant une immense champ d’observations, d’expériences séculaires de l’humanité, chantées par les poètes, criées même dans les tragédies qui, toutes, manifestent une aspiration, une quête de l’intelligence humaine devant des réalités qui dépassent la matière et du mouvement.

 

   4.  La Métaphysique implicite

Saint Thomas parle de ‘séparation’ à propos de la science divine et il distingue cette opération de l’abstraction proprement dite dont il parle pour les mathématiques et les libri naturales : pour les mathématiques, il s’agit de l’abstraction de la forme par rapport à la matière, pour les libri naturales, de l’abstraction de l’universel à partir du singulier :

 

Ainsi, dans l’opération de l’intellect, nous trouvons une triple distinction : l’une concerne l’opération de l’intellect qui compose et divise ; elle se nomme proprement séparation et elle concerne la science divine ou la Métaphysique ; l’autre concerne l’opération qui forme les quiddités des choses : c’est l’abstraction de la forme à partir de la matière : il s’agit des mathématiques ; la troisième, dans cette même opération est l’abstraction de l’universel à partir du particulier ; elle est aussi du ressort de la physique et elle est commune à toutes les sciences, puisque dans toutes les sciences, on néglige ce qui est accidentel pour considérer ce qui est par soi23

             

Comment comprendre cette ‘séparation’, caractéristique de la ‘science divine’, incluant dans ce terme à la fois la théologie révélée et les noms donnés à la Métaphysique, philosophie première, théologie philosophique ?

            Nous pouvons déjà remarquer qu’il y a comme plusieurs présupposés nécessaires pour expliquer ce concept de ‘séparation’.

1) La distinction entre l’appréhension simple et le jugement qui vient du fait que l’intelligence compose et divise :

 

Il faut donc savoir que, d’après le Philosophe, au livre III du De l’âme, il y a une double opération de l’intellect : l’une que l’on appelle ‘l’intelligence des indivisibles’ par laquelle l’essence de chaque chose est connue, l’autre, par laquelle il compose et divise, formant une énonciation affirmative ou négative24

 

Le terme de l’appréhension simple est la connaissance d’une nature posée dans une définition, saisie au terme d’une abstraction qui, au-delà du particulier et de l’accidentel définit l’essentiel de la chose. Cette appréhension de la nature d’une chose peut être appréhension de l’existence possible ou simplement pensée d’une chose ; elle n’est pas saisie de l’existence elle-même de cette chose. La quiddité dit ce qu’est la chose, elle dit ce qui, pour elle, est essentiel, mais elle ne dit pas par elle-même qu’elle existe. Il faut donc une autre opération de l’esprit par laquelle nous disons que la chose existe réellement, que ce qui est dit de la quiddité existe réellement : c’est le jugement qui affirme, par une composition ou une division, que telle chose existe effectivement, réellement. C’est parce que cet homme existe réellement que, sachant ce qu’est un homme, je peux dire : ceci est un homme, affirmant  ainsi qu’une nature, une  essence, existe réellement dans un être, que cet être fait exister cette nature, que l’existence permet d’actualiser l’essence de la chose ; comme le dit É. Gilson :

 

On comprend par là pourquoi le jugement seul peut atteindre l’existence. Pour formuler une expérience comme la nôtre, dont tous les objets sont des substances composées, il faut une pensée elle-même composée. Pour exprimer l’activité des principes déterminateurs de ces substances, il faut que la pensée double l’acte extérieur de la forme par l’acte intérieur du verbe. Parce que l’acte est la racine même du réel, l’acte de juger peut seul atteindre le réel dans sa racine. C’est ce qu’il fait d’abord en usant du verbe est comme d’une copule, pour énoncer que telle ou telle substance « existe – avec- telle – détermination ». Peut- être n’existe-t-elle ainsi que comme possible et seulement dans ma pensée, ou aussi comme réelle, mais nous n’en savons rien encore. Tant que la proposition n’use de ce verbe que comme d’une copule25, elle n’exprime rien de plus que la communauté d’acte du sujet et de sa détermination. Pour que l’unité ainsi formée se pose en outre comme un être réel, c’est à dire qui ait son être total hors de la pensée, il faut que l’acte ultime d’exister la détermine. C’est seulement alors que la pensée use du verbe est avec la signification existentielle qui est sa signification propre, car de même que l’exister est l’acte des actes : actualitas omnium actuum, le verbe Est signifie d’abord l’existence en acte : est simpliciter dictum, significat in actu esse26.

 

C’est pourquoi saint Thomas distinguera bien entre l’appréhension qui appréhende une nature, (natura), une essence, et la deuxième opération, le jugement, qui concerne l’être (esse) de la chose :

 

Ces deux opérations correspondent à deux états de la réalité. La première opération, en effet, concerne la nature même de la chose, selon que cette chose saisie a un certain degré dans les êtres, qu’elle soit complète, comme lorsqu’il s’agit du tout, ou qu’elle soit incomplète, comme pour la partie ou l’accident La seconde opération concerne l’être (esse) même de la chose : dans les réalités composées, celui-ci résulte de l’union des principes de cette chose, ou, dans les substances simples, accompagne la nature simple de la chose27

 

La saisie intuitive de l’être, de l’essence, de la quiddité d’une chose n’est donc pas suffisante pour dire ce qu’est telle chose qui existe, pour dire ses propriétés, ses caractéristiques essentielles, ses accidents, ses diverses relations, il faut aussi un jugement28, qui donne une connaissance de l’être de la chose beaucoup plus parfaite, distincte, puisque, comme le dit Thomas :

Puisque l’intellect humain passe de la puissance  à l’acte, il ressemble pour une part à toutes les choses soumises à la génération, qui n’atteignent pas d’un seul coup leur perfection, mais l’acquièrent par des actes successifs. C’est d’une manière semblable que l’intellect humain ne possède pas d’un seul coup, dans sa première appréhension, une connaissance parfaite de la chose. Mais d’abord il appréhende quelque chose d’elle, à savoir la quiddité de la chose elle-même, qui est l’objet propre et premier de l’intellect : ensuite, il comprend des propriétés, des accidents et des rapports divers qui entourent l’essence de la chose. Pour cela, il est nécessaire qu’il compose ou divise un concept avec un autre ; et qu’il passe d’une composition ou d’une division à une autre, ce qui est raisonner29

 

  Nous savons également que nous pouvons percevoir, d’une manière assez immédiate (mais aussi quand quelqu’un, par exemple, un professeur, nous en fait prendre conscience !) qu’il y a des degrés d’être différents, c’est à dire que tout n’a pas la même manière d’exister, le même rôle, la même finalité, ni la même conséquence aussi : une fleur n’est pas un enfant, le sourire d’un enfant n’est pas la beauté colorée d’un mur, le corps humain n’est pas comme la construction d’un toit, et une montagne n’est pas un homme en train de prier ou de penser etc.

 On dira alors qu’il y a des êtres qui sont plus en acte que d’autres, et que plus un être est en acte, plus il est vrai, plus il est vrai, plus il est cause, c’est à dire plus il a des effets  importants, plus diffusifs d’eux-mêmes, plus universels ; et plus un être est limité, plus il est en puissance et moins il a des effets importants, moins il est universel dans sa causalité propre. On reconnaît ici la distinction métaphysique de l’acte et de la puissance si importante pour distinguer ces degrés d’être, ces degrés d’actualité et qu’un texte d’Aristote a souligné ; le fait qu’il soit repris dans notre De Trinitate30 pour caractérieser l’objet de la science divine c’est à dire pour dire ce que sont ces objets de ses deux modalités (théologie révélée et théologie philosophique) n’en montre que mieux son importance :

 

Mais nous ne connaissons pas le vrai sans connaître la cause ; et la chose qui, parmi les autres, possède éminemment une nature est toujours celle dont les autres choses tiennent en commun cette nature : par exemple, le Feu est le chaud par execellence, parce que, dans les autres êtres, il est la cause de la chaleur ; par conséquent, ce qui est cause de la vérité qui réside dans les êtres dérivés , est la vérité par excellence ; de là vient que les principes des êtres éternels sont nécessairement les plus vrais de tous, car ils ne sont pas vrais seuelemtn à tel moment  déterminé, et il n’y a pas de cause de leur être ; au contraire, ce sont eux qui sont la cause de l’être des autres choses. Ainsi autant une chose a d’être, autant elle a de vérité31.

                       

                        Nous sommes ici dans la distinction métaphysique fondamentale d’Aristote de l’acte et de la puissance qui commande aussi celle de ce qui est secundum naturam et ce qui est quoad nos : ce qui est premier quoad nos ne l’est pas secundum naturam, il est même dernier secundum naturam, puisque :

 

[…] que ce ne sont pas les mêmes réalités qui sont les plus connaissables pour nous et les plus intelligibles selon leur nature ; mais celles qui sont les plus connues selon leur nature sont les moins manifestes quant à nous. Et comme c’est là le mode ou l’ordre naturel d’apprentissage que l'on aille de ce qui est connu de nous à ce qui nous est inconnu, il nous faut donc partir de ce qui est le plus manifeste pour nous pour aller vers ce qui est le plus intelligible selon la nature. On doit remarquer que dire “connu par nature” ou "connu purement et simplement" est dire la même chose. Les réalités les plus connues purement et simplement sont celles qui sont les plus intelligibles en soi. Or sont les plus intelligibles en soi, les réalités qui ont le plus d’être : parce que chaque chose est connaissable en tant qu’elle est un être (ens). Et les réalités qui sont le plus des êtres (ens) sont celles qui sont le plus en acte : on dit qu’elles sont ainsi les plus connaissables selon leur nature. Mais pour nous, c’est le contraire : nous procédons, pour comprendre, de la puissance à l’acte. Le point de départ de notre connaissance réside dans les réalités sensibles qui, elles, sont matérielles et intelligibles en puissance ; elles sont donc d’abord connues de nous avant les substances séparées qui sont plus intelligibles selon la nature, comme il apparaît dans le IIème livre de la Métaphysique32. 

         

Notre connaissance, en effet, est, d’une part, relative au sens, et, d’autre part, en puissance, c’est à dire toujours perfectible, toujours capable de mieux connaître. Elle est, pour ce qui a le plus d’être, pour ce qui est le plus en acte, et donc, ce qui, en soi est le plus intelligible, « comme les yeux des chauve-souris sont pour l’éclat du jour », c’est à dire aveugle. Et ce qui est le plus en acte, ce sont les  réalités immatérielles et immobiles :

 

Sont en effet les êtres les plus connaissanbles quant à leur nature les êtres qui sont les plus en acte, c’est à dire les êtres immatériels et immobiles qui sont au plus haut point inconnus de nous33.   

           

Or l’objet des sciences naturelles est atteint au terme d’une abstraction qui a dégagé l’universel du particulier ; mais avec les objets les plus en acte, les plus évidents quant à leur nature et les plus loin de nous quant à notre mode de connaissance - c’est à dire avec les questions métaphysiques -, il en va tout autrement.

Nous sommes devant des questions qui concernent des réalités sur lesquelles nous sommes ‘aveugles’, puisqu’elles sont séparées de la matière et du mouvement et correspondent à des réalités pleinement en acte, ou du moins plus pleinement en acte que celles que nous expérimentons à partir de notre connaissance sensible. Elles ont en soi une plus grande intelligibilité, mais sont les plus inaccessibles à nos sens. En soi elles existent, mais elles ne pourront pas être connues au terme d’une abstraction, d’une épuration progressive par laquelle nous dégageons des réalités expérimentées ce qu’il y a en elles d’essentiel pour affirmer leur nature.

Le paradoxe néanmoins est que l’on puisse dire quelque chose sur ces réalités métaphysiques.  C’est donc que quelque chose de ces réalités métaphysiques qui existent en soi à l’état séparé de la matière est donné dans l’expérience : un signe, des effets, une présence observable qui nous mettrait sur le chemin de la  cause. Si tel effet est ce qu’il est, c’est que sa cause doit être autre que la matière, ou, en tous cas, elle n’est pas dans la matière, la matière n’explique pas tout ce que l’on constate de lui.

Voyant, par exemple, des actes de l’homme (la dimension culturelle, morale, des actes comme le pardon, l’amitié, la maîtrise de soi, etc.) je cherche une cause qui ne soit pas la matière ; je n’entendrai jamais un singe réciter un poème, jouer du piano ou avoir une crise d’adolescence ou demander pardon, ou faire des lois, rectifier ces lois et les adapter aux nouveaux comportement de ses corélégionnaires etc. ; en revanche, je peux voir tous ces actes chez l’homme, si je vois une différence entre l’intelligence humaine et le comportement animal, c’est que je  suis amené à me dire que la cause de l’intelligence ne peut pas être de même nature que celle qui explique le comportement animal. Je n’ai pas pour autant une connaissance directe de la nature de cette cause, mais je sais ce qu’elle n’est pas et je sais qu’elle existe puisque j’en vois ses effets. Je parlerai ainsi de l’immatérialité de l’intelligence, je dirai ce qu’elle n’est pas sans avoir une connaissance directe et immédiate de ce qu’elle est ; et pourtant je sais qu’elle existe, l’âme humaine étant plus en acte que ce qui anime tout le comportement animal.

2) Il faut toujours faire la différence entre une explicitation de l’expérience commune et une analyse proprement métaphysique ou théologique. Car sans parler d’une analyse distincte proprement métaphysique sur l’ordre de l’univers ou la finalité des êtres qui le composent harmonieusement, il ne faut pas oublier néanmoins cette ‘connaissance commune’ de Dieu, de la nature de l’âme, de l’ordre de l’univers, présente sous forme de questions latentes, ou plus ou moins explicites chez tous les hommes ; elle est de l’ordre d’une expérience commune, générale, vague, imprécise (et tout ce que l’on voudra), mais elle existe, elle est réelle, et demeure au cœur de l’intelligence humaine.

 Même si beaucoup ne se posent pas ces questions sur l’univers, son ordre, ses causes, sur la spécificité de l’âme humaine – peut-être parce qu’ils souffrent trop et qu’ils sont dans la misère et n’ont pas le minimum de loisirs pour questionner d’une manière un peu gratuite le monde et l’homme, ou parce qu’ils sont trop attentifs à la satisfaction de leurs passions ou par une fuite en avant dans l’activisme, la consommation, etc. - néanmoins, ce sont des questions présentes dans toute intelligence, dans toutes les cultures, exprimées de différentes manières, entre autres, par la littérature, les mythes, les grands textes fondateurs de traditions :

 

Il est en effet une certaine connaissance de Dieu, générique et confuse, qui se rencontre chez presque tous les hommes : soit parce que l’existence de Dieu est connue par elle-même, aussi bien que les autres principes de démonstration, comme plusieurs l’ont pensé, nous l’avons dit, soit que – et cela nous paraît plus vrai – par sa raison naturelle, l’homme puisse atteindre immédiatement une certaine connaissance de Dieu. En effet, en face de l’ordre de la nature, comme il n’est pas d’ordre sans ordonnateur, les hommes concluent normalement qu’existe un ordonnateur du monde que nous voyons. Mais quel est cet ordonnateur ? Quelles en sont les qualités ? Est-il unique ? Cette perception commune ne le révèle pas immédiatement :ainsi voyons-nous un homme se mouvoir et réaliser une œuvre, nous saisissons en lui un principe absent chez les autres êtres ; ce principe nous lui donnons le nom d’âme ; mais nous en ignorons encore la nature ; est-il un corps ? Quelle est sa causalité dans les activités susdites ?34  

 

            Ainsi donc, que ce soit une vision plus explicite de foi, ou ces questions naturelles de Dieu, de la nature de l’âme par une certaine expérience, à partir de ses effets, de l’immatérialité de l’intelligence, des divers degrés d’être, présentes plus ou moins confusément dans toute intelligence, nous avons là comme des sources lointaines des questions qui ouvrent à l’intelligence métaphysique.

 

Il y a ainsi une ouverture de l’intelligence humaine sur des réalités plus parfaites que les réalités matérielles, séparées de la matière, une ouverture de l’intelligence sur l’origine première et la finalité de tout l’ordre du cosmos.

Nous pouvons aussi aller plus loin. Si l’esprit pose la question de l’existence d’une Cause première, créatrice de l’univers, on ne voit pas pourquoi Celle-ci ne pourrait créer des êtres complètement séparés de la matière et existant sans matière et sans mouvement. Les concept de ‘purs esprits’, d’anges, même s’ils concernent d’abord la Révélation, leur existence étant donnée par l’Écriture, sont finalement tout aussi acceptables rationnellement que ceux de créatures « aux confins et à l’horizon » des êtres matériels et des êtres immatériels ; l’existence des anges n’est pas de soi ‘illogique’, ‘irrationnel’, vestige d’une mentalité primitive, mais tout simplement éminemment métaphysique. Si Dieu existe, il est tout à fait concevable que des créatures spirituelles existent, si Dieu est l’Être même séparé, il est tout à fait pensable qu’il puisse créer des êtres eux-mêmes séparés ; si l’on conçoit l’idée de Dieu comme d’un être infini, éternel et tout-puissant, pourquoi limiter sa toute-puissance en l’empêchant qu’existent des ‘purs esprits’ plus à son image que des créatures relatives et dépendantes substantiellement du corps, dans leur essence et dans leur existence ?

            Il est évident que la foi vient élargir le regard de l’intelligence humaine sur l’univers. Disons qu’elle vient accomplir, mettre à jour, donner une réalité objective, un contenu réel à des possibilités qu’elle a en elle.

De plus, les désirs d’infini, d’éternité présents en nous d’une manière ou d’une autre, que les poètes chantent, la nostalgie d’une perfection jamais atteinte, mais désirée, ébauchée, parfois réalisée fugitivement, n’est-ce pas finalement le désir que nous soyons plus en acte, moins limités par des limites, des potentialités, de toutes sortes, c’est à dire le désir d’un bonheur réel, plénier, là où l’expérience de l’existence nous amène au constat que le bonheur humain est un bonheur imparfait, transitoire, voire difficile à connaître ? :

 

Dans la vie présente, il est impossible que l’homme soit immunisé contre tous les maux, contre les maux corporels tels que la faim, la chaleur, le froid et autres misères, mais encore contre les maux spirituels. Il n’est personne, en effet, que ne troublent parfois quelques passions désordonnées, qui ne dépasse plus ou moins ce juste milieu de la vertu, ne souffre encore de quelque déception, ou au moins ignore ce qu’il souhaiterait savoir, ou encore ne doute de ce qu’il voudrait tenir avec certitude. Nul, par conséquent n’est heureux en cette vie35

 

            Le poète peut dire la même chose, mais autrement, par exemple, ces lignes de Ch. Péguy sur l’homme de quarante ans :

 

Car il sait le grand secret, de toute créature, le secret le plus universellement connu et qui pourtant n’a jamais été filtré, le secret d’État entre tous, le secret le plus universellement confié, de proche en proche, de l’un à l’autre, à demi voix basse, au long des confidences, au secret des confessions, au hasard des routes et pourtant le secret le plus hermétiquement secret  […] Il sait ; et il sait  qu’il sait. Il sait que l’on n’est pas heureux. Il sait que  depuis qu’il y a l’homme nul homme n’a jamais  été heureux (…) Cet homme a naturellement un fils de quatorze ans. Or il n’a qu’une pensée. C’est que son fils soit heureux36

           

Ou encore, cette affirmation de saint Augustin qui, après avoir affirmé que tout homme cherche le bonheur37, constate  :

 

La vie humaine sur terre est-elle autre chose qu’une « tentation » ? Qui peut souhaiter les tracas, les difficultés ? Vous ordonnez de les supporter, non de les aimer. Personne n’aime ce qu’il supporte, encore qu’il aime à supporter. On se réjouit de supporter, mais on aimerait mieux n’avoir rien  à supporter. Dans l’adversité j’aspire au bonheur ; dans le bonheur je redoute l’adversité. Entre ces deux états, est-il un état intermédiaire, où la vie humaine ne soit pas une « tentation » ? Malheur aux prospérités du siècle, oui, deux fois malheur à elles, pour l’adversité qu’on y redoute et pour la caducité qui y gâte la joie !38 

 

            Incontestablement, nous faisons l’expérience de la tendance de notre être vers la perfection, et nous tendons vers l’invisible, d’une manière ou d’une autre. Que ce soit la question de l’existence de Dieu, d’une cause première de tous nos actes, l’existence des saints, des mystiques authentiques (présents dans toutes les religions), que ce soit la question de l’immortalité de l’âme et donc de sa spiritualité c’est à dire d’un état ‘séparé’ de l’âme après la mort, chacun d’entre nous, nous faisons l’expérience d’une question, d’une attente, d’un désir de l’invisible, de l’éternité, de l’infini, de la perfection , bref, d’un état comme ‘séparé’ de toutes ces limites constatées. De là, sans doute, comme une ‘inquiétude’ naît dans le cœur de l’homme, qu peut, prendre l’aspect d’une angoisse :

    

Vous nous  avez fait pour vous et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en vous40

Plus une chose est désirée et aimée, plus forte est la douleur et la tristesse qu’engendre sa perte41

On voit ici de part et d’autre l’angoisse de ces grands esprits, angoisse dont nous sommes libérés en admettant, d’après notre argumentation antérieure, que l’homme peut après cette vie atteindre le vrai bonheur : son âme immortelle survivra, et dans cet état, elle connaîtra à la manière des substances séparées, comme nous l’avons montré au deuxième livre42.

 

            À l’évidence aussi, il y a une question philosophique présente au cœur des interrogations de l’intelligence humaine : la question de la mort, c’est à dire celle de la survie de âme après la mort, c’est à dire, répétons-le, la question d’un état séparé de l’âme. La mort est-elle la dernière solution, la dernière réponse de la nature à la vie humaine ? L’amour a-t-il donc une fin ou ne peut-il survivre que dans la mémoire et la fidélité des vivants, des piétés filiales, des désirs de poursuivre l’héritage reçu de ceux qui, un jour ont été vivants ? Avec Platon, nous savons bien qu’au cœur de notre interrogation, il y a cette réalité, invisible à nos yeux, c’est à dire méta-physique de la question d’une présence réelle de l’âme dans un état séparé de la matière :

 

Ne jugeons-nous pas que la mort est quelque chose ? – Hé oui ! Absolument, interrompit Simmias. – Est-ce que ce n’est rien d’autre que la séparation de l’âme d’avec le corps ? Être mort, n’est-ce pas ceci ? À part et séparé de l’âme, le corps n’en vient-il pas à être isolé en lui-même, et l’âme à part et séparé du corps, n’est-elle pas isolée en elle-même ? La mort n’est- ce pas rien d’autre que cela ?43 

 

            Est-ce que ‘quelque chose’ de la nature humaine subsiste réellement, en soi, par conséquent à l’état séparé de la matière. La question de l’immortalité est, on le voit une question méta-physique puisque qu’elle concerne une réalité qui serait au-delà de la matière, séparée d’elle. Et par le fait même, c’est la question de réalités ‘séparées’ rencontrées dans l’expérience des hommes d’une manière ou d’une autre qui devient la porte pour les questions métaphysiques : il y a une relation évidente entre ce qui peut exister comme séparé et la Métaphysique.

Et comme la philosophie part de l’expérience, si l’expérience, de fait, nous permet de rencontrer des questions, des interrogations effectives de la raison humaine, - et plus que cela d’ailleurs, de l’existence entière – à partir, par exemple, de la littérature, de l’histoire de la mystique, du fait religieux, des témoins rescapés des ‘grandes souffrances’ vécues dans des camps, des goulags etc., des prisons, nous serons disposés aux questions métaphysiques par l’expérience de cet état possible de ‘séparation’ des réalités sensibles.

Séparation relative d’ailleurs aussi, toujours liée au sensible, à l’imaginaire, mais enfin, séparation tout de même. Il est évident qu’il nous est demandé de voir, de recueillir ces expériences, ces questions, ces constatations : c’est toujours la dimension inductive, observatrice du réel, de la philosophie aristotélicienne qui doit ici aussi nous guider, comme elle nous guide dans l’observation de la nature pour en dégager les principes qui l’expliquent.

Même en Métaphysique, nous avons besoin de partir de ce que nous voyons, constatons, expérimentons. Sans cette présence au réel, et au réel sensible, reçu, connu, nous ne pourrions pas savoir que la question de la ‘séparation’, d’un état ‘séparé’ de l’homme existe comme un possible qui nous interroge.

 

   5.  La question de l’immatérialité

Dans ce sens, émerge la question de l’immatérialité de l’intelligence. Si celle-ci est immatérielle, alors l’intelligence étant séparée de la matière, peut exister à l’état séparé. Et cet état séparé, c’est l’état de l’esprit :

 

Le nom ‘esprit’ est employé pour signifier la subtilité d’une nature, c’est pourquoi on le dit aussi bien des réalités corporelles que des réalités incorporelles : l’air est dit ‘esprit’ à cause de sa subtilité, et, à partir delà, l’attraction de l’air et son expulsion sont nommées inspiration et respiration, comme le vent qui peut être appelé esprit ou comme des vapeurs les plus subtiles, par lesquelles les vertus de l’âme sont diffusées dans les parties des corps peuvent aussi être nommées ‘esprit’. De la même manière, les réalités incorporelles sont dites des ‘esprits’ à cause de leur subtilité – comme lorsque nous disons que Dieu est Esprit ainsi que l’ange et l’âme. Nous disons également que deux hommes s’aimant et communiant l’un à l’autre sont d’un seul esprit ou inspiré par un unique esprit ; nous disons aussi qu’ils sont un seul cœur et une seule âme, comme il est dit dans l’Éthique (IX, 10) : « le propre des amis est d’avoir une seule âme dans deux corps.» Or la subtilité se dit à cause de l’éloignement de la matière, c’est pourquoi, nous appelons ‘grossiers’ les réalités qui sont très matérielles, comme la terre et ‘subtiles’ celles qui le sont moins, comme l’air et le feu. C’est pourquoi, puisque être éloigné de la matière concerne davantage les réalités incorporelles et, au plus haut point, Dieu, la spiritualité, d’après sa définition, se dira d’abord de Dieu, et plus ensuite des êtres incorporels que des êtres corporels44.

 

            L’homme, dans sa condition terrestre ne vit pas l’état ‘séparé’ comme le sont les substances séparées, mais s’il est ‘esprit’, si ‘quelque chose’ ne dépend pas totalement de la matière, ce ‘quelque chose’ est séparé de celle-ci. Et si l’esprit existe, si l’on peut, à partir des actes observés, pressentir son existence, il confèrera à la matière, au corps de l’homme un état, un être qui n’est pas identique à l’être de la matière dans le végétal et dans l’animal ; cela veut dire aussi que l’homme ne sera pas selon tout lui-même relatif aux nécessités matérielles du corps, et que le corps – et on l’oublie trop souvent – sera soumis aussi aux ‘nécessités’ de l’esprit. Il reste évidemment à savoir ce que peut bien représenter ces ‘nécessités’ de l’esprit… : l’homme ne ‘respire-t-il’ pas mieux dans la vérité que dans le mensonge, dans l’amitié que dans l’isolement, en ayant un ‘rôle’ social que dans l’exclusion, dans l’ordre des passions que dans leurs désordres, dans une vision ordonnée de l’univers plutôt que dans la représentation du chaos, cause première de l’homme et du monde (le chaos peut-il être une ‘cause’, ne  faut-il pas, pour causer des effets, une certaine régularité ?) etc. ?    

            Nous avons affaire à des questions éminemment philosophiques : pour la distinction de l’animal et de l’homme, pour bien poser celle de la continuité ou de la discontinuité entre le règne animal et le règne humain, pour mettre à jour la spécificité de la nature humaine qui ne peut se réduire aux nécessités matérielles dont elle dépend cependant ; tout ceci souligne la nécessité d’une interrogation sur l’immatérialité qui conduit à une interrogation proprement méta-physique, puisque cette interrogation porte sur ce qui n’est pas matière en nous, sur ce qui en est séparé, quoique relatif à elle aussi (comme la matière peut être relative à ce qui est ‘séparé’ d’elle.)

Ces interrogations se donnent dans une expérience : celle de l’existence de l’esprit connu par ses actes, dans l’expérience de la condition spirituelle ensemble que ‘charnelle’ de l’homme.

Si l’homme est appelé à être libre, c’est que sa raison, sa volonté, son ‘esprit’ peuvent orienter les autres facultés, elles sont ‘séparées’ d’elles d’une certaine manière, tout en leur étant unies indissolublement et substantiellement jusqu’à la mort ; si chaque personne est ‘unique’, c’est que l’homme a en lui la possibilité de se ‘séparer’ des déterminismes forcément répétitifs et identiques pour tous, afin de trouver sa ‘personnalité’ propre ; si chaque personne est unique et libre, n’est-ce pas justement parce qu’il est aussi un être spirituel et que tous ses actes les plus végétatifs comme les plus intellectuels sont marqués de cette ‘spiritualité’ ?

Pour cette raison, tout ce que nous pourrions dire de la personne humaine, de l’unité du ‘charnel’ et du spirituel ne peut que donner à la méta-physique un contenu authentiquement réaliste : la manière humaine de vivre la mort, l’expérience humaine du pardon, de l’amitié, la description de la manière humaine de vivre les passions, ce que signifie réellement, pour l’homme, le désir d’éternité, ou l’expérience de l’unité du biologique et du spirituel dans la l’expérience de la masculinité et de la féminité ainsique leur essentielle complémentarité pour fonder des expériences comme l’amour humain, la vie familiale, sociale, politique... Toutes questions peuvent être comme le préambule pour la question de la ‘séparation’ réelle ou non, dans l’être même, de tel ou tel être, ou de telle ou telle partie dans un être.

Peut-être peut-on mieux comprendre cette affirmation du De Trinitate si importante pour la Métaphysique :

 

Pour l’opération qui compose et divise, une chose se distingue d’une autre par le fait qu’on pense qu’une chose n’est pas dans une autre ; dans l’opération par laquelle on saisit ce qu’est chaque chose, l’intellect distingue une chose d’une autre, quand il saisit ce qu’est cette chose, sans rien saisir de l’autre, ni qu’elle est avec elle,  ni qu’elle est séparée d’elle […] C’est pourquoi, cette distinction ne prend pas le nom de séparation, mais seulement la première45.

 

            Si l’âme humaine est immatérielle, elle peut donc exister séparément de la matière en raison de son essence déterminée par les actes que l’on observe, dont nous avons l’expérience, l’âme peut être immortelle du fait qu’elle est immatérielle, elle peut donc exister séparément du temps ; des créatures spirituelles peuvent exister, séparées du corps parce que la Cause première étant universelle,  - et ne faut-il pas qu’elle soit  universelle pur être vraiment Cause première ? - , et nommée Esprit, elle peut avoir des effets qui sont des esprits séparés de la matière. Tout ceci concerne des jugements portés sur la vérité des êtres, sur leur intelligibilité spécifique, sur leur nature, leur essence tout comme sur leur existence.

 

   6.  La ‘séparation’ métaphysique

L’objet de la Métaphysique, avions-nous dit, concerne l’ens commune, l’être en tant qu’il est être. Nous pouvons préciser ce que ‘contient’ ce commune : dans cet ens commune sont présents aussi bien les êtres matériels que les êtres immatériels46 (ou ce qui dans les êtres aussi matériels n’est pas relatif totalement à la matière), si bien que l’être ici envisagé est, dans son existence et dans son essence, séparé de diverses manières de la matière :

 

Or l’une et l’autreportent sur les êtres séparés de la matière et du mouvement, quant à leur être, mais de manière différente, dans la mesure où l’on dit que c’est selon deux modes que l’on dit quelque chose peut être séparé de la matière et du mouvement selon l’être (esse). Le premier mode lorsqu’il appartient à la définition de la chose dite séparée, qu’elle ne puisse être en aucune manière dans la matière et dans le mouvement ;le deuxième mode, lorsque ce n’est pas de la nature de la  chose d’être dans la matière et dans le mouvement, mais elle peut être sans matière et sans mouvement, bien que parfois, elle existe dans la matière et dans le mouvement : c’est ainsi que l’être (ens) et la substance, la puissance et  l’acte sont séparés de la matière et du mouvement, parce que ces notions ne dépendent pas , quant à l’être (esse), de la matière et du mouvement, comme les réalités mathématiques en dépendaient, puisque ces dernières ne peuvent exister que dans la matière sensible, alors qu’elles peuvent être pensée sans la matière sensible48.     

 

Cette précision est évidemment importante : pour l’essence des choses matérielles, la matière rentre comme partie de l’essence, nous serions dans le cas contraire dans le platonisme le plus pur, c’est pourquoi, les notions, comme l’acte, la puissance en tant qu’acte, en tant que puissance etc., qui sont atteintes par la métaphysique ne représentent pas  des êtres qui, en totalité sont séparés de la matière quant à leur être. L’agir moral, par exemple, puisque la raison pratique et la volonté prennent en compte les passions qu’elles sont appelées à réguler, ne peut pas être ‘séparé’ quant à son être, de la matière, du corps : il ne s’agit pas que la volonté se ‘sépare’ du corps pour être davantage conforme à ce pour quoi elle est faite, il s’agit qu’elle ordonne le corps, qu’elle l’utilise pour ses fins qu’elle se propose. Comme nous savons que la Métaphysique a besoin de l’induction des autres sciences spéculatives qui sont comme son préambule, celles-ci donnent l’expérience d’être matériels qui existent avec matière et sont définis avec matière.

Cette précision nous permet de comprendre sans doute la différence entre la ‘séparation’ et l’abstraction, puisque comme le dit Thomas :

 

Pour les êtres, qui, quant à leur être (esse), peuvent être divisés, il s’agit plutôt de séparation que d’abstraction49.

 

Il s’agit toujours d’abord de comprendre la différence entre des êtres qui effectivement sont en  partie ou en totalité séparés de la matière ou peuvent l’être, et ceux qui dépendent de la matière et du mouvement ; l’expérience elle-même nous invite à considérer la différence entre ces deux types de réalités. D’où l’importance de tout ce qui peut être interrogation sur l’immatérialité, de tout ce qui peut être ‘expérience’ de la question de Dieu et des réalités divines, des aspirations du cœur de l’homme vers elles et qui sont présentes , sous une forme ou sous une autre, dans les questions de l’intelligence humaine et en sont l’un des buts les plus importants.

C’est donc toujours la réalité elle-même qui permet de faire la différence entre la séparation et l’abstraction de sorte qu’on ne passe pas, pour entrer en Métaphysique, par une abstraction de plus en plus épurée, qui se dégagerait de plus en plus  de la matière pour finir par atteindre un universel séparé de toute détermination matérielle.

N’oublions pas que nous sommes ici dans un texte qui tend  à dire ce qu’il y a de plus premier, de plus général, commun sur les caractéristiques des diverses dispositions de la raison humaine quand elle raisonne sur les réalités mathématiques, les êtres naturels et les réalités sans matière et sans mouvement. Nous avons affaire à des disciplines différentes qui impliquent des actes différents, donc des orientations différentes dans la manière de raisonner.

L’abstraction de la forme à partir de la matière sensible est l’abstraction mathématique, l’abstraction de l’universel à partir du particulier est l’abstraction des sciences de la nature. Comme il s’agit de dire ce qu’il y a de premier, de général et de commun, nous en restons au niveau de l’appréhension simple qui, par elle-même, montre les divers chemins pris par la  raison dans la connaissance de la réalité.

Il ne faut pas se méprendre sur l’expression ‘appréhension simple’. On l’appelle la première opération de l’esprit, mais il y a en elle déjà toute une élaboration : passage du sensible à l’intelligible, saisie confuse d’un tout intelligible (parce qu’en puissance), division d’avec d’autres réalités qui ont une  autre essence, définition donnée d’une manière générale de la réalité dont on va ensuite, d’une manière plus distincte et précise, caractériser les propriétés. Nous sommes dans cette opération dans une appréhension, une saisie encore très générale de l’essence d’une réalité50. Mais c’est déjà une connaissance, et demande deux manières d’abstraire, parce que, de fait, nous expérimentons deux orientations différentes de l’objet de la raison qui vont correspondre à deux types d’activités rationnelles différentes : les sciences mathématiques et les sciences de la nature.

On va donc se demander : comment la raison en mathématiques appréhende-t-elle ses objets ? Elle appréhende ses objets en ne considérant pas dans sa définition la matière sensible, mais la matière intelligible. Comment la raison, dans les sciences de la nature, appréhende-t-elle son objet ? Comme la matière fait partie de l’essence des êtres naturels, la matière sera incluse dans les définitions de ces sciences, mais la matière sensible commune et non pas individuelle (signata) puisqu’il s’agit de sciences, c’est à dire de connaissances universelles.

 

   7.   L’aristotélisme de la ‘séparation’

Ces types d’abstraction sont riches des déterminations ultérieures que la raison fera par la suite dans les différents argumentations qu’elle doit mener pour déterminer telle ou telle conclusion. Mais la démarche proprement abstractive concerne l’appréhension que l’intelligence a de l’essence d’une réalité, cette appréhension des indivisibles dont parle Aristote dans le De l’âme, premier acte de la raison face au réel, avant cette détermination par les argumentations, démonstrations ultérieures que les sciences vont effectuer ensuite pour entrer davantage dans la connaissance de telles ou  telles propriétés. 

Les sciences mathématiques, en effet, appréhendent la quantité séparée de la matière sensible individuelle, alors que dans la réalité la quantité n’existe pas sans celle-ci ; mais dans cette abstraction mathématique, la quantité n’est pas absolument séparée de toute matière, puisque Aristote introduit un concept qui a son importance, et qui est celui de ‘matière intelligible’ : même dans les mathématiques, l’hylémorphisme aristotélicien qui affirme qu’il n’y a pas de matière sans forme, et pas de forme sans matière, intervient également. 

Il est évident que cet hylémorphisme s’adapte à l’objet des mathématiques : les formes mathématiques ne sont pas pensées avec la matière sensible, mais avec la matière intelligible ; elles n’existent donc pas elles aussi sans matière, il n’y a pas de formes à l’état ‘pur’, totalement rationnelles, totalement dégagées de la matière51 ou totalement dégagées de représentations imaginative qui sont, il ne faut pas l’oublier, des représentations sensibles (puisqu’il s’agit d’un sens interne).

Le fondement de cette notion est d’abord à trouver dans les Catégories et à partir de l’ordre que l’on peut établir entre ces ‘catégories’ :

 

De la même manière, parmi tous les accidents qui arrivent à la substance, la quantité lui arrive en premier, ensuite les qualités sensibles, les actions et les passions, et les mouvements consécutifs aux qualités sensibles. Ainsi donc, la quantité n’inclut pas dans sa définition, les qualités sensibles, ou les passions et les mouvements alors que la substance intervient dans sa compréhension. En effet, on peut comprendre la quantité sans la matière, sujet du mouvement ou des qualités sensibles, mais on ne peut la comprendre sans la substance. C’est pourquoi les quantités de ce type et tous leurs accidents sont toujours par l’intellect du mouvement et de la matière sensible, mais non de la matière intelligible, comme il est dit au livre VII de la Métaphysique52

 

Ainsi, selon la définition de sa substance, la quantité ne dépend pas de la matière sensible, mais seulement de la matière intelligible, car la substance, les accidents étant enlevés, ne demeure compréhensive que pour l’intellect, du fait que les puissances ne parviennent pas jusqu’à la compréhension de sa substance53

 

[…] la matière intelligible est dite substance en tant qu’elle est le sujet de la quantité. Or la quantité appartient à la substance avant les qualités sensibles. D’où les modes de la quantité, nombre, dimensions, figures, qui sont les limites de celle-ci., peuvent être considérés à part des qualités sensibles, ce qui est abstraire de la matière sensible. Cependant, elles ne peuvent pas être envisagées sans la  notion d’une substance sous-jacente à la quantité, ce qui serait abstraire de la matière intelligible commune. On peut néanmoins les considérer à part de cette substance-ci et de cette substance-là, c’est à dire abstraite de la matière intelligible individuelle54

           

Il y a toujours comme un sujet sous cette quantité considérée sans les qualités sensibles qui existent néanmoins dans les corps. Une figure mathématique est composée de lignes, on peut donc se représenter la ligne continue comme le sujet qui recevrait différentes formes en fonction des représentations diverses : carré, rectangle, triangle, ce sont toujours des lignes qui ont des angles différents ; de la même manière, le nombre est constitués d’unités qui, par les diverses opérations (addition, soustraction, multiplication, division), produisent des nombres : l’unité serait comme un sujet qui recevrait par ces opérations des ‘formes’ diverses que seraient chacun des nombres. Ce ‘sujet’ n’est évidemment pas atteint par les sens, mais représenté dans l’imagination pour la quantité continue, pensé par la  raison (avec ses diverses opérations) pour la quantité discrète. Ce qui est pensé par la raison mathématique l’est toujours dans des représentations spatiales et celles-ci sont rendues possibles à cause de l’imagination, c’est à dire une faculté sensible interne : images de lignes, de surfaces que l’on se représente ou que l’on dessine sur le tableau noir et à partir desquelles et sur lesquelles la raison fait toutes ses opérations. La raison fait ses opérations de définitions, de déductions, de mesures sur des lignes qu’elle se représente, sur des nombres qu’elle se représente aussi ; ces représentations sont un peu comme un sujet permanent mis en forme diversement par des opérations de la raison raisonnant sur ces quantités abstraites des qualités sensibles.

            En rigueur de terme, nous ne pouvons pas parler de ‘formes’ pures qui seraient purement et absolument rationnelles, complètement séparées de toute matière. Cette ‘matière intelligibl’e (ne pourrions-nous dire ‘imaginativement intelligible’, afin de souligner les représentations spatiales qui sous-tendent les opérations mathématiques, représentation dans l’espace pour la géométrie, représentation  de la suite des nombres pour l’arithmétique? ) est là pour rendre possible la diversité pensée des formes mathématiques qui actuent diversement ce sujet ‘imaginativement’ intelligible.

            Si nous pouvons considérer la quantité indépendamment des autres catégories, nous pouvons aussi considérer la substance indépendamment de la quantité. À condition que cette considération corresponde à une expérience effective qui nous introduise à l’existence de réalités qui peuvent exister sans matière sensible. Alors, en raison même de cette expérience qui nous introduit à l’existence de réalités séparées de la matière (ou que l’on peut envisager comme tel), nous considérons séparément la substance sans les autres catégories, sans oublier néanmoins de dire que la matière et la forme, étant les principes de la réalité naturelle, doivent être présents à l’intérieur d’une considération sur la substance. Cette séparation, on le voit aussi, n’est pas, à cause du statut humain de notre connaissance et des divers degrés d’être des réalités, complètement et absolument séparée de toute matière.

            Répétons-le, on n’entre pas en Métaphysique par une abstraction de plus en plus épurée, de plus en plus dégagée de la matière, comme si au terme d’une purification vis-à-vis de la matière, d’une abstraction de plus en plus rationnelle, à l’instar de l’abstraction mathématique,  nous nous dégagions de plus en plus des sens et nous atteignions une forme ‘pure’.

Il n’y a pas, sur terre, de ‘formes’ pures. Il y a des substances qui existent sans matière, mais elles n’existent pas sur terre, elles n’existent pas dans notre monde sublunaire aurait dit Aristote, et donc nous ne pouvons pas les saisir au terme d’une abstraction du sensible : il faut une autre expérience, spécifique et différente de celle qui introduit aux mathématiques ou aux sciences naturelles : ces substances, par exemple, dont la matière est partie essentielle de leur être, peuvent, à cause de ce que l’on peut expérimenter de la question de l’immatérialité, de celle de l’esprit, exister sans elle. Mais après la mort, c’est à dire une fois que la matière s’est dissoute, nous n’en avons pas une expérience directe par une saisie abstractive.

            La séparation n’est donc pas l’abstraction.

L’abstraction dégage l’universel du particulier (pour tout ce qui a trait à la réalité physique), ou la forme d’une certaine matière (en ce qui concerne les mathématiques), mais inclut la matière comme partie de l’essence d’un être, alors que la séparation est possible parce que certaines expériences ouvrent notre intelligence à l’existence ou à la possibilité de l’existence de réalités séparées effectivement de la matière. L’abstraction part du sensible et saisit un intelligible, l’essence d’une réalité, mais la séparation suppose l’expérience de réalités dont l’essence et l’être sont séparées de la matière et du mouvement. D’emblée, dans les questions métaphysiques, nous  nous situons face  à des réalités qui ont un être et une essence beaucoup plus en acte que les réalités naturelles, du moins le pressent-on à partir des diverses expériences qui nous interrogent.

Que ce soit la question de Dieu, celle de l’existence de ‘substances séparées’, celle de l’immatérialité de l’âme , celle de la mort, celle du mal même, nous sommes dans des questions qui dépassent l’évidence sensible, l’immédiateté de la saisie d’une essence pour nous mettre face à une réalité qui, en soi, pour elle-même, est beaucoup plus en acte que les réalités matérielles ; ou bien, nous sommes face à la totalité de l’univers qui dépasse l’expérience de la corruption, de la mort des êtres vivants pour nous introduire aux questions de l’incorruptibilité, de l’immortalité, d’une perfection sans contingence, etc.

Dans l’abstraction, nous restons au  niveau de la nature, du mouvement des réalités sensibles, de l’essence de la quantité, du mouvement, de ses propriétés comme le temps et l’infini, dans la séparation, nous pressentons des êtres plus en acte, plus être, par conséquent, mais aussi plus éloignés de nous, plus difficilement connaissables. Ces types de réalités, qui cependant, sont donnés à l’expérience de l’homme et de tout homme, ne peuvent pas être saisis par une appréhension simple, par une abstraction à partir du sensible ou de l’individuel. 

Pour toutes ces raisons, par la ‘séparation’, nous avons affaire à une disposition intellectuelle différente des sciences naturelles ou des mathématiques, tout simplement parce que les types d’expériences suscités par cette ‘séparation’ ne sont pas les mêmes que ceux que  nous rencontrons dans les sciences naturelles ou dans les mathématiques.

            Mais en même temps, et nous l’avons souvent dit, cette habitude intellectuelle différente des autres sciences spéculatives a besoin de celles-ci et peut aussi partir d’elles être suscitée :

 

L’ordre de cette science est tel qu’on l’étudie après les sciences naturelles qui déterminent beaucoup de concepts utilisés par cette science, tels que la génération, la corruption, le mouvement, etc. ; de la même manière, elle suit les mathématiques, car, pour connaître les substances séparées, elle a besoin  de connaître le nombre et l’ordre des révolutions célestes, ce qui n’est pas possible sans l’astronomie, pour laquelle toutes les mathématiques sont requises55.

 

            Avouons que si nous lisons un livre d’astronomie, nous ne pouvons qu’être assez rapidement plongé, à partir des observations reçues dans les télescopes, dans une certaine contemplation admirative des distances de l’univers. Et si l’univers peut avoir un âge, c’est qu’il a un commencement. Alors, aussitôt, vient la question : d’où vient que l’univers ait un commencement ? N’avons-nous pas comme un pressentiment, une image ‘terrestre’ de ce que peut être l’immensité de l’infini quand nous méditons sur les galaxies ? De la même manière, l’expérience de l’esprit sous la forme du psychisme rencontré par la psychologie nous introduit aux portes de la question de l’immatérialité.

Ces activités spéculatives, tout en ayant leurs dispositions intellectuelles spécifiques, introduisent aussi à des interrogations que l’on peut nommer comme étant ‘métaphysiques’ dans la mesure où elles nous posent des questions qui dépassent leur strict domaine d’observation pour introduire à des questions qui portent, soit sur l’état possible de l’âme humaine séparée du corps, soit sur la cause finale ou l’origine première de l’ordre du cosmos, séparé de celui-ci, puisqu’existant sans matière, sans potentialités ni limitation d’aucune sorte. Toutes ces réalités sont, d’une certaine manière, sans matière et sans mouvement : la tendance au divin, la question de l’immatérialité, du désir d’infini ou d’éternité, la nature de la personne humaine… autant d’expériences qui portent le regard vers ce qui peut être, ou pourrait être, sans matière et sans mouvement.

                                                                                  Jean-Baptiste Échivard

 

1 Ce texte est, à l’origine une étude qui accompagne la traduction des questions V et VI (art. 1 et 2) du commentaire du De Trinitate de Boèce par saint Thomas. Il cherche à élucider le mode de procéder de la connaissance métaphysique tel que ce texte nous le livre. On y remarquera que si le texte de Boèce est celui d’un néoplatonicien, le commentaire de Thomas cherche à ‘aristotéliser’ celui-ci, du moins Aristote semble y être la référence principale. Mais du fait de Boèce lui-même le texte de sdaint Thomas nous offre comme une synthèse du néoplatonisme et de l’aritotélisme.

2 C. G. III, 38 : Est enim quaedam communis et confusa Dei cognitio, quae quasi omnibus hominibus adest : sive hoc sit per hoc quod Deum esse sit per se notum, sicut alia demonstrationis principia, sicut quibusdam videtur ; sive, quod magis verum videtur, quia naturali ratione statm homo in aliqualem Dei cognitionem pervenire potest. Videntes enim homines res naturales secundum ordinem certum currere ; cum ordinatio absque ordinatore non sit, percipiunt, ut in pluribus, aliquam esse ordinatorem rerum quas videmus  Cf. également : Comp. II, 8.

3 Ia, q. 2, a. 1, ad1um : Cognoscere Deum esse in aliquo communi, sub quaedam confusione, est nobis naturaliter insertum, inquantum scilicet Deus est hominis beatitudo : hom enim naturaliter desiderat beatitudinem, et quod naturaliter desideratur ab homine, naturaliter cognoscitur ab eodem. Sed hoc non est simpliciter cognoscere Deum esse.

4 Cf., par exemple, cette affirmation de Maritain qui inaugure son livre Approches de Dieu (œuvres complètes, volume X, Fribourg, 1985, p. 11 et 14) : « Il est inaccessible et il est à portée de la main. Dieu investit l’homme de toutes parts. Il n’y a pas un chemin seulement, comme vers une oasis à travers le désert, ou vers une nouvelle idée mathématique à travers l’étendue de la science du nombre, il y a pour l’homme autant de voies d’approche vers Dieu que de pas sur la terre ou de chemins vers son propre cœur […] Avant d’entrer dans la sphère de la connaissance complètement formée et articulée, en particulier dans la sphère de la connaissance métaphysique, l’esprit humain, en effet, est capable d’une connaissance pré-philosophique qui est virtuellement métaphysique . Là est la première voie d’approche, la voie d’approche primordiale, par laquelle il prend conscience de l’existence de Dieu. »

5 meta signifie en grec : après ou au-delà. Méta-physique : ce qui vient après la Physique, c’est à dire après les livres de Physique qui porte sur les réalités naturelles : cela concerne un classement chronologique des œuvres d’Aristote; ou ce qui porte sur les réalités qui sont au-delà des réalités naturelles, séparées, par conséquent de celles-ci : cela concerne la dignité d’objets d’une science particulière qu’Aristote nomme ‘la philosophie première’ ou ‘théologie’. Pour l’interprétation du mot ‘métaphysique’, cf. dans P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, p. 30-44.

6 In Boet. De Tri., q. 5, a.3, l. 159-169, p. 148 : Si ergo distinguit unum ab altero aliter et aliter secundum diuersas operationes : quia secundum operationem qua componit et diuisit distinguit unum ab alio per hoc quod intelligit unum alii per hoc quod intelligit unum alii non inesse, in operatione uero qua intelligit quid est unumquodque, disitnguit unum ab alio dum intelligit quid est hoc, nichil intelligendo de alio, neque quod sit cum eo, neque quod sit ab eo separatum ; unde ista distinctio non proprie habet nomen separationis, sed prima tantum.

7 Ibid., l. 256-258, p. 149 : In his autem que secundum esse possunt esse diuisa magis habet locumseparatio quam abstractio

8 Ibid., l. 272-274 : […] unde considerare substantiam sine quantitate magis pertinet ad genus separationis quam abstractionis.

9 Ibid., l. 275-286 : Sic ergo in operatione intellectus triplex distinctio inuenitur : una secundum operationem intellectus componentis et diuidentis, que separatio dicitur proprie, et hec competit scintie diuine siue metaphisice ; alia secundum operationem qua formantur quiditates rerum, que est abstractio forme a materia sensibili, et hec competit mathematice ; tertia,secundum eandem operationem, uniuersalis a particulari, et hec competit etiam phisice et est communis omnibus scientiis, quia in omni scientia pretermittitur quod per accidens est et accipitur quod per se est. 

10 Je me souviens d’un élève me disant : « Monsieur, je crois aux esprits, mais je ne crois pas en Dieu ! » ; certaines émissions de télévision s’intitulait ‘surnaturel’ et l’on y voyait des reportages sur des tables mystérieusement tournantes, des ‘medium’ utilisés par la CIA ou le KGB pour faire deviner les lieux où pouvaient se cacher des armements dangereux pour les forces ennemies, des ‘phénomènes’ para-normaux mélangés aux charismes authentiques ; ainsi entre les dons ‘charismatiques’, le paranormal et la grâce habituelles de la vie surnaturelle donnée par les vertus théologales, il était nécessaire de faire des distinctions. En fait, il est très important d’aborder ces questions à cause de la confusion qui peut s’établir dans les esprits sur la définition du ‘divin’. Signes que le ‘divin’, les ‘réalités divines’, la présence du religieux, vrai ou authentique, sont présents dans l’expérience humaine et peuvent être, ainsi, des données de la réflexion philosophique.

11 Métaphysique, A, 6, (987 a 32 et ss) : « Dès sa jeunesse, Platon, étant devenu d’abord ami de Cratyle et familier avec les opinions d’héraclite, selon lesquelles toutes les choses sensibles sont dans un flux perpétuel et ne peuvent être l’objet de science, demeura par suite fidèle à cette doctrine. »

12 In Boet. De Tri. q. 5, a. 2, l. 54-59, p. 143 : Dicendum, quod propter difficultatem huius questionis coactus est Plato ad ponendum ydeas : cum enim, ut dicit  Philosophus in I  Metaphisice, crederet omnia sensibilia semper esse in fluxu, secundum opinionem Cratyli et Heracliti.

13 Ibid. : Non autem scientie sensibilium substantiarum fundantur super cognitione aliquarum substantiarum a sensibilibus separatarum, ut Ibid. probatur.

14 Cf. le livre VII qui explique et le ‘Mythe de la caverne’ et les sciences qui permettent de sortir de la caverne pour atteindre la Réalité et contempler l’Idée de Bien.

15 Et qui quidam non intellexerunt differentiam duarum ultimarum a prima, inciderunt in errorem, ut ponerent mathematica et uniuersalia a sensibilibus separata, ut Pittagoras et Platonici. Il s’agit de la différence entre l’intellect qui, composant et divisant, réalise cette ‘séparation’ et, l’intellect qui, dans l’appréhension simple, par l’abstraction de la forme à partir de la matière, de l’universel à partir du singulier, considère les quiddités des réalités.

16 In Met. II, l. 1, (285) : (…) impossibile est, quod anima humana huiusmodi corpori unita cognoscat de veritate rerum, nisi in quantum potest elevari per ea quae abstrahendo a phantasmatibus intelligit. Per haec autem nullo modo potest elevari ad cognoscendum quidditates immaterialium substantiarum, quae sunt improportionatae istis substantiis sensibilibus. Unde impossibile est quod anima humana huiusmodi corpori unita, apprehendat substantias separatas cognoscendo de eis quod quid est.

17 Sinon, bien évidemment, par l’analogie.

18 Du point de vue de la connaissance rationnelle s’entend… et nonobstant l’analogie qui me donne la capacité de nommerDieu, à partir de l’expérience que j’ai des créatures. Mais nommer, n’est pas connaître ce qu’est, en soi Dieu.

19 C. Baudelaire, Les fleurs du mal.

20 Ibid., Paysage.

21 P. Valéry, Le cimetière  marin.

22 Ch. Baudelaire, L’art romantique (« Notes nouvelles sur Edgar Poe », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1976, « Pléiade », p. 334).

23 In Boeth. De Tri. , q. 5, a. 3, l. 276-285, p. 149 : Sic ergo in operatione intellectus triplex distinctio inuenitur : una secundum operationem componentis et diuidentis, que separatio proprie dicitur, et hec competit scientie diuine siue metaphisice ; alia secundum operationem qua formantur quiditates rerum, que est abstractio forme a materia sensibili, et hec competit mathematice ; tertia, secundum eandem operationem, uniuersalis a particulari, et hec competit etiam phisice et est communis omnibus scientiis, quia in omni scientia pretermittitur quod per accidens est et accipitur per se est.

24 Ibid., q. 5, a. 3, l. 89-95, p. 147 : Sciendum est igitur quod secundum Philosophum in III De anima duplex est operatio intellectus : una que dicitur intelligentia indiuisibilium, qua cognoscit de unoquoque quid est, alia uero qua componit et diuidit, scilicet enuntiationem affirmatiuam uel negatiuam formando. Cf. pour le texte d’Aristote : De l’âme, III, 6, (430 a 26-28). Nous savons que cette distinction des deux opérations de l’esprit se trouve dans les proèmes du Peryermeneias et des Seconds analytiques : « Sicut dicit Philosophus in III De anima, duplex est operatio intellectus : una quidem que dicitur indiuisibilium intelligencia, per quam scilicet intellectus apprehendit essenciam uniuscuiusque rei in seipsa ; alia est operatio intellectus scilicet componentis et diuidentis :«  Comme le dit le Philosophe dans le troisième livre du De Anima, il y a une double opération de l’intellect : l’une que l’on appelle l’intelligence des indivisibles par laquelle l’intellect appréhende l’essence de chaque réalité considérée en elle-même, et l’autre qui est l’opération de l’intellect composant et divisant. » et : « Sunt autem rationis tres actus. Quorum primi duo sunt rationis secundum quod est intellectus quidam : una enim actio intellectus est intelligencia indiuisibilium siue incomplexorum, secundum quam concipit quid est res, et hec operatio a quibusdam dicitur informatio intellectus sive ymaginatio per intellectum ; et ad hanc operationem rationis ordinatur doctrina quam tradit Aristotiles in libro Predicamentorum ; secunda uero operatio intellectus est compositio uel diuisio intellectuum, in qua est iam uerum vel falsum ; et huic rationis actui deseruit doctrina quam tradit Aristotiles in libro Peryermeneias : Il y a en effet trois actes de la raison : les deux premiers sont les actes de la raison en tant qu’elle est un certain intellect. Une activité de l’intellect est en effet l’intelligence des réalités indivisibles ou non composées, par laquelle il conçoit ce qu’est la chose ; certains appellent cette opération information de l’intellect ou imagination par l’intellect. C’est à cette opération de la raison qu’est ordonné l’enseignement que donne Aristote dans le livre Des catégories. La seconde opération de l’intellect est l’acte de composition et de division des concepts dans lesquels apparaît déjà le vrai ou le faux. C’est cet acte de la raison dont s’occupe l’enseignement donné par Aristote dans le livre du Peryermeneias. »

25 Par exemple, quand je dis Socrate est blanc,  je signifie d’abord l’attribution de la blancheur à Socrate et non pas l’existence de Socrate elle-même. Cf. ce que dit Gilson dans le Thomisme, (p. 62, éd 1948) « Dans Socrate est, le verbe signife Socrate lui-même comme existant ; dans Socrate est blanc, ce n’est plus l’existence de Socrate, mais celle du blanc dans Socrate, qui se trouve signifiée. Lorsqu’on l’emploie ainsi comme copule, le verbe est ne se prend donc plus dans sa signification principale et pleine, celle de l’existence actuelle, mais dans une  signification secondaire, qui dérive pourtant de la principale. Ce qui s’offre d’abord à la pensée, lorsqu’on dit est, c’est l’acte même d’exister, c’est à dire cette actualité absolue qu’est l’existence actuelle ; mais par delà l’actualité de l’exister, qui est sa signification principale, ce verbe désigne secondairement toute actualité généralement quelconque, notamment celle de la forme, soit substantielle, soit accidentelle. Or former un jugement, c’est signifier qu’une certaine forme, donc un certain acte, existe actuellement dans un sujet. » 

26 E. Gilson, Le Thomisme, p. 63-64 (éd. 1948).

27 In Boet. De Tri. q. 5, a. 3, l. 96-105, p. 147 : Et hee quidem due operationes duobus que sunt in rebus, respondent. Prima quidem operatio respicit ipsam naturam rei, secundum quam res intellecta aliquem gradum in entibus obtinet, siue sit res completa, ut totum aliquod, siue res incompleta, ut pars uel accidens. Secunda uero operatio respicit ipsum esse rei ; quod quidem resultat ex congregatione principiorum rei in compositis uel ipsam simplicem naturam rei concomitatur, ut in substantiis simplicibus. 

28 Cf. également cette analyse de Gilson (p. 325-326) indiquant la diférence entre l’appréhension simple et le jugement : « Cette appréhension simple et directe consciente et réfléchie ; c’est l’opération d’un être qui agit selon sa nature et sous l’action d’une réalité extérieure, bien plutôt que l’activité libre d’un esprit qui domine cette réalité et l’enrichit. Pour que cette conformité du concept à l’objet devienne chose connue et prenne forme de vérité dans une conscience, il faut donc que l’intellect ajoute du sien à la réalité extérieure qu’il vient d’assimiler. Cette addition commence au moment où, non content d’appréhender une chose, il porte un jugement sur elle et dit : ceci est un homme, ceci est un arbre. Cette fois l’intellect apporte vraiment quelque chose de nouveau, une affirmation qui n’existe qu’en lui, et non dans les choses, mais dont on va pouvoir se demander si elle correspond ou non à la réalité. La formule qui définit la vérité comme une  adéquation de la chose et de l’intellect : adaequatio rei et intellectus, exprime donc simplement ce fait, que le problème de la vérité ne peut avoir de sens avant que l’intellect ne se soit posé comme distinct de son objet. Jusque-là, puisqu’il ne fait qu’un avec la chose ou n’agit que sous sa pression immédiate (conceptus), être d’accord avec elle serait simplement être d’accord avec lui-même. Mais voici venir le jugement, acte original de la pensée et qui se pose pour soi dans la pensée ; cette fois, ce sont bien deux réalités distinctes qui sont en présence, le problème de leur rapport peut donc se poser. La vérité n’est rien d’autre que l’accord entre la raison qui juge et la réalité qu’affirme le jugement ; l’erreur se réduit au contraire à leur désaccord. » 

29 Ia, q. 85, a. 5, c. : Cum enim intellectus humanus exeat de potentia in actum, similitudinem quandam habet cum rebus generabilibus, quae non statim perfectionem suam habent, sed eam successive acquirunt. Et similiter intellectus humanus non statim in prima apprehensione capit perfectam rei cognitionem ; sed primo apprehendit aliquid de ipsa, puta quidditatem ipsius rei, quae est primum et propium obiectum intellectus ; et deinde intelligit proprietates et accidentia et habitudines circumstantes rei essentiam. Et secundum hoc, necesse habet unum apprehensum alii componere vel dividere ; et ex una compositione vel divisione ad aliam procedere, quod est ratiocinari. Cf. dans Raisonner en vérité de B. Couillaud, les pages 58-60 sur les deux opérations de l’esprit : l’appréhension simple et la composition et la division.

30 In Boet. De Tri. q. 5, a. 4, l.131-134, p. 153 : « Et quia id quod est principium essendi omnibus, oportet esse maxime ens, ut dicitur in II Metaphisice, ideo huiusmodi principia oportet esse completissima (...) Or, parce que ce qui est principe d’être pour toutes les réalités doit être l’être (ens) le plus être, comme il est dit au livre II de la Métaphysique »  ; et l. 151-154, p. 154 : « Quia autem huiusmodi prima principia quamuis sint in se maxime nota, tamen intellectus noster se habet ad ea ut oculus noctue ad lucem solis, ut dicitur in II Metaphisice, per lumen naturalis rationis peruenire non possumus in ea nisi secundum quod per effectus in ea ducimur (...) Mais pour ces premiers principes, bien qu’ils soient en eux-mêmes les plus connus, notre intelligence, cependant, se comportant face à eux comme les yeux de la chouette par rapport à la lumière du soleil, comme le dit le livre II de la Métaphysique, ne peut parvenir jusqu’à eux, si nous ne sommes pas conduits jusqu’à eux par les effets »

31 Métaphysique, a, 1, (993 b 22-31)

32 In Phys. I, l. 1, (7) (p. 91-92 de notre traduction dans le deuxième volume Science rationnelle et philosophie de la nature) : inducit quod non sunt eadem magis nota nobis et secundum naturam ; sed illa quae sunt magis nota secundum naturam, sunt minus nota secundum nos. Et quia iste est naturalis modus sive ordo addiscendi, ut veniatur a nobis notis ad ignota nobis ; inde est quod oportet nos devenire ex notioribus nobis ad notiora naturae. Notandum autem est quod idem dicit nota esse naturae et nota simpliciter. Simpliciter autem notiora sunt, quae secundum se sunt notiora. Sunt autem secundum se notiora, quae plus habent de entitate : quia unumquodque cognoscibile est inquantum est ens. Magis autem entia sunt, quae sunt magis in actu : unde ista maxime sunt cognoscibilia naturae. Nobis autem e converso accidit, eo quod nos procedimus intelligendo de potentia in actum ; et principium cognitionis nostrae est a sensibilibus, quae sunt materialia, et intelligibilia in potentia : unde illa sunt prius nobis nota quam substantiae separatae, quae sunt magis notae secundum naturam, ut patet in II Metaphys.

33 In Met. II, l. 1, 282 : […] sunt  autem maxime cognoscibilia secundum naturam suam, quae sunt maxime in actu, scilicet entia immaterialia et immobilia, quae tamen sunt maxime nobis ignota.

34 C. G. III,  38 : Est enim quaedam communis et confusa Dei cognitio, quae quasi omnibus hominibus adest : sive hoc sit per hoc quod Deum esse sit per se notum, sicut alia demonstrationis principia, sicut quibusdam videtur, ut in primo libro dictum est ; sive, quod magis verum videtur, quia naturali ratione  statim homo in aliqualem Dei cognitionem pervenire potest. Videntes enim homines res naturales secundum ordinem certum currere ; cum ordinatio absque ordinatore non sit, percipiunt, ut in pluribus, aliquem esse ordinatorem rerum quas videmus. Quis autem, vel qualis, vel si unus tantum est ordinator naturae, nondum statim ex hac communi consideratione habetur : sicut, cum videmus hominem moveri et alia opera agere, percipimus ei inesse quandam causam harum operationum quae aliis rebus non inest, et hanc causam animam nominamus ; nondum tamen scientes quid sit anima, si est corpus, vel qualiter operationes praedictas efficiat.

35 C. G. III, XLVIII : Non est autem possibile quod homo in statu istius vitae omnino sit immunis a malo : non solum corporibus , quae sunt fames, sitis, aestus et frigus, et alia huiusmodi ; sed etiam a malis animae. Nullus enim invenitur qui non aliquando inordinatis passionibus inquietetur ; qui non aliquando praetereat medium, in quo virtus consistit, vel in plus vel in minus ; qui non etiam in aliquibus decipiatur ; vel saltem ignoret quae scire desiderat ; aut etiam debili opinione concipiat ea de quibus certitudinem habere vellet. Non est igitur aliquis in hac vita felix.

36 C. Péguy, Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne (éd. La Pléiade, p. 227)

37 Saint Augustin, Les confessions, IX, p. XXI (éd. Les Belles-Lettres) : « Mais demandez-leur s’ils veulent être heureux, tous répondront sans hésitation que tel est leur désir. »

38 Ibid., p. XXVII.

39 Il ne faut néanmoins pas oublier ces importantes affirmations de Thomas : Ia, q. 118, a. 3, c. : « Si pour l’âme il est naturel d’être ujie au corps, être sans le corps est pour elle contre sa nature. Si elle se trouve privée du corps, emme ne détient plus la perfection de sa nature [] Si enim animae naturale est corpori uniri, esse sine corpore est sibi contra naturam, et sine corpore existens non habet suae naturae perfectionem. » ; ou bien, Q. De pot., q. 5, a. 10, ad 5um : « L’âme unie à Dieu ressemble plus à Dieu que séparée du corps, parce qu’elle possède plus parfaitement sa nature (...) anima corpori unita plus assimilatur Deo quam a corpore separata, quia perfectius habet suam naturam. » ; ou bien encore, Ibid., q. 5, a. 10, c. : « L’union de l’âme et du corps étant naturelle et substantielle et non pas de mode accidentel, il ne se peut que la nature de l’âme soit parfaite si celle-ci n’est pas unie au corps ; c’est pourquoi l’âme séparée du corps ne peut obtenir la perfection ultime de la félicité (...) cum autem animae et corporis naturalis sit unio, et substantialis non accidentalis non potest esse quod natura animae sit perfecta, nisi sit corpori conjuncta ; et ideo anima separata a corpore, non potest ultimam perfectionem beatitudinis obtinere. » et ceci parce que l’âme est, par nature, la forme du corps, comme le dit la  définition de l’âme : actus primus corporis physici.  Il est donc « naturel à l’âme d’être unie au corps (...) naturale sit animae corpori esse unitam » (Comp. I, 152 in fine) comme la forme à la matière qu’elle actue. c’est bien pour cela que l’âme séparée aspire à la Résurrection, à sa véritable nature qui est d’être l’acte d’un corps, elle est en attente du corps. Il ne faut donc pas confondre ce que certains êtres humains peuvent vivre sur terre et qui pourraient leur faire désirer ne plus avoir un corps, ou l’expérience des pesanteurs, des limites de toutes sortes dues à notre condition mortelle et corporelle, avec la nature même du corps. Les mystères de l’Incarnation, de la Résurrection, de l’Eucharistie, celui de l’Assomption de Marie manifestent cette réelle et substantielle union de l’âme et du corps. Thomas a résolument choisi l’union substantielle du corps et de l’âme plutôt que la dualité de cette âme et de ce corps.

40 Saint Augustin, op. cit. p. 2.

41 C. G. III, 48 : Quanto aliquid est magis desideratum et dilectum, tanto eius amissio maiorem dolorem vel tristitiam affert.

42 Ibid. : In quo satis apparet quantam angustiam patiebantur hinc inde eorum praeclara ingenia. A quibus angustiis liberabimur si ponamus, secundum probationes praemissas, hominem ad veram felicitatem post hanc vitam pervenire posse, anima hominis immortali existente, in quo statu anima intelliget per modum quo intelligunt substantiae separatae, sicut in Secundo huius operis ostensum est. Nous savons bien que l’angoisse métaphysique est un des grands thèmes de la philosophie contemporaine suscité par Heidegger. Il est évident qu’une existence qui n’est pas vivifiée par une vision croyante aura tendance, face à l’expérience du mal, de ne trouver aucune issue, de se révolter ou de se désespérer : au XXème siècle, l’expérience du mal a connu comme un paroxysme avec les deux guerres mondiales, les totalitarismes, le spectre de la guerre atomique vécue comme une possibilité effective après Hiroshima et Nagazaki etc. Ajoutons que la littérature portant en elle cette manifestation du mal, décrivant par exemple le combat de la grâce et de la nature (nous pensons à Mauriac, à Bernanos, à J. Green) accompagne aussi  les descriptions psychologiques des angoisses de toute nature dont l’homme peut souffrir. Tout ceci, évidemment, en l’absence d’une perspective de Rédemption, ne peut qu’accentuer le désespoir, le rendre inéluctable et valoriser la description des limites, des blessures et des obscurités du cœur de l’homme. 

43 Platon, Le  Phédon, 64 c. (p. 775, éd. La Pléiade).

44 In Sent. I, dist. 10, q. 1, a. 4, c. : […] spiritus est nomen positum ad significandum subtilitatem alicuius naturae ; unde dicitur tam de corporalibus quam de incorporeis : aer enim spiritus dicitur propter subtilitatem ; et ixinde attractio aeris et expulsio dicitur inspiratio et expiratio ; et exinde ventus etiam dicitur spiritus ; et exinde etiam subtilissimi vapores, per quos diffunduntur animae in partes corporis, dicuntur spiritus ; et similiter incorporea propter suam subtilitatem dicuntur spiritus, sicut dicimus Spiritum Deum, et angelum, et animam. Et inde est etiam quod dicimus duos homines amantes se, et concordes, esse unum cor et unam animam ; sicut dicitur Ethic., IX, cap. X : « Proprium amicorum est, unam animam in duobus corporibus esse. » : Subtilitas autem dicitur per remotionem a materialitate ; unde ea quae habent multum de materia vocamus grossa, sicut terram, et ea quae minus, subtilia, sicut ærem et ignem. Unde cum removeri a materia magis sit in incorporeis, et maxime in Deo, spiritualitas secdundum rationem significationis suæ per prius invenitur in Deo, et magis in incorporeis quamin corporalibus. 

45 In Boet. De Tri., q. 5, a. 3, l. 161-169, p. 148 : (…) quia secundum operationem qua componit et divisit distinguit unum ab alio per hoc quod intelligit unum alii non inesse, in operatione uero qua intelligit quid est unumquodque, distinguit unum ab alo dum intelligit quid est hoc, nichil intelligendo de alio, neque quod sit cum eo, neque quod sit ab eo separatum ; unde ista distinctio non proprie habet nomen separationis, set prima tantum.

46 Il est évident que l’être immatériel et l’être matériel ne sont pas des êtres de même nature. Il ne faudrait pas  que la notion d’ens commune nous fasse oublier qu’il y a analogie entre Dieu et la créature et non univocité. Saint Thomas, dans notre texte évoque la question de l’analogie justement en définissant le premier sens de commun : « Omnium autem entium sunt principia communia non solum secundum primum modum, - quod appellat  Philosophus in XI  Metaphisice omnia entia habere eadem principia secundum analogiam -, Omnium autem entium sunt principia communia non solum secundum primum modum, - quod appellat  Philosophus in XI  Metaphisice omnia entia habere eadem principia secundum analogiam Or, il y a des principes communs de tous les êtres non seulement quant à la première manière (le Philosophe en parle au livre XI de la Métaphysique [L, 1070 a 31-33] en disant que tous les êtres ont les mêmes principes selon l’analogie : « Les causes et les principes des différents êtres sont, en un sens, différents, mais, en un autre sens, si on parle en général et par analogie, sont les mêmes pour tous les êtres. » et « Quand, dès lors, on recherche quels sont les principes ou les éléments des substances, des relatifs et des qualités, s’ils sont les mêmes ou s’ils sont différents, il est clair que, pris dans leurs multiples acceptions, ils sont les mêmes pour tout être, mais que si on distingue leurs divers sens, ils ne sont plus les mêmes, mais ils sont différents, sous la réserve que les causes de toutes choses sont les mêmes par analogie, en ce sens que matière, forme, privation, cause motrice, sont communes à toutes choses. [1071 a 30-35]. Cf. à ce propos la note 5 de notre tome 4 , Métaphysique.

47 C’est-à-dire, d’après ce qui précède, la double orientation de la théologie, comme théologie révélée et comme théologie philosophique.                                                                                                                        

48 In Boet. De Tri. q. 5, a. 4, l. 182- 205, p. 154 : Utraque autem est de his que sunt separata a materia et motu secundum esse, set diuersimode, secundum quod dupliciter potest esse aliquid a materia et motu separatum secundum esse. Uno modo sic, quod de ratione ipsius rei, que separata dicitur, sit quod nullo modo in materia et motu esse possit, sicut Deus et angeli dicuntur a materia et motu separati. Alio modo sic, quod non sit de ratione eius quod sit in materia et motu, set possit esse sine materia et motu, quamuis quandoque inueniatur in materia et motu. Et sic ens et substantia et potentia et actus sunt separata a materia et motu, quia secundum esse a materia et motu non dependent, sicut mathematica dependebant, que numquam nisi in materia esse possunt, quamuis sine materia sensibili possint intelligi.

49 Ibid., q. 5, a. 3, l. 256-258, p. 149 : in his autem que secundum esse possunt esse diuisa, magis habet locum separatio quam abstractio . On ne peut, effectivement pas, dans l’abstraction considérer comme étant séparé ce qui ne l’est pas dans la réalité : je ne peux séparer, pour définir l’homme, l’animalité de la rationalité puisque l’une et l’autre font partie de sa nature. En revanche je peux ‘séparer’ la substance de la quantité puisqu’il peut exister des substances séparées de la matière, donc du temps, et, de ce fait immobile et éternelle : l’être des substances séparées est séparé de la matière, du temps, et du mouvement ; ma raison peut donc les considérer séparément.

50 Cf. dans le livre de B. Couillaud, Raisonner en vérité, les pages 56 à 68 sur l’appréhension simple et les opérations de l’esprit.  

51 Il est évident que tout ceci ne tient pas compte du développement ultérieur des mathématiques. Il faudrait se demander si cet ‘imaginativement intelligible’ peut s’appliquer  à la pensée mathématique plus récente.

52 In Phys. II, l. 3, (161) : Similiter etiam inter acccidentia omnia quae adveniuint substantiae, primo advenit ei quantitas, et deinde qualitates sensibiles et actiones et passiones et motus consequentes sensibiles qualitates. Sic igitur quantitas non claudit in sui intellectus qualitates sensibiles vel passiones vel motus : claudit tamen in sui intellectu substantiam. Potest igitur intelligi quantitas sine materia subiecta motui et qualitatibus sensibilibus, non tamen absque substantia. Et ideo huiusmodi quantitates et quae eis accidunt, sunt secundum intellectum abstracta a motu et amateria sensibili, non tamen a materia intelligibili, ut dicitur in VII Metaphys. Cf. in Met., VII, l. 10, (1496) ; Métaphysique, Z, 10, (1026 a 10 et ss.) : « La matière intelligible est celle qui est présente dans les êtres sensibles, mais prise non pas en tant que sensible, les êtres mathématiques par exemple. »

53 In Boet. De Tri., q. 5, a. 3, l. 194-200, p. 148 : Et sic secundum rationem sue substantie non dependet quantitas a materia sensibili, set solum a materia intelligibili. Substantia enim remotis accidentibus non manet nisi intellectu comprehensibilis, eo quod sensitiue potentie non pertingunt usque ad substantie comprehensionem

54 Ia, q. 85, a. 1, ad 2um : Materia vero intelligibilis dicitur substantia secundum quod subiacet quantitati. Manifestum est quod quantitas prius inest substantiae quam qualitates sensibiles. Unde quantitates, ut numeri et dimensiones et figurae, quae sunt terminationes quantitatum, possunt considerari absque qualitatibus sensibilibus, quod est eas abstrahi a materia sensibili : non possunt tamen considerari sine intellectu substantiae quantitati subictae, quod est eas abstrahi a materia intelligibile communi. Possunt tamen considerari sine hac vel illa substantia ; quod est eas abstrahi a materia intelligibili individuali.

55 In Boet. De Tri. q. 5, a. 1, ad 9um, l. 351-359, p. 141 : ordo huius scientie est, ut addiscatur post scientias naturales, in quibus sunt multa determinata, quibus ista scientia utitur, ut generatio, corruptio, motus et alia huismodi. Similiter etiam post mathematicas. Indiget enim hec scientia ad cognitionem substantiarum separatarum cognoscere numerum et ordinem orbium celestium, quod non est possibile sine astrologia, ad quam tota mathematica preexigitur.

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