Jean-Baptiste Échivard 3
De la méthode avant toute chose…
1. Descartes et l’École
Un disciple de Thomas d’Aquin et d’Aristote manifeste toujours plus ou moins une certaine mauvaise humeur quand on lui demande de parler de Descartes ou de le lire, et il a du mal à vouloir le comprendre paisiblement, sereinement, à moins, finalement, qu’il n’entretienne un dialogue permanent avec notre philosophe. Car, à ses yeux, Descartes est celui qui, ostensiblement, a pris ou voulu prendre une certaine distance, sinon une distance certaine avec la philosophie de l’École, avec Aristote, tout en ayant un projet similaire. Nous pouvons, par exemple, établir une comparaison entre le début des Météorologiques1 d’Aristote, qui dresse le projet initial de l’ordre à établir entre toutes les sciences, ou la justification de l’ordre des Libri naturales donné par Thomas dans le proème des Leçons sur la Physique ou celui du traité Du sens et du senti, et la préface des Principes de la Philosophie dans laquelle Descartes indique son intention de traiter de l’ensemble des sciences et de l’ordre à établir entre elles pour constituer la Philosophie : dans les deux cas, il s’agit d’ordonner les sciences entre elles et ce sont, semble-t-il, les principes de cet ordre et la manière de les considérer qui établissent la différence, la distance entre la philosophie de l’École et celle de Descartes.
On risquerait peu de se tromper en disant que Descartes fait pour le XVIIème siècle ce qu’Aristote a réalisé pour son époque, du moins quant au désir de traiter de toutes les sciences, et dans le désir de les ordonner2… mais en voulant s’éloigner volontairement de la manière aristotélicienne de penser, de connaître3.
L’idée même de ‘méthode’, la présentation ordonnée des sciences et de leurs connexions nécessaires, les mathématiques comme science de la certitude, l’intention de distinguer la philosophie de la théologie, la raison de la foi, ou les expressions comme celles de ‘lumière naturelle’, de ‘principes premiers’, de ‘principes communs’, le terme même de métaphysique, la question de l’immatérialité de l’âme, le principe de causalité, de non-régression à l’infini, la trilogie des sciences spéculatives, mathématiques, physique, métaphysique, la question de la ‘démonstration’ de l’existence de Dieu, tous ces thèmes et ces expressions sont classiques, ‘traditionnels’. Mais un disciple de Thomas un peu exercé aux textes et aux problématiques thomasiennes sait très bien que ces expressions elles aussi employées par Descartes ressemblent extérieurement à celles de Thomas, mais il les perçoit comme révélant un esprit tout autre que celui qui a présidé, chez Thomas, à leur formulation4 ; elles donnent un autre habit à des habitudes intellectuelles qu’elles véhiculaient autrefois. Le meilleur exemple n’est-il pas le titre même des Méditations métaphysiques ? : « Méditations touchant la première philosophie dans lesquelles l’existence de Dieu et la distinction réelle entre l’âme et le corps de l’homme sont démontrées. » Sans conteste Descartes emploie le terme aristotélicien habituel, « philosophie première » (mais l’adjectif est placé avant le nom), pour désigner la connaissance métaphysique5.
Ce même disciple de saint Thomas comprendra assez rapidement, dès la seconde méditation métaphysique, que l’abandon de la définition de l’homme comme « animal raisonnable » signifie le rejet de la manière aristotélicienne de connaître la réalité :
Mais qu’est-ce qu’un homme ? Dirai-je que c’est un animal raisonnable ? Non certes : car il faudrait par après rechercher ce que c’est qu’animal, et ce que c’est que raisonnable, et ainsi d’une seule question nous tomberions insensiblement en une infinité d’autres plus difficiles et embarrassées, et je ne voudrai pas abuser du peu de temps et de loisir qui me reste, en l’employant à démêler de semblables subtilités6.
Maintenant, il faut évidemment savoir ce que Descartes connaissait vraiment et par lui-même de cette ‘École’. Sans doute était-il fortement imprégné de cette philosophie, du fait de ses professeurs jésuites à La Flèche ? Nous savons qu’au collège de La Flèche, comme dans tous les collèges de la Compagnie de Jésus, la règle était qu’en « logique, en philosophie naturelle et morale, et en métaphysique, il faut suivre la doctrine d’Aristote, doctrina Aristotelis sequenda est »7. Les commentaires de saint Thomas sur Aristote pouvaient être une des origines de l’organisation des études dans les collèges jésuites et les maîtres de Descartes devaient, eux, sans doute, connaître ces textes. Cela dit, Descartes se trouvait face à une École, c’est-à-dire une pluralité de disciples qui devaient avoir une pluralité de commentaires ; il n’est pas impossible non plus que parmi ses professeurs certains aient une certaine distance critique par rapport à Aristote ou saint Thomas… On notera, à titre d’exemple cette affirmation très nette dans une lettre au Père Mersenne :
[…] et je vous dirai, entre nous, que ces six Méditations contiennent tous les fondements de ma physique. Mais il ne faut pas le dire, s’il vous plaît ; car ceux qui favorisent Aristote feraient peut-être plus de difficultés de les approuver ; et j’espère que ceux qui les liront, s’accoutumeront insensiblement à mes principes, et en reconnaitront la vérité avant que de s’apercevoir qu’ils détruisent ceux d’Aristote8.
« Mais il ne faut pas le dire » ...
Il est vrai que l’exemple de Galilée inspirait à Descartes une extrême prudence : il savait bien que ses ‘principes’ philosophiques n’étaient pas conformes à ceux envisagés par Aristote et saint Thomas. À sa décharge il se trouvait devant des disciples de Thomas qui réagissaient sans doute plus en théologiens qu’en philosophes proprement dits, voulant défendre le dogme ou la vérité intrinsèque de la Parole de Dieu plus que réfléchir à adapter les résultats scientifiques ou plus précisément, la nouvelle méthode physico-mathématique à la philosophie de la nature aristotélicienne.
Un extrait d’une lettre de Descartes éclairera ce point :
Vous savez sans doute que Galilée a été repris depuis peu par les Inquisiteurs de la Foi, et que son opinion touchant le mouvement de la terre a été condamnée comme hérétique. Or je vous dirai, que toutes les choses que j’expliquais en mon traité, entre lesquelles était aussi cette opinion du mouvement de la terre, dépendaient tellement les unes des autres, que c’est assez de savoir qu’il y en ait une qui soit fausse, pour connaître que toutes les autres dont je me servais n’ont point de force ; et quoique je pensasse qu’elles fussent appuyées sur des démonstrations très certaines, et très évidentes, je ne voulais toutefois pour rien au monde les soutenir contre l’autorité de l’Eglise. Je sais bien qu’on pourrait dire que tout ce que les Inquisiteurs de Rome ont décidé n’est pas incontinent article de foi pour cela, et qu’il faut premièrement que le Concile y ait passé. Mais je ne suis point si amoureux de mes pensées, que de vouloir servir de telles exceptions, pour avoir moyen de les maintenir ; et le désir que j’ai de vivre en repos et de continuer la vie que j’ai, commencée en prenant pour ma devise : bene vixit, qui bene latuit, fait que je suis plus aise d’être délivré de la crainte que j’avais d’acquérir plus de connaissances que je ne désire, par le moyen de mon écrit, que je ne suis fâché d’avoir perdu le temps et la peine que j’au employée à le composer9.
Et pourtant n’y a –t-il pas chez Thomas lui-même la possibilité de penser cette nouvelle physico-mathématique ? Quelques textes suffiront pour introduire à ce fameux débat.
Pour Thomas, ce qui est proprement mathématique concerne la quantité strictement intelligible dégagée de toute référence à la matière sensible : des sciences comme la perspective, l'harmonique, la musique, l'astrologie sont plus des sciences naturelles que des sciences mathématiques, puisque, procédant par des principes mathématiques, chacun de leur sujet propre porte sur un être matériel, alors que l'arithmétique et la géométrie sont purement mathématiques ; en Phys., II, l. 3, (164) il écrit :
Malgré le fait que ces sciences soient intermédiaires entre la science naturelle et les mathématiques, le Philosophe les considère néanmoins ici plus comme des sciences naturelles que mathématiques, car toute chose reçoit sa dénomination et son espèce de son terme ; c’est pourquoi ces sciences sont plus naturelles que mathématiques, parce que leur étude vise la matière naturelle, même si elles procèdent par des principes mathématiques10.
On le voit, dans la pensée thomasienne, il y a place pour la justification des sciences physico-mathématiques, sciences « intermédiaires » entre les sciences de la nature et les sciences mathématiques dès lors qu'on s'efforce de distinguer les objets des diverses sciences spéculatives, pour les mathématiques elles-mêmes, pour une considération géométrique de l'univers par conséquent et pour une physique de la quantité. D'ailleurs dans le prohème du de Caelo, Thomas aura bien le souci de distinguer le point de vue du philosophe naturel et celui du géomètre, non pour les opposer, mais pour les distinguer, rendant possible leur unité :
Par cela il est facile de comprendre qu’au philosophe de la nature revient principalement d’examiner les corps en tant qu’ils sont dans le genre de la substance, et sous ce rapport, ils sont les sujets du mouvement : tandis qu’au géomètre il revient de les considérer dans le genre de la quantité, et c’est ainsi qu’on mesure11.
Après tout, n’est-ce pas un lieu commun de dire que l'on peut considérer la quantité indépendamment des qualités sensibles ? :
C’est pourquoi la quantité peut être saisie dans la substance avant les qualités sensibles, par lesquelles la matière est dite sensible12.
On peut alors remarquer que la vision aristotélicienne d'un univers dans lequel la terre apparaît finie, lieu de la corruption et de la génération, face aux sphères célestes incorruptibles n'interfère pas dans ce renouvellement de la science de la nature. Dans la perspective aristotélicienne et thomasienne, la raison est ouverte sur une considération mathématique de l'univers, sur une géométrisation de l'espace (c’est-à-dire sur un espace considéré d'un point de vue géométrique), du moins, n'y a-t-il rien d'impensable ni de contradictoire dans l'analyse aristotélicienne pour ce point de vue. De sorte que, même si les conclusions particulières d’Aristote sont caduques, l'orientation de la raison, ses dispositions fondamentales ne peuvent-elles être ouvertes à ce qui deviendra les caractéristiques de la science moderne à partir du XVIIème siècle ?
On peut sans doute se risquer à répondre à ce jugement bien connu d'A. Koyré (A. Koyré, Du monde clos à l'univers infini, Paris, 1973, p. 11-12), sur l'interprétation à donner à cette "révolution" du XVIIème siècle qui semble être, sous le rapport de la connaissance de la nature, "anti-aristotélicienne"... :
J'ai essayé, dans mes études galiléennes, de définir les schémas structurels de l'ancienne et de la nouvelle conception du monde et de décrire les changements produits par la révolution du XVIIème siècle. Ceux-ci me semblent pouvoir être ramenés à deux éléments principaux, d'ailleurs étroitement liés entre eux, à savoir la destruction du Cosmos, et la géométrisation de l'espace, c’est-à-dire a) la destruction du monde conçu comme un tout fini et ordonné, dans lequel la structure spatiale incarnait une hiérarchie de valeur et de perfection, monde dans lequel "au-dessus" de la Terre lourde et opaque, centre de la région sublunaire du changement et de la corruption, s'"élevaient" les sphères célestes des astres impondérables, incorruptibles et lumineux, et la substitution à celui-ci d'un Univers indéfini, et même infini, ne comportant plus aucune hiérarchie naturelle et uni seulement par l'identité des lois qui le régissent dans toutes ses parties, ainsi que par celle de ses composants ultimes placés, tous, au même niveau ontologique ; et b) le remplacement de la conception aristotélicienne de l'espace, ensemble différencié de lieux intramondains, par celle de l'espace de la géométrie euclidienne- extension homogène et nécessairement infinie- désormais considéré comme identique, en sa structure, avec l'espace réel de l'univers. Ce qui, à son tour, impliqua le rejet par la pensée scientifique, de toutes considérations basées sur les notions de valeur, de perfection, d'harmonie, de sens ou de fin, et finalement la dévalorisation complète de l'Être, le divorce total entre le monde des valeurs et le monde des faits.
Il faudrait bien évidemment une thèse entière pour discuter à fond de cette question. Au moins peut-on souligner quelques points importants :
- Dès lors que les dispositions rationnelles mathématiques sont placées avec (et distinctes d'elles) des dispositions de la raison face à la nature, on peut très bien envisager une considération géométrique de l'espace : du fait même de l'abstraction et de la différence des modes de définir, celle-ci est pensable. Elle est d'ailleurs d'autant plus pensable qu'Aristote, dès le second livre des Physiques, et donc Thomas le commentant, envisage la question des scientiae mediae : dans In Phys. II, l. 3.
- Il y a effectivement suppression de la différence entre le monde incorruptible des sphères célestes et le monde sublunaire corruptible, mais cette différence ne rend pas caduque une connaissance de la diversité des êtres et des différents degrés d'être car, par exemple, on retrouve une "hiérarchisation" pour les êtres vivants. Cette connaissance, au point de départ, fait partie de cette expérience commune, de cette connaissance première de l'existence de l'être, des êtres différents et hiérarchisés. On ne voit pas en quoi cette connaissance de philosophie première est supprimée par l'abstraction mathématique qui se situe à un autre niveau.
- Comment peut-il y avoir un divorce entre le monde des faits et celui des valeurs, puisque ces deux "mondes" pourraient correspondre (encore faut-il discerner l'emploi du concept de "valeur"...) à deux dispositions justement différentes, et notées comme telle dès le début de la philosophie de la nature, de la raison : la disposition de la raison dans la philosophie de la nature, et celle qu'elle prend dans la Métaphysique ?
- Il n'est pas impossible qu'on n'ait pas suffisamment insisté sur la différence qui existe entre le mode de définir de la philosophie de la nature et celle de la Métaphysique, dont l'une n'est pas subalternée à l'autre13.
- Il n'est pas impossible non plus qu'on n'ait pas assez pris en compte la différence entre le regard théologique sur la nature et sur l'homme, et le regard spécifiquement philosophique, dans son ordre propre, autonome de la théologie : car, au fond, si on a eu peur de s'apercevoir que la Terre n'était plus le centre du monde, c'est que l'on pouvait s'imaginer que par là, l'homme risquait de perdre sa "Seigneurie" sur le monde, qu'il perdrait sa "valeur" propre, métaphysique d'être voulu pour lui-même ? C'était supposer que de cette Métaphysique découlait presque comme nécessaire que la Terre soit au centre de l'univers : la philosophie de la nature, subalternée à la Métaphysique, et la Métaphysique à la Théologie... d'où l'importance des différences entre les modes de procéder pour mieux distinguer les différents domaines du savoir et adapter ainsi le réalisme thomasien aux données scientifiques nouveaux…. Le texte d'abjuration de Galilée est révélateur de cet esprit qui, pourrait-on dire théologise à outrance !14 :
Moi, Galileo Galilei, fils de feu Vincenzo Galilei de Florence, âgé de soixante-dix ans, comparaissant en personne devant ce tribunal,
Je jure que j'ai toujours cru, que je crois à présent, et que, avec la grâce de Dieu, je continuerai à l'avenir de croire tout ce que la Sainte Église de Dieu catholique, apostolique et romaine, tient pour vrai, prêche et enseigne.
Mais parce que, après que le Saint-Office m'eut notifié l'ordre de ne plus croire à l'opinion fausse que le Soleil est le centre du monde et immobile et que la Terre n'est pas le centre du monde et qu'elle se meut, et de ne pas maintenir, défendre ni enseigner, soit oralement, soit par écrit, cette fausse doctrine ; après avoir été notifié que ladite doctrine était contraire à la Sainte Écriture ; parce que j'ai écrit et fait imprimer un livre dans lequel j'expose cette doctrine condamnée, en présentant en sa faveur une argumentation très convaincante, sans apporter aucune solution définitive ; j'ai été, de ce fait, soupçonné véhémentement d'hérésie, c’est-à-dire d'avoir maintenu et cru que le Soleil est au centre du monde et immobile, et que la Terre n'est pas au centre et se meut. Pour ce, voulant effacer dans l'esprit de Vos Éminences et de tout chrétien fidèle ce soupçon véhément, à juste titre contre moi, j'abjure et je maudis, d'un cœur sincère et avec une foi non simulée, les erreurs et les hérésies susdites, et en général toute autre erreur, hérésie, et autre entreprise contraire à la Sainte Église ; je jure à l'avenir de ne plus rien dire ni affirmer de voix, et par écrit, qui permette d'avoir de moi de semblables soupçons, et s'il devait m'arriver de rencontrer un hérétique ou présumé tel, je le dénoncerais à ce Saint-Office, à l'inquisiteur ou à l'ordinaire de mon lieu de résidence.
Mais il est un fait que l’on retient mieux ce que l’on aime et ce que l’on veut retenir.
Or Descartes aimait les mathématiques :
Je me plaisais aux mathématiques, à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons15.
Et il ne semble avoir retenu de la philosophie que la diversité des opinions qui s’affrontent, y compris au sein de l’École, la rendant ainsi incapable de réaliser ce pourquoi cependant elle semble faite : établir la raison humaine dans la certitude, connaître la vérité, donner des certitudes pour rendre possible d’atteindre la sagesse :
Je ne dirai rien de la philosophie, sinon que, voyant qu’elle a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et que néanmoins il ne s’y trouve aucune chose dont on dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je n’avais point assez de présomption pour espérer d’y rencontrer mieux que les autres ; et que, considérant combien il peut y avoir de diverses opinions, touchant une même matière, qui soient soutenues par des gens doctes, sans qu’il y en puisse avoir jamais plus d’une seule qui soit vraie, je réputais presque pour faux tout ce qui n’était que vraisemblable16.
Il se souviendra de cette incapacité de la philosophie à trouver une certitude et à manifester une vérité quand il établira l’hypothèse du doute méthodique pour déterminer les vérités les plus certaines. On comprend dans ces conditions qu’un disciple de Thomas ait quelque agacement face à Descartes, si l’un des motifs de la mise en doute radicale de toutes les vérités, et la manifestation du premier principe de la philosophie, le cogito, est justement la philosophie qu’il enseigne !
De plus, il appartient aux mathématiques de donner des certitudes : Descartes savait très bien que celles-ci portaient sur la quantité, alors que la physique portait, pouvait-il penser, sur des vérités seulement probables17. De là, à transposer ces certitudes, et le moyen de les connaître, des mathématiques à la métaphysique, pour rendre certaines les connaissances données par la physique, il n’y a qu’un pas ; ce pas n’est- il pas celui qu’accomplit par la « méthode » cartésienne ?
Il faut lire, en effet, avec beaucoup d’attention cet extrait de l’Entretien avec Burman, du 16 avril 1648, alors que Descartes a cinquante-deux ans et qu’il mourra quelque vingt-deux mois plus tard, qu’il répond à des questions d’un jeune homme de vingt ans sur certaines passages de ses livres, ici, Le Discours de la méthode ; on y voit l’importance des mathématiques :
Pour que l’intelligence se cultive, il faut la science mathématique, qui ne se tire pas des livres, mais de la pratique et de l’application mêmes. L’auteur, (c’est-à-dire Descartes lui-même) n’ayant pas de livres avec lui, était obligé de l’apprendre par lui-même, ce qui lui a très bien réussi. Mais tous les hommes n’y sont pas propres ; il y faut un esprit mathématique, qu’on doit polir par l’usage. Cette science est à puiser dans l’algèbre, mais on peut difficilement s’en tirer sans précepteur, à moins de consentir à suivre pas à pas les traces de l’auteur dans la géométrie qu’il nous a présentée, pour acquérir ainsi l’aptitude à résoudre et à trouver dans tous les cas, comme l’a fait un Français à Paris. Ainsi, l’étude des mathématiques est nécessaire pour trouver des choses nouvelles, aussi bien en philosophie qu’en mathématiques. Mais pour comprendre ce que l’auteur a écrit en philosophie, il n’est point besoin de mathématiques, sauf peut-être pour un petit nombre de choses qui sont dans la Dioptrique, qui sont mathématiques. Les questions les plus simples dans lesquelles l’auteur veut que nous nous exercions sont par exemple la nature du triangle et ses propriétés, et autres choses semblables qui doivent être considérées et pesées. Les mathématiques habituent à reconnaître la vérité, parce que dans les mathématiques se trouvent des raisonnements droits, qu’on ne saurait trouver nulle part ailleurs. En conséquence, celui qui aura une fois habitué son esprit aux raisonnements mathématiques le gardera apte à rechercher les autres vérités, parce que le raisonnement est partout identique […] Car, en mathématique celui qui s’appuie seulement sur le probable est déçu et conduit à l’absurde, et il voit ainsi qu’une démonstration ne procède pas du probable qui équivaut ici au faux, mais seulement du certain. Pour n’avoir pas fait cela, les philosophes ne peuvent jamais distinguer en philosophie et en physique les démonstrations des arguments probables ; en conséquence, ils disputent presque toujours de choses probables parce qu’ils ne croient pas que dans les sciences de la réalité les démonstrations puissent trouver place18.
De la quantité Descartes passera alors à l’être : selon le même désir d’évidence, de certitude, de clarté et de distinction que celles données par les mathématiques, la philosophie se tournera vers les idées simples et premières qu’elle peut découvrir immédiatement, à savoir l’idée de Dieu et le cogito, sans aucune autre médiation que la présence de l’esprit à lui-même. Et la métaphysique aura ainsi fondé toutes les certitudes dans les sciences : si pour Thomas, la métaphysique vient après la physique, pour Descartes, elle la précède, puisqu’elle est nécessaire pour garantir la certitude des vérités découvertes19 ; comme le dit H. Gouhier :
Il est très vrai qu’au XVIIème siècle la science et la métaphysique sont liées ; mais Descartes donne à cette liaison un sens absolument nouveau. Jamais les physiciens médiévaux n’ont eu besoin de démontrer l’existence des choses avant d’en parler, jamais ils n’ont déduit les lois du monde de son principe créateur ; ils tiennent seulement à sauver les phénomènes. Si leur physique est unie à leur théodicée, c’est qu’ils trouvent dans l’étude du monde le chemin qui les conduit à la connaissance du Créateur ; ils s’élèvent des choses sensibles à Dieu, ils vont de la physique à la métaphysique […]En adoptant un ordre absolument inverse, Descartes n’est pas seulement un élève frondeur qui contredit ses maîtres, ou un auteur de manuel en quête d’originalité ; c’est un philosophe qui s’est placé à un point de vue nouveau et qui, par suite, se trouve en face d’un ordre nouveau qui répond à sa vision nouvelle. En mettant la métaphysique avant la physique, il obéit à ces nécessités profondes que seule une étude de sa pensé peut déceler et il y a dans cette union de la métaphysique et de la science un caractère proprement cartésien dont le milieu et le temps ne peuvent rendre raison20.
Ce pas accompli, Descartes aura cru simplifier la philosophie et fonder la science sur des certitudes ; à la diversité des disputes et des opinions, peut succéder l’unité des sciences réalisée par la lumière naturelle de la raison sous le modèle de la manière mathématique d’appréhender son objet. D’un côté, les disputes habituelles aux philosophes21 qui donnent l’impression que la philosophie n’est qu’un exercice dialectique sans réelle fécondité, et de l’autre, la rigueur mathématique qui donne des certitudes et les moyens rationnels de les atteindre. De cette opposition est né chez Descartes le désir de trouver une ‘méthode’ qui permette que la philosophie soit, comme les mathématiques, à la source de connaissances certaines.
2. L’intention de la méthode pour Descartes
On le dit souvent, le Discours de la méthode ouvre ce qu’il est convenu d’appeler la ‘modernité’, plus même, rien après lui ne pourra être pensé comme ‘avant’, ajoute-t-on en réduisant d’ailleurs cet ‘avant’ à quelques idées un peu sommaires, comme celle qui affirme que le Discours est l’avènement d’une philosophie du sujet qui remplace la philosophie aristotélicienne et thomasienne de l’objet. On parle aussi de simplification de la philosophie, d’unification de la métaphysique, de la science et de la foi, ce qui, évidemment, a tendance à présenter la philosophie thomasienne comme une philosophie compliquée et désunifiée ou, en tous cas, peu en prise avec les impératifs de la science moderne.
Aurait-il suffi de quelques règles énoncées en français pour bousculer la philosophie et la conduire sur d’autres chemins ? Sans doute, ces règles devaient procéder d’un esprit, d’une intention plus profonde que leurs expressions extérieures dans le Discours ; elles se faisaient l’écho de cet esprit que Descartes s’est efforcé de vivre tout au long de sa vie et dont elles étaient l’annonciatrices.
Une ‘méthode’, en effet, avant d’être posée dans des règles, est révélatrice d’un esprit, d’une manière d’envisager le réel. C’est d’abord cela qu’il nous faut comprendre afin de saisir comment Descartes a appliqué l’esprit de ces règles à la métaphysique et aux sciences pour les unifier et déterminer la raison de leurs connexions nécessaires.
Quelle est donc l’intention de cette ‘méthode’ ?
Par méthode, j’entends des règles certaines et faciles, grâce auxquelles tous ceux qui les observent exactement ne supposeront jamais vrai ce qui est faux, et parviendront, sans se fatiguer en efforts inutiles, mais en accroissant progressivement leur science, à la connaissance vraie de tout ce qu’ils peuvent atteindre22.
Toute la méthode consiste dans l’ordre et la disposition des choses, vers lesquelles il faut tourner le regard de l’esprit pour découvrir quelque vérité. Or nous la suivrons exactement, si nous ramenons graduellement les propositions compliquées et obscures aux plus simples, et si, ensuite, partant de l’intuition des plus simples, nous essayons de nous élever par les mêmes degrés à la connaissance de toutes les autres23.
Parce que « toute science est une connaissance certaine et évidente24 », il faut se donner les moyens d’établir l’esprit dans la certitude. Et pour cela, l ‘asseoir sur les vérités les plus ‘simples’, donc les plus évidentes. C’est-à-dire procéder en mettant à jour des intuitions premières qui établissent l’esprit dans la clarté, et donc dans la certitude. Ces intuitions premières permettent d’éviter ce que les sens peuvent avoir de trompeur et d’illusoire, c’est-à-dire ces connaissances probables, donc incertaines qu’ils donnent à l’esprit, si celui-ci manque de vigilance sur lui-même. En effet :
L’intuition est, non pas le témoignage changeant des sens ou le jugement trompeur d’une imagination qui compose mal son objet, mais la conception d’un esprit pur et attentif, conception si facile et si distincte qu’aucun doute ne reste sur ce que nous comprenons ; ou, ce qui est la même chose, la conception ferme d’un esprit pur et attentif, qui naît de la seule lumière de la raison, et, qui, étant plus simple, est, par suite, plus sûre que la déduction même25.
Et tout ceci afin de nous établir dans la seule lumière de la raison, dans ce qui se présente immédiatement à elle, dès lors qu’elle ne cherche à se rendre attentive qu’à elle-même. Ce qui est s’établir dans le ‘bon sens’, ou dans la ‘sagesse universelle’ présente en tout homme afin de trouver, ou, mieux, de retrouver, après les égarements toujours possibles des connaissances trop fondées sur les sens, cette lumière naturelle de la raison dont tout homme est capable. Et pour cela, d’abord et avant tout, il est nécessaire de rejeter comme fausses les connaissances où il pourrait y avoir quelque doute :
[…] et que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute »26.
Ainsi, par cette règle, nous rejetons toutes les connaissances qui ne sont que probables, et nous décidons qu’il ne faut donner son assentiment qu’à celles qui sont parfaitement connues et dont on ne peut douter »27.
Il sera même fort utile que nous rejetions comme fausses toutes celles où nous pourrions imaginer le moindre doute28.
Établir l’esprit dans la certitude, c’est lui donner l’habitude d’aller vers ce qui lui apparaît clairement et distinctement, c’est-à-dire vers des vérités simples et premières qui livrent à l’esprit immédiatement leur intelligibilité dès lors qu’il s’est séparé des évidences sensibles. Et ceci sous le modèle de l’arithmétique et de la géométrie, puisque :
[…] seules elles traitent d’un objet assez pur et simple pour n’admettre absolument rien que l’expérience ait rendu incertain, et qu’elles consistent toutes entières en une suite de conséquences déduites par raisonnement29.
Ce faisant, on aura fondé toutes les sciences, puisqu’on aura trouvé des vérités premières vraiment simples qui déterminent la certitude de l’existence de l’objet de chaque science, rendant possible ainsi leur connaissance30.
Et ainsi sera établie cette ‘sagesse universelle’ qui peut rendre compte de la connexion de toutes les sciences entre elles ; ‘sagesse universelle’, résultat de cette ‘mathématique universelle’ recherchée dont le songe du 10 novembre 161931 est comme un annonciateur prophétique.
On le voit, ce qui est important, ce n’est pas tant les règles de cette Méthode proprement dite utilisées dans les sciences et mises au point face à la logique de l’École32, que cette ‘sagesse universelle’, cette ‘mathématique universelle’ qui veut unifier toutes les sciences comme dépendantes les unes des autres. Celle-ci, une fois abandonnée l’idée même de ‘Méthode’33, se réalisera dans la métaphysique, point de départ des sciences, ou racines34 sur lesquelles elles se fondent, car elle est comme le préambule obligé par lequel il faut passer puisqu’elle établit la connaissance des premiers principes clairs et évidents dont toutes dépendent :
[…] que ce mot de philosophie signifie l’étude de la sagesse, et que par la sagesse on n’entend pas seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l’invention de tous les arts ; et qu’afin que cette connaissance soit telle, il est nécessaire qu’elle soit déduite des premières causes, en sorte que pour étudier à l’acquérir, ce qui se nomme proprement philosopher, il faut commencer par la recherche de ces premières causes, c’est-à-dire des principes ; et que ces principes doivent avoir deux conditions : l’une, qu’ils soient si clairs et si évidents que l’esprit humain ne puisse douter de leur vérité, lorsqu’il s’applique avec attention à les considérer ; l’autre, que ce soit d’eux que dépende la connaissance des autres choses, en sorte qu’ils puissent être connus sans elles, mais non réciproquement elles sans eux ; et qu’après il faut tâcher de déduire tellement de ces principes la connaissance des choses qui en dépendent, qu’il n’y ait rien en toute la suite qui ne soit très manifeste35.
C’est pourquoi l’image de l’arbre est si importante pour signifier cette connexion unitaire de toutes les sciences, rendue possible par les certitudes établies par la métaphysique :
Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale ; j’entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse36.
3. La métaphysique, une nouvelle ‘mathématique universelle’ ?
Le projet de ‘mathématique universelle’ présent dans les Regulae qui voulait établir, entre autres, l'unité de tout le savoir humain et la raison de la connexion de toutes les sciences entre elles et contribuer ainsi à cette sagesse humaine qui est « une et toujours la même, si différents que soient les objets auxquels elle s’applique »37, n’est-il finalement réalisé quand la Métaphysique a déterminé, par l’évidence d’une saisie intuitive, l’existence de ses objets principaux ?
Mathématique universelle, sagesse universelle, métaphysique, au fond l’essentiel, derrière ces termes, n’est-il pas d’ordonner l’ensemble des connaissances humaines de façon à les asseoir sur des fondements certains qui rendent possible l’existence de chaque science, servant ainsi au bien de l’homme, à sa santé et à tous les progrès nécessaires pour qu’il soit de mieux en mieux maître et possesseur de la nature ?
Par la même occasion, l’unité entre les sciences qui ne cherchent que la connaissance, c’est-à-dire pour reprendre l’expression aristotélicienne, les sciences théorétiques (ou spéculatives) et les arts et les techniques, œuvres de la raison pratique est aussi assurée. Des Regulae composé en 1628, en passant par le Discours de la Méthode (1637) et les Méditations métaphysiques (1641), jusqu’aux Principes de la philosophie (1644) nous trouvons, dans la pensée cartésienne, une cohérence, une continuité profonde, un fil conducteur, comme si Descartes poursuivait finalement la même idée qui s’appellera dans les Regulae ‘mathématique universelle’ ou sera dans les Principes comparé à un ‘arbre’, signe de l’universalité d’une sagesse rendue vraiment possible par la Métaphysique des idées claires et distinctes. Ce texte des Regulae, en effet, qui indique la priorité qu’il faut donner à l’étude de l’entendement ne sera-t-il pas réalisé dans les Méditations métaphysiques qui contient, selon les mots mêmes de Descartes, « les principes de la connaissance, qui est ce qu’on peut nommer la première philosophie ou la métaphysique »38 :
Si quelqu’un se propose comme problème d’examiner toutes les vérités pour la connaissance desquelles la raison humaine suffit (examen que doivent faire, ce me semble, au moins une fois dans leur vie, tous ceux qui s’efforcent de parvenir une fois à la sagesse), il trouvera certainement par les règles qui ont été données, que rien ne peut être connu avant l’entendement, puisque la connaissance de toutes les autres choses en dépend39.
La « connaissance de toutes les autres choses en dépend » puisque nous savons maintenant que la certitude des idées métaphysiques fonde la certitude de toutes les autres idées de toutes les autres sciences : elles sont bien ces ‘racines’ sur lesquelles toutes les autres sciences reposent. L’image célèbre de l’arbre de la préface des Principes n’est-elle pas comme la réponse à ce projet de ‘mathématique universelle’ ? Celui-ci, au fond, se serait transformé, mais non aboli, en celui d'une métaphysique universelle.
De même que la ‘mathématique universelle’ était bien dans les Regulae une ‘science générale’ c’est-à-dire universelle ne s’appliquant à aucun objet, de même la métaphysique allait être cette ‘philosophie première’ qui donnait à l’esprit humain ses certitudes les plus premières, fondamentales, universelles. Ce qui allait changer sera la nature de cette universalité : pour les mathématiques, l’universalité purement formelle de la quantité détachée de tout objet réel40, pour la métaphysique, l’universalité plus ‘causale’ de l’existence de Dieu et de la distinction de l’âme et du corps, véritables racines de toutes les certitudes humaines41. Mais dans les deux cas, le savoir était unifié, la connexion des sciences fondée sur des principes nécessaires et la sagesse universelle rendue possible.
Même si Descartes était, dès 1630, « las des mathématiques »42, il n’empêche que l’intention qui présidait à cette ‘mathématique universelle’ se continuait avec une admirable cohérence : ce n’est plus peut-être la mathématique qui devenait la source de certitude, mais la métaphysique fondée sur les idées premières, les intuitions premières connues par cette intuition pris de l’intuition mathématique. La mise en évidence, en effet, du cogito, c’est-à-dire de l’existence et de l’essence de l’esprit et de sa distinction d’avec le corps, celle de l’idée de Dieu, et par elle, de l’existence de Dieu, la mise en évidence de l’idée d’étendue, propriété essentielle des corps, toutes les trois, elles sont rendues possibles par cette intuition, « conception d’un esprit pur et attentif qui naît de la seule lumière de la raison », définie dans les Regulae et qui ressemble comme une sœur à l’intuition mathématique : l’intuition mathématique n’aurait-elle pas, en effet, habitué l’esprit à n’admettre que des idées évidentes, simples, purement rationnelles, détachées du sensible et de l’existence des corps ? Au lieu de s’intéresser à la quantité pure de tout objet, l’intuition, pour fonder toutes les sciences, s’intéressera à ces évidences premières, idées premières, ‘racines’ de toutes leurs certitudes.
C’est pourquoi, comme le dit M. Guéroult43 :
L’effort du cartésianisme s’engage donc, dès le début, vers la constitution d’un système total de savoir certain, à la fois métaphysique et scientifique, système fondamentalement différent du système aristotélicien, puisque entièrement immanent à la certitude mathématique enveloppée dans l’intellect clair et distinct, mais non moins total, et plus strict encore dans son exigence de rigueur absolue. Cette totalité du système n’est nullement celle d’une encyclopédie des connaissances matérielles effectivement acquises, mais l’unité fondamentale des principes premiers d’où découlent toutes les connaissances certaines possibles. Par là s’expliquent les deux moments de la carrière scientifique de Descartes, et leur contraste : avant 1630, recherche de solutions précises de problèmes particuliers de mathématique et de physique mathématique ; après 1630, abandon de ces recherches, construction d’un vaste système de science universelle d’où sont absentes les solutions de détail et la technique mathématique […] Rien n’est donc plus systématique, pour Descartes, que sa doctrine. C’est, pour lui, un seul bloc de certitude sans fissure, où tout est lié à ce point qu’aucune vérité ne peut en être distraite sans que l’ensemble ne s’écroule : « Je vois qu’on se méprend aisément, touchant les choses que j’ai écrites, car la vérité étant indivisible, la moindre chose qu’on en ôte ou qu’on y ajoute la falsifie44.
Descartes, en effet, fonde toutes les certitudes sur la nature du sujet connaissant, sa distinction d'avec le corps et sur l'existence de Dieu ; pour arriver à ces certitudes, il faut se dégager de toutes les idées probables, incertaines dont la principale cause est l’insuffisante distinction de la raison d’avec les sens et l’imagination45. Dès que je pense, et après la mise en doute de ce qui en moi est connaissance probable et incertaine, j’ai l’idée claire et distincte de mon être ; de cette intuition expérimentée par la présence attentive de mon esprit à moi-même, après la suspension de mon jugement sur la connaissance sensible, j’en déduis, comme d’une conséquence nécessaire, la distinction réelle de l’âme et du corps. Examinant la nature corporelle, je saisis par l’entendement une réalité étendue que je découvre comme propriété essentielle des corps puisque c’est mon entendement d’abord qui a perçu cette étendue. J’en conclu que la nature de mon esprit est une idée claire, évidente certaine, aisée à connaître, plus aisée même que l’existence des corps :
Or si la notion ou la connaissance de la cire semble être plus nette et plus distincte, après qu’elle a été découverte non seulement par la vue ou par l’attouchement, mais encore par beaucoup d’autres causes, avec combien plus d’évidence, de distinction et de netteté, me dois-je connaître moi-même, puisque toutes les raisons qui servent à connaître et concevoir la nature de la cire ou de quelque autre corps, prouvent beaucoup plus facilement et plus évidemment la nature de mon esprit46.
Nous avons toujours affaire à des intuitions premières, même si l’objet de celles-ci n’est pas l’être quantitatif des mathématiques, mais des certitudes éprouvées par la présence de l’esprit à lui-même. L’être de ma pensée m’est donné dans une intuition, une évidence première dès lors que, par le doute, je me suis dégagé de l’existence de la réalité sensible. Ces évidences premières suffisent à décider de la vérité d’une idée et je n’ai pas besoin de l’expérience sensible pour les rechercher. Ce qu’est ma conscience et donc mon esprit m’est donné dès que j’ai conscience que je pense.
4. L’esprit présent à lui-même
Le plus important finalement, pour Descartes, n’est-il pas de s’habituer à la présence immédiate de l’esprit à lui-même, ce qui est s’habituer à la lumière naturelle de sa raison ? Je n’ai finalement besoin de rien d’autre que de cette présence de moi-même à moi-même pour connaître l’existence et l’essence de mon être. Poursuivant la méditation, par la découverte du contenu du cogito, découvrant l’idée de Dieu, j’en déduis la vérité de Son existence, appliquant, il est vrai, un certain nombre de ‘principes’ apparemment clairs et évidents, comme « il doit y avoir pour le moins autant de réalité dans la cause efficiente et totale que dans son effet »47 ou l’évidence de la distinction entre la réalité formelle d’une idée et la réalité objective48 ou bien encore l’évidence du principe de non-régression à l’infini49. Cette vérité première qu’est l’existence de Dieu ainsi prouvée, toute certitude acquiert un fondement sûr et pleinement objectif : les sciences sont ainsi fondées sur la métaphysique, comme un arbre fondé sur ses racines fermes et profondes.
Le cogito, l’idée d’étendue et l’idée de Dieu dont on déduit l’existence de Dieu ne sont-elles pas les causes premières de la vérité dans les sciences, causes de leur unité et de leur connexion nécessaire ? Le ‘programme’ qui avait été comme annoncé dans les Regulae – unifier le savoir en ne considérant pas d’abord la distinction de ses différents objets, « car, étant donné que toutes les sciences ne sont rien d’autre que la sagesse humaine, qui demeure toujours une et toujours la même, si différents que soient les objets auxquels elle s’applique »50 - est ainsi réalisé pleinement : l’intuition des évidences premières suffit pour fonder la certitude des sciences, point n’est besoin d’utiliser la distinction des sciences selon leur objet, puisque leur unité est déterminée par la métaphysique.
5. Réponses aux objections
On me permettra quelques remarques…
Descartes a, semble-t-il, quelles qu’en soient les raisons (et surtout peut-être quelle que soit la connaissance qu’il pouvait en avoir, soit une connaissance directe, soit par l’intermédiaire des manuels de l’époque ou de l’enseignement reçu à La Flèche) simplifié quelque peu la pensée thomasienne. Certes, si, pour Thomas, les sciences se distinguent selon leur objet, d’une part, ce n’est pas le seul principe de distinction, puisqu’elles se distinguent selon leur finalité et selon leur mode de procéder, d’autre part, il n’a jamais dit qu’à partir de là, il fallait les ’cultiver’ chacune à part, sans s’occuper des autres. Les grandes disciplines ont chacune leur mode propre de procéder et d’appréhender leur objet, mais on ne les ‘cultive’ pas les unes séparées des autres. (« ils ont pensé qu’il fallait les cultiver chacune à part, sans s’occuper de toutes les autres »51) Ajoutons de plus que si la logique étudie le mode de procéder commun à chacun des actes de la raison, elle ne remplace pas les modes propres de chacune des sciences.
Aristote est trop biologiste pour s’interdire de penser que les organes sont en relation les uns avec les autres, qu’ils sont dépendants les uns des autres, qu’ils ont besoin les uns des autres pour faire vivre la totalité de l’organisme et vivre dans la totalité de l’organisme, et le lecteur d’Aristote qu’est Thomas peut très bien comprendre, à partir de là, les relations, les dépendances des disciplines les unes à partir des autres. Qu’il indique à plusieurs reprises52 un ordre d’apprentissage des disciplines philosophiques ne veut pas dire qu’il faut systématiquement les étudier les unes après les autres et s’interdire des dépendances, des relations entre elles qu’il ne pouvait pas prévoir à son époque ou qui pourraient correspondre mieux à l’expérience de tel ou tel : il veut respecter le développement naturel de l’intelligence humaine et proportionner l’enseignement aux diverses capacités de l’étudiant, comme tout professeur veut savoir le faire dans sa pratique quotidienne, mais il rend tout à fait pensable que la découverte de cet ordre d’apprentissage des disciplines philosophiques puisse être réalisé par chacun selon ce qui correspond à ces goûts, son tempérament, ses dispositions innées aussi comme son éducation morale et intellectuelle : tel peut préférer la dimension spéculative abstraite, tel autre les questions politiques ou proprement morales, tel autre les réalités artistiques, un troisième les raisonnements logiques, etc.
Mais, par exemple, dans le commentaire du De Trinitate53, il envisage la question des ‘sciences intermédiaires’54 entre les mathématiques et les sciences de la nature55, la question du rapport de la Métaphysique avec les autres sciences56, en particulier la physique, le rapport de la médecine et de la physique57, la relation de la logique par rapport aux autres sciences58, la différence entre une science subordonnée et une science subalternée59, permettant de donner des critères pour les relations et les dépendances des sciences les unes des autres. De toute façon, distinguer les trois grandes sciences spéculatives en même temps60, et manifester la différence de leur objet et de leur mode de définir61, n’est-ce pas indiquer que justement, elles peuvent dépendre les unes des autres ? Thomas, nous le savons par le proème des Seconds analytiques, a eu besoin des libri naturales pour fonder l’ordre des traités logiques62, et nous savons la place que tiennent ceux-ci dans la Métaphysique, comme d’ailleurs le rôle de celle-ci pour fonder les sciences63.
b) D. Garber fait remarquer, dans son livre déjà cité, qu’au XVIème siècle,
La méthode faisait fureur, et des discussions étendues de méthode furent répandues, parmi les partisans de l’école philosophique traditionnelle de même que parmi ses opposants. Ainsi, lorsque Descartes annonça sa méthode en 1637, et que la méthode qu’il affirmait avoir découverte pouvait être originale, l’idée de méthode en elle-même ne l’était pas. Et, en fin de compte, la répartition des sciences en catégories et les thèses cartésiennes de leur interdépendance et de l’ordre suivant lequel il faudrait les apprendre (thèses dont j’affirme qu’elles définissent le projet cartésien d’une façon essentielle) correspondent bien à des schémas traditionnels remontant à l’Antiquité classique. De telles questions étaient traitées fréquemment en introduction aux commentaires scolastiques et constituaient le sujet principal d’un certain nombre de traités64.
On ne saurait mieux dire : à partir d’un projet qui est, somme toute, commun à l’époque, traditionnel, et porte sur un souci de ‘méthode’, Descartes change la signification essentielle de celle-ci.
Que ce soit ‘classique’, ‘traditionnel’, nous en aurions pour preuve l’emploi du terme ‘méthode’ dans certains textes de Thomas. À notre connaissance, nous trouvons cet emploi dans un certain nombre de textes tirés des commentaires sur Aristote, dans des œuvres philosophiques par conséquent.
- In Meteo. I, l. 1, (4) :
il dit donc d’abord qu’il reste maintenant à étudier la dernière partie de cette méthode, c’est-à-dire de la science naturelle que nous avons sous la main65.
- In Phys. VIII, 15, (1) :
[…] et pareillement aussi, selon la même méthode, c’est-à-dire l’art, c’est-à-dire selon la même considération méthodique66 (artificialis en latin, ce qui est difficile à rendre par ‘artificielle’, étant donné le sens donné aujourd’hui à ce terme), sera évident ce que nous avons dit un peu avant et qui était d’abord supposé au début du VIIIème Livre, à savoir qu’il arrive qu’il y ait un mouvement continu et perpétuel »67.
- In De gen. I, l. 24 (1) :
Il dit donc d’abord qu’après ce qui a été dit, il nous reste à considérer le mixte selon le même mode méthodique, c’est pourquoi, le mixte était le troisième point de ce qui avait été établi comme matière à traiter. Mais il montre son intention par ce qu’il dit, ‘selon la même méthode’, il l’énonce […]68.
- In Eth. I, l. 2, (30) :
Mais ce bien, c’est-à-dire celui qui est commun à une seule ou à plusieurs cités, cette méthode, c’est-à-dire cet art que l’on appelle civil […]69.
- In Pol. I, 1/a, l.120-123, A73 :
Et il dit que ce qui a été dit n’est pas vrai, et ceci sera est évident si quelqu’un veut se servir de la méthode assumée, c’est-à-dire selon la manière de considérer ces choses que nous avons posée plus bas70.
- In Met. I, l. 3, (68) :
[…] quelle est son intention, sur quoi portent les questions, toute sa méthode, tout son art71.
- In Met. I, l. 4, (72) :
[…] pour nous donc qui venons après eux (c’est-à-dire après les philosophes qui, avant Aristote, ont traité de la nature des êtres) pour considérer leurs opinions, il y aura une considération antérieure, c’est-à-dire, un certain préambule à la ‘méthode’, c’est-à-dire à l’art que nous cherchons maintenant72.
Dans tous ces textes, le terme ‘méthode’ est équivalent à ‘art’, au sens de science, indiquant une manière propre pour celle-ci de considérer son objet (cf. par exemple l’expression ars considerandi dans le proème du commentaire de la Politique, expression indiquée plus haut dans la note 70). Nous pensons tout de suite à l’expression ‘mode de procéder’73 : il ne peut y avoir uniformité de la méthode pour toutes les sciences puisqu’il y a science en raison du mode de procéder différent.
c) Mathématiques, métaphysique, physique… tel est l’ordre suivi par Descartes quand, dans la Préface des Principes de philosophie, qui est comme le proème des Principes, il présente son ordo addiscendi :
Après cela (c’est-à-dire après que l’étudiant se soit formé une morale), il doit étudier la logique (c’est nous qui soulignons), non pas celle de l’École […] mais celle qui apprend à bien conduire sa raison pour découvrir les vérités qu’on ignore ; et, parce qu’elle dépend beaucoup de l’usage, il est bon qu’il s’exerce longtemps à en pratiquer les règles touchant des questions simples et faciles, comme sont celles des mathématiques. Puis, lorsqu’il s’est acquis quelque habitude à trouver la vérité en ces questions, il doit commencer tout de bon à s’appliquer à la vraie philosophie, dont la première partie est la métaphysique, qui contient les principes de la connaissance, entre lesquels est l’explication des principaux attributs de Dieu, de l’immatérialité de nos âmes, et de toutes les notions claires et distinctes qui sont en nous. La seconde est la physique, en laquelle, après avoir trouvé les vrais principes des choses matérielles, on examine en général comment tout l’univers est composé […]74.
Mathématiques (qui jouent le rôle dévolu autrefois à la logique et habituent l’esprit à bien conduire sa raison), métaphysique (des idées claires et distinctes, simples et évidentes comme celles de Dieu et de l’âme) et physique : cet ordre n’est bien évidemment pas dû au hasard de la plume de Descartes, comme la demande que les mathématiques soient un préambule obligé à une activité rationnelle qui habitue l’esprit à n’être guidé que par l’entendement pur, détaché de toute référence au sens et à l’imagination ne peut pas être un caprice accidentel de sa part
Il reste à se demander si les mathématiques peuvent conduire par elles-mêmes à la métaphysique. Nous parlons bien de mathématiques et non pas de l’astronomie qui peut nous mettre dans l’admiration un peu étonnée et inquiète devant l’immensité de l’univers en ouvrant notre intelligence au mystère de l’origine de l’univers, et, par là, à la question de la cause première de celui-ci. Mais la simplicité des mathématiques, la vérité immédiate d’un axiome, d’un principe, d’une définition posée au point de départ d’un raisonnement et dont on va ensuite déduire un certain nombre d’autres vérités sont, en tant qu’êtres mathématiques, tout à fait dégagés de la matière sensible et du mouvement, de l’existence des choses. Il s’agit ici de quantité pure75, si l’on veut, c’est-à-dire de quantité abstraite de la matière, de l’existence, quantité pensée, saisie par la raison qui habitue l’esprit à ses propres opérations, mais ne le tourne pas d’abord vers l’existence. Une chose est de s’habituer à la quantité pure, dégagée du sensible (mais non d’une représentation imaginative) par une abstraction initiale, autre chose est de s’habituer à regarder les degrés du réel, dans le réel lui-même.
Bref, une chose est l’habitude de l’esprit qui s’efforce de saisir la quantité abstraite de l’existence, autre chose l’habitude de l’esprit qui saisit le réel et les degrés d’être dans l’univers. On ne passe pas de l’un à l’autre d’une manière continue. Est-ce en considérant la quantité abstraite de toute référence à l’existence qu’on pourra se poser la question de la finalité de cette existence ou y répondre ?
Descartes veut uniformiser les actes de la raison, les simplifier grâce à l’habitude de simplicité engendrée par les raisonnement de type mathématique, et, dans la continuité de celle-ci, par l’habitude d’une attention de l’esprit à lui-même, aux notions simples, premières intuitivement perçues et qui proviennent de la seule lumière naturelle de la raison. Mais, par cette ‘simplification’, n’oublie-t-il pas la spécificité des grandes habitudes intellectuelles ? Et, surtout, cette loi de la progression, du développement progressif de la connaissance en nous, au fur et à mesure du développement de notre expérience, ce passage du commun au distinct qui, paulatim et gradatim, permet de comprendre de mieux en mieux les richesses du réel, comme s’il voulait que l’entendement, pour les vérités métaphysiques, saisisse immédiatement ce qu’est en soi une chose, dès la saisie d’une expérience ?
L’expérience du cogito n’est-il pas, en effet, l’expérience clef, emblématique, de la façon dont la connaissance métaphysique devrait procéder ? N’est-ce pas là cette simplification de la métaphysique qu’il veut réaliser, comme s’il voulait considérer tout acte de connaissance à la manière dont l’intelligence saisit les premiers principes ? De la même manière, en effet, que je saisis immédiatement que le tout est plus grand que la partie sachant ce qu’est le tout et ce qu’est la partie, de la même manière je saisis ce qu’est mon âme, dès que je saisis qu’elle existe ; je saisis dans un seul acte et l’existence de mon esprit et son essence, je les perçois, je les appréhende dans une évidence immédiate qui suffit à me les faire connaître en soi, selon ce qu’elle sont secundum naturam :
[…] et lorsque j’ai dit que cette proposition : Je pense, donc je suis, est la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre, je n’ai pas pour cela nié qu’il ne fallût savoir auparavant ce que c’est que pensée, certitude, existence, et que pour penser il faut être, et autres choses semblables ; mais à cause que ce sont des notions si simples d’elles-mêmes, elles ne nous font avoir la connaissance d’aucune chose qui existe, je n’ai pas jugé qu’elles dussent être mises ici en compte76.
Or, nous savons que, pour Thomas, l’habitus d’intelligence est l’habitus des premiers principes :
On considère ici l’intellect non pas comme étant la puissance intellective, mais comme un habitus par lequel, grâce à la capacité de lumière de l’intellect agent il connaît naturellement les principes indémontrables. Et la signification du mot convient assez (pour ce sens). Des principes de ce type, en effet, sont connus dès que les termes sont connus. En effet, dès que l’on connaît ce qu’est un tout et ce qu’est la partie, on sait aussitôt que le tout est plus grand que la partie. Or on nomme l’intelligence ainsi du fait qu’elle ‘lit’ intérieurement, saisissant l’essence de la chose. D’où aussi il est dit dans le troisième Livre du De l’âme que l’objet propre de l’intelligence est ce qu’est la chose. Ainsi, la connaissance des principes que l’on connaît immédiatement dès que l’on connaît ce qu’est la chose (que l’on considère) se nomme intelligence77.
Dans ces conditions, tout se passe comme si Descartes prenait comme modèle, pour tout acte de connaissance métaphysique, la manière dont on saisit les premiers principes : je connais la nature de mon être dès que je sais que j’existe, du fait qu’étant détaché des sens par le doute provisoire, je saisis mon existence qui ne peut qu’être, évidemment et d’une manière claire et distincte l’existence d’un esprit, d’une substance pensante. Je n’ai besoin que de cette saisie intuitive pour saisir mon essence ; et me rendant attentif au contenu de cette substance pensante, je saisis l’idée de Dieu et de cette saisie, je saisis, par une déduction qui est en même temps comme le résultat d’une attention aux diverses idées présentes à cette substance pensante, l’existence de Dieu.
Il reste néanmoins une différence de taille entre cet habitus des premiers principes de saint Thomas et cette lumière naturelle de la raison, ces idées claires et distinctes saisies immédiatement par l’esprit de Descartes, car, pour Thomas, la connaissance des premiers principes dépend aussi de ce qui existe. Thomas, en effet, parle d’habitus : l’habitus des premiers principes doit donc progresser, se développer ; ce que l’intelligence peut avoir, c’est la capacité de saisir ces premiers principes, ou bien certaines évidences assez immédiates sur tel ou tel point ; celles-ci sont toujours à conforter par cet accueil permanent en nous de la réalité grâce à la connaissance sensible.
Il faut aussi une certaine éducation : pour savoir ce qu’est le tout et ce qu’est la partie, il faut bien que je voie, que je constate qu’il y a effectivement des touts composés de parties, et ceci m’est donné par mon regard porté sur la réalité, par mon accueil en moi de la réalité, de chaque réalité. Je me vois, par exemple, me promenant avec un enfant et lui montrant une feuille d’un arbre soulevée par le vent, je lui dis que c’est un tout, je lui fais admirer les parties dont elle se compose, puis nous regardons autre chose, une prairie ou un coucher de soleil et je lui montre que nous avons affaire à des touts ; ainsi, progressivement, je lui montrerai que le tout est plus grand que la partie : il en sera d’autant plus convaincue qu’il aura vu davantage de touts et de parties. Et pareillement pour le principe de contradiction. Peut-être pourra-t-il être prêt, un jour, si le goût de l’interrogation philosophique l’envahit, à comprendre que l’intelligence à en elle certaines lumières, des évidences premières qu’il faut mettre progressivement à jour pour qu’elles deviennent des vérités premières certaines et que celles-ci sont comme des semences présentes en nous pour dire quelque chose de vrai sur la réalité. Elle comprendra que si la vérité est difficile à trouver ou à chercher, il y a néanmoins des vérités premières qui sont comme un socle solide sur lequel nous pouvons nous appuyer : mais c’est parce que l’intelligence dépend de la réalité, de l’être et qu’il faut d’abord apprendre à voir, à regarder, à sentir, à appréhender ce qui est extérieur.
Et quand nous arriverons à la raison pratique, au fait que tout homme désire être heureux, et désire son bien comme désire éviter le mal, il faudra tout un art pédagogique pour manifester la vérité de ce principe. Il peut, au point de départ de l’explication, lui apparaître comme assez évident, mais encore faut-il que j’en manifeste la vérité pour qu’elle soit davantage assurée de cette vérité. Là encore, son intelligence, dans la compréhension de ce principe, passera de la puissance à l’acte, actualisera ses évidences, acquerra une connaissance plus fondée, plus distincte au fur et à mesure des progrès de l’explication. Comme le dit très justement le P. de Finance :
Les principes ne se trouvent pas, dès le commencement, « tout faits », dans l’esprit : ils ne peuvent exister, même à l’état d’ « habitus », avant les concepts qu’ils composent ou qu’ils divisent – et nous n’avons pas de concepts innés. Ils ne sont pas totaliter a natura :seule est initialement donnée l’aptitude à les concevoir et à les affirmer. Considérons, par exemple, ce principe : le tout est plus grand que la partie. La nature même de l’intelligence exige que, sitôt formées les idées de « partie » et de « tout », je juge qu’en effet celui-ci est plus grand que celle-là. Mais pour former ces deux idées j’ai besoin de l’expérience. Bref, l’innéité des principes est purement virtuelle, inchoative. L’habitus principiorum exprime l’orientation active de l’intelligence vers l’être, et la correspondance essentielle de ses conditions d’exercice avec les conditions d’existence de son objet78.
Pour Descartes, semble-t-il, l’intelligence métaphysique procède par une saisie intuitive immédiate, et elle ne procède que de cette manière essentiellement, même si la méditation permet de mettre à jour d’autres idées claires et distinctes. Il reste évidemment à se demander si une intuition suffit pour fonder une connaissance aussi universelle que la métaphysique ; si l’intelligence est capable, dès qu’elle saisit une idée claire et distincte, de savoir, de voir, de comprendre, toute l’intelligibilité qui se présente à elle ; s’il n’y a pas progression dans la connaissance ; si, elle aussi, comme tout être, ne passe pas de la puissance à l’acte ; et si ce qui lui apparaît intuitivement vrai au point de départ d’une connaissance n’a pas besoin d’une précision, d’une distinction, pour développer, actualiser davantage ce qui était connu au point de départ. Descartes effectivement simplifie : il simplifie l’acte de connaissance à cette saisie intuitive qu’est l’intelligence des premiers principes. Peut-être ainsi pour lui permettre ainsi de se consacrer davantage aux sciences, aux recherches physiques, médicales, mécaniques ?
Pour Descartes, c’est donc la manière dont l’esprit se connaît lui-même, dont il se rend présent à lui-même qui permet de faire comprendre comment l’esprit doit procéder en philosophie : On commence ainsi par la connaissance, par la raison pour atteindre l’être : ce que je conçois clairement et distinctement dans une évidence première est vrai ; c’est donc la connaissance qui fonde la vérité. D’une certaine manière, pour Descartes, la connaissance est antérieure à l’être, d’une antériorité de nature, exactement comme l’âme, étant plus aisée à connaître que le corps, parce que plus évidente et plus simple, est moins mélangée que lui, moins composée et, par conséquent, pourrait-on dire, elle est plus ‘être’, plus vraie que lui, elle a, sans doute, plus de réalité objective que les réalités sensibles ; c’est pour cette raison qu’on la connaît avant elles.
Là est peut-être la ‘révolution’ principale de Descartes, ou du moins, une autre manière de philosopher qu’il introduit à travers les formes extérieures d’une problématique traditionnelle.
Pour Thomas, la connaissance est postérieure à l’être, cognitio autem est posterior quam esse79 ; elle est un être qui dépend pour exister de l’ensemble des autres êtres : sans lumière ni cerveau, sans l’ordre biologique ni sa dépendance permanente et quotidienne des sens, aucun acte de connaissance ne serait possible. Il faut bien que j’aie été éduqué, que j’ai appris à écrire, à lire, à calculer, à parler pour avoir pu un jour pensé que le monde n’existe pas ; il a donc fallu que la nature humaine existe, et, avec elle et pour elle, l’ordre même de tout l’univers, pour que je puisse penser que l’univers n’existe pas. Si je n’avais pas été une cellule dans le ventre de ma mère, jamais je n’aurais pu dire que je peux douter qu’une cellule existe. Cette antériorité de l’être signifie aussi que toute connaissance dépend d’abord d’un objet de pensée extérieur à la pensée : si j’ai conscience que je pense c’est parce que effectivement je pense et que ma pensée est actualisée par un objet de pensée donné dans l’existence des choses. Comme le dit Thomas :
Mais personne ne se perçoit en train d’intelliger s’il n’intellige quelque chose, parce que le fait d’intelliger quelque chose est antérieur au fait de comprendre que l’on comprend, c’est pourquoi l’âme ne parvient à percevoir d’une manière actuelle qu’elle existe par le fait qu’elle intellige et qu’elle sent quelques réalités80.
On pourra toujours répondre à cela que Descartes n’a jamais en fait mis en doute définitivement la réalité sensible, que c’est un doute méthodique, provisoire, destiné à vérifier davantage les certitudes de ma connaissance et donc à mieux certifier les certitudes sensibles, une fois saisies l’existence de Dieu et celle de l’existence et de l’essence de l’esprit. On dira que, savant, s’intéressant aux sciences et aux techniques, à la médecine, à la mécanique, aux lunettes, à l’astronomie, à la composition de la matière, au corps humain, aux lois de l’optique etc., il sait la diversité du réel, sa richesse et sa complexité. On sait qu’il s’est intéressé à l’art des jardins, à l’architecture, à la botanique comme à l’anatomie, au cadran solaire, aux expériences sur le vide, à la flamme de la chandelle, à la balle du mousquet et qu’il voulut être ingénieur, technicien tout autant que métaphysicien.
Certes, tout cela est vrai et personne n’a mis en doute le génie ‘scientifique’ de Descartes ni la cohérence de sa pensée, son désir de connaissance et son amour de la philosophie… et son désir farouche d’indépendance. Mais la question est justement dans cette manière de caractériser la connaissance métaphysique sous le modèle de la connaissance mathématique et de la vouloir indépendante, au point de départ, de la diversité des êtres extra-mentaux, pour trouver la vérité uniquement dans l’immédiateté de la présence de l’esprit à lui-même et dans la clarté et la distinction d’une idée, critère de sa vérité.
L’existence de Dieu et celle du cogito garantissent peut-être les certitudes des sciences, une fois établie la connaissance que l’on peut en avoir, elles ne me font connaître en rien, par elles-mêmes la réalité, la nature et le mouvement. Bref, pour le dire franchement, il nous semble que Descartes annonce, par cette nouvelle ‘méthode’, la mort de la philosophie de la nature, c’est-à-dire la possibilité que la philosophie, indépendamment de l’expérimentation scientifique et de sa mathématisation, puisse dire quelque chose de vrai, mais de ‘commun’ et de général, sur la nature. La métaphysique devient une philosophie de l’esprit, laissant à la physique le soin de la découverte des corps et de la nature. Le divorce entre la philosophie et la science peut commencer, même si l’intention de Descartes était d’en assurer l’unité et l’harmonie81.
C’est ici qu’apparaît l’intérêt des questions V et VI, a. 1 du commentaire de Thomas du De Trinitate de Boèce. C’est, en effet, dans ce texte que Thomas explique les adverbes employés par Boèce pour signifier la différence essentielle entre les trois sciences spéculatives, indiquant ainsi qu’elles demandent des habitus intellectuels différents. C’est pourquoi ce texte est important puisque Thomas s’y livre à une étude de ces différents habitus de connaissance. Il est, en ce sens, un véritable traité sur la connaissance et les différentes ‘méthodes’ du savoir spéculatif :
Il faudra donc s’appliquer aux réalités naturelles rationnellement, aux objets mathématiques scientifiquement (disciplinaliter), aux réalités divines intellectuellement82.
Si le ‘style’ de la philosophie cartésienne réside dans une manière propre d’envisager les relations entre ces disciplines, pourquoi ne pas s’intéresser à un texte qui cherche à établir la spécificité de celles-ci et par voie de conséquence, leur relation ? On a sans doute, dans la ‘famille’ thomasienne, plus insisté sur le De ente et essentia ou le De principiis naturae que sur le commentaire du De Trinitate. Et pourtant, ces trois textes ne sont-ils pas complémentaires ? Le De ente et le De principiis présenteraient l’objet de la connaissance, puisque « l’être et l’essence sont ce que l’intelligence conçoit en premier83 » et qu’il définit le « sens des mots essence et être84 », et le De Trinitate, le mode de la connaissance, les manières fondamentales d’appréhender cet objet à travers les modes de procéder des sciences mathématiques, des sciences de la nature et de la philosophie première, tout ceci afin de mieux spécifier ce qu’est la ‘science divine’, la scientia divina et son désir d’appréhender les mystères de la foi.
6. L’intention du De Trinitate
Nous savons que l’une des grandes questions du Moyen-Âge, et particulièrement de Thomas introduisant Aristote dans la théologie, est d’établir l’harmonie de la foi et de la raison, communiant dans le respect réciproque des trois sagesses, la sagesse philosophique, la sagesse théologique et la sagesse mystique, théologale85. La foi chrétienne affirme que Dieu est Un et Trois Personnes ; l’intelligence chrétienne, recevant de la Révélation ce mystère, s’efforce de le rendre intelligible, allant jusqu’au bout de ce qu’elle est capable de connaître, étant donné la nature de l’acte de connaître et ses diverses modalités. Jusqu’où la raison humaine est-elle capable d’aller pour dire ce mystère reçu dans la foi ?
Mais pour répondre à cette question, il faut connaître les capacités de la raison humaine, ses différents objets et ses différentes manières de les appréhender ; si la théologie est une science, il faut savoir ce qu’est une science, et pour savoir ce qu’est une science, il faut savoir ce qu’est la connaissance et comment elle procède. Or Boèce, après avoir posé la réalité du mystère de l’Unité de la Trinité, commence l’intelligibilité de ce mystère par situer l’objet propre de la théologie, le distinguant de celui de chacune des sciences spéculatives introduites par Aristote. Dans son commentaire, qui procède en fait comme les quaestiones disputatae par questions et articles (objections, sed contra, respondeo et réponses aux objections), dans les questions V et VI, Thomas va se livrer à une véritable étude sur la connaissance humaine, sa nature et ses principaux objets.
Certes, dans tout le texte du commentaire du De Trinitate, il s’agit d’abord de théologie, du moins d’un effort pour harmoniser la philosophie et la théologie révélée, mais reconnaissons néanmoins que si la raison humaine connaît le réel sensible et mobile ou si elle médite la Parole de Dieu, elle est toujours elle-même dans chacun de ses différents objets et qu’il est ainsi important de s’interroger sur la nature de la connaissance. Il s’agit donc de savoir ce qu’elle est, comment elle procède dans ce qu’il y a en elle de plus fondamental et de premier pour ensuite comprendre où se situe la différence d’orientation de la sagesse philosophique face à la sagesse théologique.
Le texte de Thomas va beaucoup plus loin que celui de Boèce, comme s’il en avait profité pour se livrer à une connaissance de la connaissance, vigoureusement appuyé sur Aristote tout comme le suggérait Boèce lui-même d’ailleurs puisque la citation précédente est introduite par la tripartition des sciences spéculatives établie par Aristote dans le livre E (1026 a 10-22) de la Métaphysique. Son intention est sans doute aussi de vouloir marquer son intention d’introduire Aristote dans la théologie pour résoudre la question de l’harmonisation des trois sagesses. Il n’a pas achevé le commentaire du De Trinitate proprement dit, et, dans les deux Sommes, il resituera la sagesse des philosophes par rapport à celle de la théologie86, mais n’a-t-il pas achevé ce qu’il voulait comprendre de la connaissance et des grandes orientations des disciplines spéculatives ? Que tout ceci soit écrit pour comprendre mieux tout ce que contient l’expression scientia diuina, d’ailleurs employée par Aristote lui-même pour signifier l’orientation de cette philosophie première qu’il cherche, c’est tout à fait possible ; il n’empêche que nous aurions tort d’oublier les analyses sur les sciences mathématiques ou les sciences de la nature : elles sont nécessaires pour comprendre celles qui concernent la science divine. En tous cas, le texte qu’il nous livre est bien ‘achevé’, ‘accompli’, puisqu’il contient les pages sans doute les plus fortes qu’il ait écrites sur la connaissance spéculative humaine.
Il ne faut pas oublier que « le propre du sage est d’ordonner » et que la philosophie d’Aristote est celle d’un biologiste. Chaque réalité vivante est un tout aux organes différenciés par leur fonction et leur finalité différente au sein du tout ; il y a des organes principaux qui font vivre les autres, des organes plus seconds, mais chacun est utile à l’ensemble de l’organisme. Il en est de même de la connaissance : elle est un tout aux actes différenciés, en relation les uns avec les autres ; chaque organe a besoin des autres pour exister et vivre dans l’ensemble de l’organisme au bien duquel il contribue.
Si l’intention ultime et profonde de Thomas est, dans le De Trinitate, de comprendre l’objet et l’orientation de la ‘science divine’ comme science proprement théologique, l’organe principal qui fait vivre les autres, pour mieux indiquer la nature, la finalité et le mode de procéder de celle-ci, il la distingue des autres disciplines spéculatives, nous donnant ainsi un véritable ‘traité’ sur la connaissance. On voit bien ainsi qu’il s’agit d’ordonner les unes par rapport aux autres les diverses sciences, de comprendre ce qui les unit, étant donné la nature de l’acte de connaître87, de comprendre ce qui les distingue, étant donné leurs objets et leurs différents modes de procéder88, autrement dit, leurs diverses ‘méthodes’.
L’article 1 de la question VI est un complément indispensable de la question V. Saint Thomas y commente donc les trois adverbes rationabiliter, disciplinaliter et intellectualiter utilisés par Boèce pour spécifier l’orientation générale des trois disciplines spéculatives, les habitus intellectuels différents qu’elles entraînent quand on se livre à la connaissance de leur objet, autrement dit, les manières différentes pour la raison humaine de se disposer face au réel. C’est-à-dire finalement les grandes dispositions de l’intelligence humaine spéculative, qui commandent les grands habitus de la raison spéculative.
Il est important de comprendre cette différence d’orientation de ces sciences pour saisir ensuite ce qu’elles peuvent s’apporter. Si l’esprit de la philosophie cartésienne consiste en une manière particulière d’envisager les rapports entre les mathématiques, la métaphysique et la physique, indiquer comment saint Thomas envisage chacune des disciplines, et les habitus intellectuels que chacune favorise, peut être une réponse à cette problématique cartésienne, un autre chemin pris ou à prendre par la philosophie.
Nous aurions ainsi dans ces deux questions (V et VI, a. 1), effectivement, un ‘nouveau’ Discours de la méthode. Il s’agit bien de méthode, puisqu’il s’agit de mode de procéder, des grandes orientations de la raison humaine face au réel ; il s’agit d’un texte français, puisque nous donnons une traduction du latin89, et même s’il ne prend pas l’allure d’un ‘discours’ proprement dit, puisqu’il a la structure des quaestiones du Moyen-Âge, il est, d’une certaine manière, unique en son genre, puisque saint Thomas est le seul à l’avoir commenté… Il marque sans aucun doute dans l’histoire de la pensée – même si on ne le dit pas beaucoup –un moment important : l’utilisation d’une analyse et d’une distinction d’Aristote pour déterminer l’objet de la connaissance en tant que tel, les actes essentiels qui fondent les grandes activités ‘scientifiques’ de la pensée humaine, et il contient finalement un traité sur l’abstraction. Peut-être avons-nous dans ce texte comme une naissance : la distinction de la philosophie et de la théologie, non pas pour une autonomie absolue de l’une par rapport à l’autre, mais pour une communion des trois sagesses90, dans laquelle chacune apporte à l’autre sa vocation propre, de manière que l’on puisse vivre dans le respect de ce qu’elles sont chacune, la contemplation théologique, rendue possible par la foi et la lecture de la Parole de Dieu reçue en Église, et vécue par tous dans le don de Sagesse, qui dispose à la vie théologale, à la sagesse théologale, et la contemplation philosophique dont est capable la raison humaine.
Nous savons que l’une des richesses de notre époque est l’extraordinaire développement des sciences, et que cette richesse s’adjoint un énorme défaut qui est l’émiettement des savoirs, le cloisonnement des sciences à cause de la nécessaire spécialisation des ‘méthodes’ utilisées. Dans ces conditions, si une considération sur la ‘méthode’ paraît opportune et peu déplacée, la philosophie risque aussi d’apparaître comme un savoir parmi d’autres, avec ses spécialistes qui approfondissent un auteur, une époque, une discipline particulière de la philosophie : la logique, la philosophie des sciences, l’anthropologie, la morale etc. Après tout, il y a des facultés de philosophie comme il y a des facultés des sciences, de lettres, de psychologie, de médecine, de sciences de l’éducation etc. L’habitude, qui était encore celle de Descartes, de considérer la philosophie comme l’ensemble des disciplines spéculatives, de les ordonner les unes par rapport aux autres selon un ordre architectonique précis et de les unifier toutes en dépendance les unes des autres, respectant leur spécificité, mais en cherchant à les fonder sur la plus importante d’entre elles, la philosophie première, semble être un thème de recherches d’historiens de la pensée qui saluent l’honorabilité de cette disposition intellectuelle ancienne, mais ne semble pas être d’actualité !
Nous savons la distance qui existe entre la philosophie et les ‘sciences’ et nous savons que, spontanément, on ne désigne pas sous le nom de ‘science’ notre philosophie. Et ce qui est vrai des disciplines spéculatives peut l’être aussi de la théologie face à la philosophie. Comprend-on vraiment la relation étroite, nécessaire, entre la philosophie et la théologie ? Ne risque-t-on pas, là encore, de se ‘spécialiser’ dans tel ou tel domaine : l’ecclésiologie, la ‘sacramentelle’, la pastorale catéchétique, l’histoire de l’Église, l’histoire des dogmes, l’histoire des Conciles, la théologie des Pères de l’Église, l’exégèse et, à l’intérieur de celle-ci, l’exégèse de saint Jean, des épîtres de saint Paul, ou du livre d’Isaïe, etc. ? Après tout, peut-on également penser, l’exégèse a-t-elle besoin de philosophie ? L’histoire de l’Église, l’histoire de dogmes ne se suffisent-elles pas amplement à elles seules ? On voudra bien admettre que, pour les dogmes ou la théologie morale, il faille de la philosophie, mais on limitera ces activités à des domaines d’investigation, à une spécialité, parmi tant d’autres, même si on est prêt à reconnaître leur importance.
Est-on bien sûr que la lecture de la Parole de Dieu - étant sauve, évidemment, la priorité absolue de la vie théologale, de cette sagesse théologale reçue de l’Esprit-Saint et qui voudrait que chacun d’entre nous, nous devenions des saints, même si nous connaissons peu de théologie - n’a pas besoin de philosophie ? Est-on bien sûr que certains travaux exégétiques n’aient pas des présupposés philosophiques qui expliquent leurs méthodes et leurs conclusions ? Est-on bien sûr que l’histoire de l’Église elle-même ne dépende pas d’une philosophie de l’histoire, et qu’il y a des philosophies de l’histoire qui ne conviennent pas à l’histoire de l’Église ? Ou bien, par exemple, la théologie sacramentaire peut-elle être possible avec n’importe quel concept philosophique de n’importe quel auteur, sous prétexte qu’il est ‘moderne’ et qu’il faut savoir respecter ce qu’il est convenu d’appeler la ‘modernité’, concept qu’il faudrait d’ailleurs au préalable définir… ?
Dans ces conditions, l’intérêt du De Trinitate n’est-il pas alors d’apporter à ce souci d’unité architectonique, dans le respect de la diversité, des éléments de réponses ? Répétons-le, que la raison ait pour objet le réel, et tel ou tel être particulier de ce réel, ou la Parole de Dieu, elle est toujours elle-même face à la diversité des questions, des objets et des ‘méthodes’. Qu’un texte nous dise comment elle procède, qu’il nous montre ce qui constitue, dans cette manière de procéder, l’unité qu’elle peut avoir à travers la diversité de ses actes essentiels, unifiant ainsi les sciences spéculatives d’un côté et, de l’autre, la philosophie et la théologie, ne peut que contribuer à unifier les savoirs tout en respectant leur spécificité.
N’est-ce pas le rôle de la sagesse, c’est-à-dire de la philosophie, dont le « propre - répétons-le, jusqu’à nous en convaincre vraiment pour les disciplines intellectuelles elles-mêmes -, est de considérer l’ordre » et « d’ordonner » ?
Jean-Baptiste ÉCHIVARD
1 Cf. Météorologiques, I, 1, (338 a 20 b 22) et la page 138 de notre premier volume, L’esprit des disciplines fondamentales.
2 La différence est néanmoins dans le fait qu’Aristote a fondé une école, le Lycée, et que Descartes cherchait sa tranquillité pour poursuivre ses recherches, en entretenant néanmoins une correspondance importante avec les uns ou les autres, y compris les gens de ‘l’École’…
3 Cf. cette affirmation de J. L. Marion (Sur l’ontologie grise de Descartes, 2000, Paris, p. 21) : « Il faut bien remarquer en effet que la comparaison terme à terme avec Aristote constitue programmatiquement du moins, une constance de la philosophie cartésienne » : « Et mon dessein est d’écrire par ordre tout un Cours de ma Philosophie en forme de thèses où, sans aucune superfluité de discours, je mettrais seulement toutes mes conclusions avec les vraies raisons d’où je les tire, ce que je crois pouvoir faire en fort peu de mots, et au même livre, de faire imprimer un cours de la Philosophie ordinaire, tel que peut être celui de frère Eustache […] et peut-être à la fin je ferai une comparaison de ces deux philosophies. » (À Mersenne, 11 novembre 1640) « … je commence à en (sc. ma philosophie) faire un abrégé, où je mettrai tout le cours par ordre, pour le faire imprimer avec un abrégé de la philosophie de l’École (…) ce que je crois pouvoir faire en telle sorte, qu’on verra facilement la comparaison de l’une avec l’autre … » (à Mersenne, décembre 1640) ; « Écrire un traité dans lequel il veut faire une ample comparaison de la philosophie qui s’enseigne dans vos écoles (sc. de la Compagnie) avec celle que j’ai publiée, afin qu’en montrant ce qu’il pense être mauvais en l’une, il fasse d’autant mieux voir ce qu’il juge meilleur en l’autre. » (au R. P. Chasle décembre 1641)
4 Comme le dit fort justement J. L. Marion dans le même livre (p. 22) à propos des Regulae (mais on pourrait en dire autant pour d’autres textes) : «En fait, Descartes énonce ici (il s’agit du texte qui présente le sens du mot ‘intuition’ dans lequel il indique qu’utilisant des concepts habituellement utilisés dans les ‘écoles’, il leur donne sa propre signification ) […] en rencontrant à chaque instant du parcours complet de la théorie aristotélicienne de la science, et de ses fondements ontologiques, les concepts inévitables qu’il contredit, Descartes ne se borne pas justement à les contredire ; dans ce cas, en effet, il en resterait tributaire, puisqu’il les inverserait seulement. Au contraire, il en traduit la signification dans son nouvel univers conceptuel […] »
5 Meditationum de prima philosophia in quibus Dei existentia et anima a corpore distinctio demonstrantur prima.
6 Méditation seconde, p. 275.
7 Gilson, Le Discours de la méthode, texte et commentaire, p. 117-119 (éd. de 1976 ; c’est le texte que nous utilisons quand nous citons Le discours). Cf. ce que dit J. L. Marion (op. cit. p 20) : « Que le cours comportait la lecture (praelectio) par le maître du « texte même d’Aristote », commenté et développé ensuite suivant le Commentaire des Conimbres, essentiellement, en sorte que directement ou indirectement l’élève avançait dans la philosophie commune. Sans doute faut-il admettre qu’une liberté de plus en plus grande, laissée aux professeurs, leur permettait de commenter très lâchement et même de critiquer les thèses aristotéliciennes. »
8 Lettre au Père Mersenne du 21 avril 1641 (éd. La Pléiade, p. 1114).
9 Lettre au P. Mersenne, avril 1634 (p. 950-951).
10 Huiusmodi autem scientia, licet sunt mediae (il s'agit de la perspective, de l'harmonique c’est-à-dire de la musique et de l'astrologie) inter scientiam naturalem et mathematicam, tamen dicuntur hic a Philosopho esse magis naturales quam mathematicae, quia unumquodque denominatur et speciem habet a termino : unde, quia harum scientiarum consideratio terminatur ad materiam naturalem, licet per principia mathematica procedant, magis sunt naturales quam mathematicae.
11 Per hoc quod datur intelligi quod ad naturalem pertinet praecipue considerare de corpore inquantum est in genere substantiae, sic enim est subjectum motus : ad geometram autem inquantum est in genere quantitatis, sic enim mensuratur.
12 In Boet. de Trin., q. 5, a. 3, c., p. 148, l. 191-194 : Unde quantitas potest intelligi in substantia antequam intelligantur in ea qualitates sensibiles, a quibus dicitur materia sensibilis
13 Pour la question de la subalternation entre les disciplines, cf. par exemple, in Boeth. de Trin., q. 5, a. 1 ad 5m, l. 294-321, p. 140- 141
14 Cité dans la présentation que Fr. De Gandt et R. Fréreux ont faite du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, de Galilée, Paris, 1992, p.79-80. Dans la nouvelle revue CODEX, 2000 ans d’aventure chrétienne, le numéro 2 (hiver 2017) est consacré à un dossier fort intéressant sur « l’affaire » Galilée : L’astronomie devant le Saint-Office.
15 Discours de la Méthode, première partie, p. 130.
16 Ibid., Discours de la Méthode, première partie.
17 Cf. Gilson, op. cit. p. 127-128 où il cite des déclarations du P. Clavius sur la supériorité des mathématiques sur la physique pour le degré de certitude qu’elles apportent. Le P. Clavius fut chargé d’organiser l’enseignement des mathématiques dans les collèges jésuites, et le P. François, sans doute le professeur de Descartes, a vraisemblablement fait connaître à son élève les livres du P. Clavius. Lire aussi ce passage de la seconde partie du Discours : « Et je ne fus pas beaucoup en peine de chercher par lesquelles il était besoin de commencer, car je savais déjà que c’était par les plus simples et les plus aisées à connaître ; et considérant qu’entre tous ceux qui ont ci-devant recherché la vérité dans les sciences, il n’y a eu que les seuls mathématiciens qui ont pu trouver quelques démonstrations, c’est-à-dire quelques raisons certaines et évidentes, je ne doutais point que ce ne fût par les mêmes qu’ils ont examinées ; bien que je n’en espérasse aucune autre utilité, sinon qu’elles accoutumeraient mon esprit à se repaître de vérités et ne se contenter point de fausses raisons. » Dans Le Discours et sa méthode (Colloque pour le 350e anniversaire du Discours de la Méthode, P. U. F., 1987, p 207-208), Mme Geneviève Rodis-Lewis donne des extraits des Prolégomènes aux disciplines mathématiques du P. Clavius. Manifestement, le P. Clavius fait allusion au mode de définir des trois disciplines spéculatives : « L’objet de la métaphysique est en effet séparé de toute matière, du point de vue de la chose et du point de vue de la raison ; l’objet de la physique, du point de vue de la chose et du point de vue de la raison, est liée à la matière sensible. Aussi, quand on considère l’objet des disciplines mathématiques en dehors de toute matière, bien qu’en réalité il se rencontre en elle, il apparaît clairement qu’il est intermédiaire entre les deux autres. » En revanche, la suite du texte souligne la supériorité des mathématiques dans des termes qui rappellent ceux que Descartes pourra employer : « Mais si l’on doit juger de la dignité et de l’excellence d’une science d’après la certitude des démonstrations dont elle fait usage, les disciplines mathématiques auront sans doute la première place entre toutes. Elles démontrent en effet tout ce dont elles entreprennent de discuter par les raisons les plus fermes et l’établissent de telle sorte qu’elles font naître dans l’esprit de l’élève une véritable science et ôtent absolument tout doute ; ce que nous ne pouvons reconnaître en d’autres sciences, puisque la multitude des opinions et la diversité des avis dans le jugement porté sur la vérité des conclusions y laissent souvent l’esprit dans l’hésitation et l’incertitude. En font manifestement foi le si grand nombre des écoles péripatéticiennes (passons pour le moment sous silence les autres philosophes) qui se sont développées à partir d’Aristote comme autant de branches à partir d’un tronc, et qui présentent entre elles, et parfois par rapport à leur source même, Aristote, de telles différences qu’on ne sait absolument pas ce qu’a voulu dire Aristote et s’il a suscité une discussion plutôt sur les mots ou sur les choses (…) Et puisque les disciplines mathématiques recherchent, aiment et cultivent la vérité à tel point qu’elles n’admettent non seulement rien de faux, mais même rien qui soit seulement probable, rien enfin à quoi elles ne donnent fermeté et force par les démonstrations les plus certaines, on ne peut douter que la première place entre toutes les sciences ne doit leur être accordée. » On voit ici en germe l’opposition cartésienne entre la certitude des mathématiques qui n’admettent rien de probable ou d’incertain et les opinions diverses nées d’Aristote ; pareillement l’image de l’arbre : l’arbre de Descartes qui signifie l’unité trouvée entre toutes les ‘branches’ du savoir n’est-il pas l’opposé de cet arbre au tronc aristotélicien, mais aux branches incertaines, multiples et probables !
18 Entretien avec Burman, p. 1399
19 Cf. sur ce sujet, dans le livre d’É. Gilson, Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien, le chapitre : Physique et métaphysique dans le système cartésien, p. 173-184
20 H. Gouhier, La pensée religieuse de Descartes, Paris, 1924, p. 15-16
21 … et aux théologiens ; cf. Entretien avec Burman, p. 1398 : « Nous pouvons, à la vérité, et nous devons démontrer que les vérités théologiques ne s’opposent pas aux vérités philosophiques, mais nous ne devons en aucune manière les critiquer. C’est ainsi que les moines ont donné naissance à toutes les sectes et à toutes les hérésies, par leur théologie, c’est-à-dire par leur scholastique qu’il faudrait détruire avant tout. Et quel besoin d’un si grand effort, quand nous voyons des simples et des rustiques pouvoir gagner le ciel aussi bien que nous. Cela certes devrait nous avertir que mieux vaut de beaucoup avoir une théologie aussi simple que la leur, que de la tourmenter par de nombreuses controverses, de la gâter par ce moyen, et de donner naissance, à des disputes, à des querelles, à des guerres, etc., étant donné surtout que les théologiens y ont pris l’habitude de prêter toutes les opinions aux théologiens du parti adverse, de les calomnier, au point de se rendre l’art de la calomnie si familier, qu’ils peuvent à peine faire autrement que de calomnier, même à leur insu. »
22 Regulae ad directionem ingenii, R. IV, (p. 46) La pagination des textes de Descartes correspondra à l’édition de La Pléiade.
23 Ibid., Règle V, p. 52.
24 Ibid., Règle II, p. 39.
25 Ibid., Règle III, p. 44.
26 Discours, quatrième partie, p. 147
27 Règle II, p. 39
28 Principes de la philosophie, 2, p. 571
29 Règle II, p. 39
30 D. Garber dans La Physique métaphysique de Descartes (Épiméthée, P. U. F, 1999, p. 69) affirme : « Comme toute connaissance, pour Descartes, doit dériver de l’intuition et de la déduction, comme des propositions plus particulières sont reliées par déduction à des propositions plus générales, il n’y a pas de solution réelle à tout problème avant de faire face à des questions plus fondamentales, aux questions les plus générales, et de les résoudre par une intuition. »
31 Le 26 mars 1619, Descartes écrivait à Beeckmann qu’il cherchait « une science toute nouvelle, qui permette de résoudre en général toutes les questions qu’on peut se proposer en n’importe quel genre de quantité, continue ou discontinue, chacune suivant sa nature. »
32 Discours, deuxième partie, p. 137 : « […] ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j’aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer. »
33 Cf. cette affirmation de D. Garber dans le même livre ( p. 82) : « C’est un point qui mérite d’être souligné. Les ouvrages suivants (suivant les Méditations) sont assez clairement gouvernés par une conception assez rigoureuse d’un ordre propre à l’enquête ; comme nous le verrons d’une façon plus détaillée, Descartes n’abandonne jamais l’idée d’une science ordonnée hiérarchiquement qui est la sienne depuis ses plus jeunes années. Mais j’affirme que ce qu’il abandonne apparemment, c’est la conception précise de la méthode telle qu’elle apparaît dans les Règles et dans le Discours. On pourrait peut-être dire que la méthode a changé ou qu’elle est transformée dans les ouvrages suivants. Mais étant donné qu’il évite manifestement de mentionner la méthode après le Discours, il ne semble pas trop audacieux de dire qu’il a abandonné la méthode. »
34 … mais n’est-ce pas la même idée : les racines ne sont-elles pas le point de départ de toute la vie de l’arbre, ce sur quoi repose toute sa vigueur ?
35 Préface des Principes de la philosophie, p 558.
36 Ibid., p. 566.
37 Règle I, p. 37.
38 Préface, p. 567.
39 Règle VIII, p. 63.
40 Cf. ce texte important des Regulae (Règle IV, p. 50-51) : « Quand je songeai d’où venait que jadis les premiers philosophes ne voulaient pas admettre à l’étude de la sagesse quelqu’un qui ignorât les mathématiques, comme si cette discipline leur paraissait la plus facile et la plus nécessaire de toutes pour former et préparer les esprits à comprendre d’autres sciences plus élevées, j’eus bien l’idée qu’ils connaissaient certaine mathématique fort différente de la mathématique vulgaire de notre temps (…) Si l’on y réfléchit plus attentivement, on remarque enfin que seules toutes les choses où l’on étudie l’ordre et la mesure se rattachent à la mathématique, sans qu’il importe que cette mesure soit cherchée dans des nombres, des figures, des astres, des sons, ou quelque autre objet ; on remarque ainsi qu’il doit y avoir quelque science générale expliquant tout ce qu’on peut chercher touchant l’ordre et la mesure sans application à une matière particulière, et que cette science est appelée, non pas d’un nom étranger, mais d’un nom déjà ancien et reçu par l’usage, mathématique universelle, parce qu’elle renferme tout ce pourquoi les autres sciences sont dites des parties de la mathématique. »
41 Il n’est pas impossible que ce changement soit suggéré dans cette lettre au P. Mersenne (15 avril 1630) : « Que si vous trouvez étrange de ce que j’avais commencé quelques autres traités étant à Paris, lesquels je n’ai pas continué, je vous en dirai la raison : c’est que, pendant que j’y travaillais, j’acquérais un peu plus de connaissance que je n’en avais eu en commençant, selon laquelle me voulant accommoder, j’étais contraint de faire un nouveau projet, un peu plus grand que le premier, ainsi que si quelqu’un ayant commencé un bâtiment pour sa demeure, acquérait cependant des richesses qu’il n’aurait pas espérées et changeait de condition, en sorte que son bâtiment commencé fût trop petit pour lui, on ne le blâmerait pas si on lui voyait recommencer un autre plus convenable à sa fortune. »
42 N’écrivait-il pas au P. Mersenne en 1630 : « Pour les problèmes mathématiques … je suis si las des mathématiques, et en fais maintenant si peu état, que je ne saurais plus prendre la peine de les résoudre moi-même. »
43 M. Guéroult, Descartes selon l’ordre des raisons, Tome I, Paris, 1968, p. 18.
44 Lettre à Mersenne du 10 mars 1642
45 Déjà dans les Regulae (Règle VIII) ne disait-il pas : « Il mettra donc tous ses soins à distinguer et à examiner ces trois modes de connaissance (à savoir l’entendement, l’imagination, les sens), et voyant qu’à proprement parler la vérité ou l’erreur ne peuvent être que dans l’entendement, mais que souvent elles n’ont leur source que dans les autres modes de connaissance, il fera soigneusement attention à tout ce qui peut le tromper, afin de s’en garder. » L’expérience volontaire du doute de la première Méditation n’est jamais que l’application de cette intention.
46 Méditation seconde, p. 282-283.
47 Méditation troisième, p. 289.
48 Ibid.,
49 Ibid., p. 298.
50 Règle I, p. 37.
51 Ibid., p. 37
52 Dans le deuxième chapitre de notre livre l’esprit des disciplines fondamentales, l’ordo addiscendi, p. 71-94.
53 On ne s’étonnera pas de trouver dans cette étude des allusions au commentaire de saint Thomas du De Trinitate de Boèce. Les articles 1 et 2 de la question V concernent tout particulièrement la ‘méthode’ des sciences spéculatives.
54 Le P. Weisheipl, dans son Frère Thomas d’Aquin (Paris, 1993, p. 157) affirme : « Thomas admet qu’il existe des formes de la connaissance mathématique qui étudient la matière et le mouvement, comme l’astronomie, la mécanique, l’optique, et même la musicologie. Ces sciences sont appelées mediae, car elles dépendent des mathématiques pures pour ce qui est des principes qu’elles mettent en œuvre, et de la science de la nature pour les données. Il semblerait que Thomas ait été le seul philosophe au Moyen-Âge à utiliser l’expression scientiae mediae dans ce sens. Thomas a bien compris la nature des mathématiques appliquées, du moins dans leur structure philosophique. »
55 Cf. In Boet. De Tri., q. 5, a. 3, ad 6m, l. 357-391.
56 Ibid., q. 5, a. 1, ad 6m, l. 321-337, ad 9m, l. 347-381.
57 Ibid., q. 5, a. 1, ad 4m, l. 251-292.
58 Ibid., q. 5, a. 1, ad 2m, l. 193-206.
59 Ibid., q. 5, a. 1, ad 5m, l. 322-337 .
60 Comme le fait Aristote lui-même : Platon avait finalement donné aux mathématiques un rôle quasi-métaphysique et il avait occulté l’importance des sciences de la nature ; il fallait donc pour Aristote, face à la théorie des Idées, montrer le but et l’objet de la physique, et distinguer les mathématiques de la théologie ou de cette science qu’il appellera ‘philosophie première’ : l’abstraction mathématique n’est pas le passage obligé pour la philosophie première ou la théologie puisque son mouvement propre ne la porte pas vers la question des causes ou de l’être en lui-même, mais vers la quantité dégagée de toute matière.
61 Ibid., q. 5, a. 1, c. l. 141-162.
62 On se reportera dans notre deuxième volume Science rationnelle et philosophie de la nature aux pages 44 et 45 qui donnent les traductions du passage que nous évoquons.
63 La sixième et la neuvième réponse aux objections de l’article 1 de la question 5 du De Trinitate sont, pour ces deux dernières questions, très importantes.
64 D. Garber, op. cit. p. 96-97
65 Dicit ergo primo quod reliqua pars huius methodi, idest scientia naturalis, quam prae manibus habemus (…)
Dans la traduction latine du texte d’Aristote, nous avons : « (…) manifestum erit eadem methodo (…) » le terme latin methodo (ablatif) est le décalque du terme grec meqοδος que le traducteur (éd. Belles-Lettres, H. Carteron) traduit par ‘enquête’. Le terme grec μεθοδος signifiant ‘étude méthodique d’une question de science, recherche, ouvrage de science’, il peut désigner la science elle-même.
67 Et simul secundum eandem methodo, idest artem, idest secundum eandem artificialem considerationem, erit manifestum id quod nunc paulo supra diximus et quod prius suppositum est in principio huius octavi, quod contingit aliquem motum esse continuum et perpetuum.
68 Dicit ergo primo, quod post praedicta restat nos videre de mixtione secundum eundem modum methodi, et ideo quia a mixto erat tertium eorum quae posuit tractanda. Quid autem intendat per hoc quod dixit, secundum eundem modum methodi, declarat (…)
69 Hoc autem bonum, scilicet quod est communi uni vel civitatibus pluribus, intendit methodus quaedam, id est ars, quae vocatur civilis.
70 Et dicit quod ea que dicta sunt non sunt uera ; et hoc erit manifestum si quis uelit intendere secundum subiectam methodum, id est secundum artem considerandi talia que infra ponetur.
71 […] et quae est eius intentio qua oportet habere quaestionem et totam methodum et totam hanc artem (…)
72 […] nobis igitur, qui eis supervenimus, considerare eorum opiniones, erit aliquid ‘prius’, idest aliquod praeambulum, ‘methodo’, idest in arte, quae nunc a nobis quaeritur.
73 Cf. dans notre livre Proèmes philosophiques (éd. Les Presses de l’IPC, 2008) l’introduction, p. 7 à 43).
74 Préface des Principes, p. 565.
75 À vrai dire, elle n’est pas, au sens strict, ‘pure’, c’est-à-dire ‘pure’ de tout alliage ou mélange sensible, puisque les concepts mathématiques sont représentés dans l’imagination - sens interne -, pour être pensés.
76 Principes de la philosophie, 11, p. 575
77 In Eth. VI, l. 5, (1179) (éd. Marietti) : Accipitur autem hic intellectus non pro ipsa intellectiva potentia, sed pro habitu quodam quo homo ex virtute luminis intellectus agentis naturaliter cogniscit principia indemonstrabilia. Et satis congruit nomen. Huiusmodi enim principia statim cognoscuntur cognitis terminis. Cognitio enim quid est totum et quid pars, statim scitur omne totum est maius sua parte. Dicitur autem intellectus ex eo quod intus legit intuendo essentiam rei. Unde et in tertio De anima, dicitur quod obiectum proprium intellectus est quod quid est. Et sic convenienter cognitio principiorum quae statim innotescunt cognitio quod quid est, intellectus nominatur.
78 J. de Finance s. j., Cogito cartésien et réflexion thomiste, Archive de philosophie, Beauchesne, vol. XVI, 1946, p. 28-29.
79 Q. De ver. q. 21, a. 3 ; on lira avec profit ce que dit le P. M. D. Philippe (op. cit. p. 164-165) : « Au fond, c’est le problème actuel ; et si on prend le débat de cette manière, « ceci est » fonde la philosophie première dans ce qu’elle a de plus traditionnel et fondamental : l’onto-logie, qui étudie ce qu’est la réalité en tant qu’être. Là c’est le logos de ce-qui-est qui m’intéresse, et c’est la seule chose qui m’intéresse. Mais le « ceci est » me conduit à cette expérience majeure : « je suis » en lequel l’être et le « je » se tiennent au point que je ne peux plus les séparer. Il y a tout un aspect subjectif du « je suis » : je peux saisir l’être comme de l’intérieur dans le « je suis », tandis que quand je dis « ceci est », je saisis l’être d’une manière toute extérieure. Nous retrouvons un des conflits constants de la pensée philosophique : l’expérience externe est-elle plus importante que l’expérience interne ? Je considère cela comme un faux problème parce que les deux expériences sont inséparables ; mais ce problème s’est posé, constamment, et tout le temps on le pose de nouveau. Dans la philosophie première, qui est le terme de la philosophie, on dépasse cette fausse opposition, parce que l’être n’est ni intérieur ni extérieur. Dans le « ce »ci est », il y a un primat de l’expérience externe, et dans le « je suis » de l’expérience interne. Et on voit bien que dans le « je suis » parfaitement conscient, j’atteins « ceci est ». Donc « ceci est » me conduit au « je suis », et le « je suis » respecte « ceci est » - ce qui montre bien qu’il n’y a qu’une seule métaphysique, qu’une seule philosophie première, la philosophie première de ce qui est, mais que cette philosophie de ce qui est, donc de l’exister en tant qu’être, aboutit, au terme, au problème de la personne. »
80 Q. De ver. q. 10, a. 8 : « Nullus autem percipit se intelligere, nisi ex hoc quod aliquid intelligit, quia prius est intelligere aliquid quam intelligere se intelligere, et ideo pervenit anima ad actualiter percipiendum se esse per illud quod intelligit vel sentit. » Il est vrai que Thomas distingue la connaissance actuelle de l’âme par elle-même et la connaissance habituelle. Cette dernière requiert la présence de l’esprit à lui-même qui se fait habituellement, que nous expérimentons chacun d’une manière permanente. Mais cette connaissance habituelle n’est pas suffisante pour nous dire ce qu’est l’âme, de quels actes elle est la forme, quelles puissances elle actue. Tout au plus nous permet-elle de saisir l’existence de notre âme, non sa nature. Cf. sur ce thème, dans notre deuxième volume, Science rationnelle et philosophie de la nature, la note 4 des Seconds analytiques, et la note 7 du De l’âme.
81 Comme le dit Maritain dans Le songe de Descartes (éd. Corrêa, 1932, p. 61) : « Voilà donc abolie cette distinction spécifiquement hiérarchisée de la Métaphysique, des Mathématiques et de la connaissance de la Nature, qui jouait dans la sagesse thomiste un rôle capital, parce qu’elle était tirée de la diversité essentielle des objets du savoir eux-mêmes (ordres d’abstraction), et attestait l’empire de l’objet sur notre esprit. Une seule Science – ce qui implique logiquement un seul et même degré d’abstraction et d’intelligibilité pour toutes les choses que nous pouvons savoir. Toutes les disciplines de l’intelligence vont être désormais étalées sur un même plan d’intelligibilité, dépendront essentiellement de la même lumière, comporteront nécessairement la même espèce de certitude, useront nécessairement de la même méthode, variée dans ses applications, une dans son essence : la Méthode scientifique, cette aigre souveraine égalitaire et consolatrice du monde moderne, qui a fait tant de chemin depuis le Discours. »
82 BOÉCE, Traités théologiques (traduction et présentation par A. Tisserand, GF Flammarion, 2000, p. 145) : « In naturalibus igitur rationabiliter, in mathematicis disciplinaliter, in diuinis intellectualiter. »
83 Proème du De ente et essentia : […] ens autem et essentia sunt quae primo intellectu concipiuntur.
84 Ibid. : […] quid nomine essentiae et entis significetur .
85 La théologie utilise toutes les ressources de la raison humaine pour aller jusqu’au bout de ce que la raison est capable de dire sur les mystères de la foi, et cela concerne aussi la méditation de la Parole de Dieu, et, de la vie selon l’Esprit-Saint : la théologie n’est pas la seule ‘rumination’, par la raison, des mystères de la foi, car elle dépend aussi de cette sagesse théologale, mystique, fruit du Don de Sagesse qui n’est pas le seul bien des ‘théologiens’, mais de tous les enfants de Dieu. Saint Thomas, en effet, cite, dans le De Trinitate, pour présenter une des modalités de la ‘science divine’ l’épître aux Corinthiens (I Cor. 2, 10-11 : « Et c’est à nous que Dieu par l’Esprit a révélé cette sagesse (…) Personne ne connaît ce qu’il y a en Dieu, sinon l’Esprit de Dieu. »). Est-il contraire à l’esprit thomasien de penser que cette sagesse théologale, mystique se reçoit dans l’oraison, dans l’adoration au pied du Tabernacle et dans la ‘lectio diuina’, la lecture de la Parole de Dieu d’abord ; les commentaires de Thomas sur l’Écriture n’en seraient-ils pas un des fruits ?
86 Cf. la question I de la prima pars et dans la Summa contra gentiles, I, ch. 1 à 9. Mais il y a aussi C. G. II, ch. 1 à 4, et la question I du premier Livre des Sentences.
87 Cf. la question V, a. 1 : Primo utrum sit conueniens diuisio qua diuiditur speculatiua in has tres partes : naturalem, mathematicam, et diuinam.
88 Cf. les articles 2, 3, et 4 de la même question : secundo utrum naturalis philosophia sit de his que sunt in motu et in materia ; tertio utrum mathematica consideratio sit sine motu et materia de his que sunt in materia ; quarto utrum diuina scientia sit de his que sunt sine materia et motu. Nous voyons la différence de point de vue entre saint Thomas et Descartes tout simplement d’abord en voyant l’ordre des articles : Thomas commence par la philosophia naturalis et non les mathématiques…
89 Nous pensons au quatrième volume de notre Une introduction à la philosophie : Un nouveau Discours de la méthode ?
90 La sagesse philosophique, la sagesse théologique, la sagesse théologale vécue sous la mouvance du don de Sagesse. Ajoutons, ce qui n’est pas tout à fait inutile, la Sagesse de la Charité fraternelle…
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