Jean-Baptiste Échivard 2

INTELLECTUALITER

Ou : petite note pour entrer en métaphysique

 

1.Introduction

Il est difficile de dire ce qu’est la Métaphysique pour Thomas. On peut, en effet, étudier la pensée métaphysique de Descartes puisqu’il a composé des Méditations métaphysiques, ou dire ce qu’est pour Bergson la Métaphysique puisqu’il a écrit sur elle, par exemple, dans La pensée et le mouvant ; on peut étudier comment Kant la conçoit puisque c’est l’objet d’une partie de la Critique de la raison pure ou qu’il a composé un Fondement de la métaphysique des mœurs. Mais Thomas n’a pas composé un traité de Métaphysique1. Il est théologien, il commente l’Écriture, il est maître en sacra pagina ; il rédige, après les avoir défendues sans doute, des ‘Questions disputées’, il compose des Summae etc. Dans ses commentaires, il expose la pensée d’Aristote ; on ne peut donc pas s’appuyer uniquement sur eux pour comprendre la pensée de Thomas sur l’objet, la fin et les dispositions intellectuelles nécessaires pour entrer en Métaphysique. Nous avons, certes, également les opuscules : le De ente et essentia, le De substantiis separatis ; ou bien certaines questions disputées qui traitent du vrai, du bien, de l’être, comme la première question du De veritate, ou le De bono (q. 21), ou le De potentia ou le De spiritualibus. On trouvera, de plus, dans les commentaires sur  Aristote, à l’occasion de telle ou telle explication, des passages qui évoquent la Métaphysique, par exemple dans les Leçons sur la Physique ou  les Seconds analytiques2.  

Il faut s’entendre au préalable sur la nature de la philosophie (et donc un petit peu sur celle de la Métaphysique) et ne pas plaquer sur la pensée de Thomas des habitudes modernes et contemporaines de pensée : la philosophie, nous le savons, était pour lui une servante de la théologie, ordonnée à cette vocation première, même si elle était aussi aimée pour elle-même, alors qu’aujourd’hui, elle est une activité à part, indépendante de sa finalité théologique ; elle peut, en outre, remplacer la sagesse théologique dans certains cas, comme si elle suffisait par elle-même à combler toutes les aspirations de la raison humaine.

Nous savons, en outre3, qu’il y a pour Thomas une double orientation de la Métaphysique : d’un côté, elle a pour sujet l’ens commune, l’être en tant qu’il est être, et de l’autre, à cause même  de la nature de la connaissance qui est de rechercher la ou les causes de l’existence d’un être, elle s’occupe des causes absolument premières de la réalité, tendant à se terminer vers la question de l’existence de Dieu ; sous ce rapport, elle pourrait s’appeler Théologie, ce que ne manque pas de faire Aristote ; mais à cause de la distinction, voire de l’opposition, accentuée en France par la question de la laïcité, que l’on établit entre la philosophie et la théologie nous pouvons difficilement envisager que la philosophie, aujourd’hui, en sa partie maîtresse, soit appelée, ‘Théologie’ ou ’science divine’ :

En effet, la science la plus divine est aussi la plus élevée en dignité, et seule la science dont  nous parlons doit être, à double titre, la plus divine : car une science divine est à la fois, celle que Dieu posséderait de préférence et qui traiterait des choses divines. Or la science dont nous parlons est seule à présenter, de fait, ce double caractère : d’une part, dans l’opinion courante Dieu est une cause de toutes choses et un principe, et, d’autre part, une telle science, Dieu seul, ou, du moins, Dieu principalement, peut la posséder. Toutes les autres sciences sont donc plus nécessaires qu’elle, mais aucune ne l’emporte en excellence4

Et pourtant, la question de Dieu, cause première, cause finale, premier Moteur, Souverain Bien de l’univers, Pensée de la Pensée, suprême intelligible, c’est à dire, Être premier, n’est-elle pas une des questions les plus importantes de l’intelligence humaine ? Ne justifie-t-elle pas à elle seule qu’il y ait une science, maîtresse des autres sciences ? :

En effet, celui qui préfère connaître pour connaître choisira avant tout la science par excellence, et telle est la science du suprême connaissable, ce sont les premiers principes et les premières causes, car c’est grâce aux principes et à partir des principes que tout le reste est connu, et non pas, inversement, les principes par les autres choses qui en dépendent. Enfin la science maîtresse, et qui est supérieure à toute science subordonnée, est celle qui connaît en vue de quelle fin chaque chose doit être faite, fin qui est, dans chaque être, son bien, et, d’une manière générale, le Souverain Bien dans l’ensemble de la nature5

Trop souvent, on voudrait que ces questions essentielles comme la question de Dieu, ou la nature du Souverain Bien de l’univers soit absentes de la philosophie. On identifie la philosophie à une activité intellectuelle que l’on veut ‘purement’ rationnelle ; on évacue la question de Dieu et celle de l’Être premier et de la finalité de l’univers en supposant que toutes ces questions relèvent de la foi, identifiant la foi à une ‘pure’ et seule décision volontaire.

On résout alors ainsi le problème : à la raison, la nature, l’étude des lois de la nature, à la  foi, l’affirmation volontaire de Dieu. Et de même que le monde de la liberté est séparé de celui de la nature où règne la nécessité, de même les affirmations de la foi sont séparées de celles de la raison. La question de Dieu et celle de la cause finale de l’univers ne sont pas des questions de la  raison, mais une affirmation de la foi, étrangère, par conséquent, à la philosophie. On entend ainsi préserver l’autonomie de la raison naturelle en évacuant de ses interrogations la question de Dieu et celle de la cause finale. Dans ces conditions, évidemment, parler de ‘théologie’, de ‘science divine’ à propos d’une science qui, en outre, s’appelle ‘philosophie première’ ou ‘métaphysique’, c’est, pourra-t-on penser, dépasser les limites assignées à la philosophie.

Mais que serait une sagesse qui ne serait pas aussi une ‘Théologie’ ou, sous un certain rapport, une ‘science divine’ ?

Ainsi, ne peut-on envisager que la philosophie ne soit aussi une ‘théologie’, une ‘philosophie première’, une ‘métaphysique’, sans que tous ces noms ne créent des confusions entre la sagesse humaine et la sagesse révélée, ou ne respectent pas les droits de la raison humaine dans son autonomie et sa liberté ?

Peut-être est-ce l’un des grands mérites de la pensée de saint Thomas d’Aquin que de rendre possible une réelle distinction et une réelle communion entre une philosophie qui culmine, dans sa finalité essentielle, dans une ‘théologie philosophique’, et la ‘Théologie révélée’ qui a son point de départ dans la Parole de Dieu.

 Encore faut-il comprendre comment il s’efforce de réaliser cette distinction et cette communion entre les deux sagesses. Nous savons que l’une des grandes préoccupations de Thomas est de montrer comment peuvent s’harmoniser, dans leurs « méthodes » respectives, le domaine de la foi et celui de la raison6, la sagesse des philosophes et celle des théologiens.

 

2.Le tout et la partie

Nous voudrions parfois tout maîtriser de manière que rien ne nous échappe et que nous soyons « maître et possesseur de la nature », des situations et des événements. Mais nous nous apercevons assez rapidement que beaucoup d’éléments nous échappent quand nous croyons avoir compris quelque chose de la réalité. Un astronome, par exemple, s’étonnera de plus en plus à la vue des nouveaux phénomènes lumineux qu’il observe par ses télescopes puissants, pendant qu’un paléontologue découvrira d’autres tibias prouvant qu’une autre branche d’hominidés peut avoir existé avant  l’homo erectus7 , ou qu’un biologiste s’étonnera devant le rôle mieux compris de l’altération des mitochondries dans le vieillissement

La réalité n’a pas fini de livrer à la raison toute sa pleine intelligibilité, même si nous savons par ailleurs que l’univers existe, que des hommes y vivent, meurent, se reposent ; nous nous posons, au fond, quel que soit par ailleurs le domaine de recherche particulière, toujours les mêmes questions : En vue de quoi l’univers existe-t-il ? En vue de quoi l’homme, qui, semble-t-il, est toujours appelé à gouverner cet univers et  à le connaître, existe-t-il ? Que veut-il pour l’univers et ses semblables ?  Que peut-il pour lui ?

Chaque savant sait très bien que ses propres recherches ne portent que sur une partie de l’univers et que l’ensemble des êtres existent toujours en face de lui, même s’il est capable de connaître d’une manière très précise tels ou tels éléments qui le composent. Il se trouve un peu comme au théâtre : le décor est toujours là tout au long du déroulement de la scène ; il est toujours identique à lui-même malgré la variété des personnages qui apparaissent tout au long du déroulement de celle-ci et malgré les éclairages successifs de telle ou telle partie de la scène. Le tout qu’est l’univers et l’homme est toujours là dans son ensemble, dans sa totalité englobant de sa présence chaque partie distincte. Le savant peut très bien, pour les besoins de ses recherches, abstraire de cet univers tels ou tels éléments pour les connaître plus en détail et les observer dans son laboratoire, néanmoins l’univers et l’homme seront toujours là devant lui ; et il le sait bien. Le savant, en tant que savant, ne cherche à rendre compte que d’une partie de cet univers, parfois même une partie de cette partie, mais l’homme qu’il est ne peut pas ne pas s’en référer à tout l’univers et à l’être humain, dès lors que, sortant de son laboratoire, il voit l’ensemble des êtres disposés, tantôt harmonieusement, tantôt dans une certaine difformité.

Chaque objet de recherche est la partie d’un tout ; même si, pour un temps, la connaissance doit ne considérer que cette partie et la séparer du tout dans le laboratoire, néanmoins, celui-ci existe. Si je suis astronome, je ne regarderai que l’étoile, mais je sais très bien que, m’arrêtant de scruter les données de mon télescope, la même image de l’ensemble de l’univers, de cette totalité saisie dans une certaine unité intelligible, reviendra à mon intelligence, appelant toujours la même question : En vue de quoi l’univers et l’homme existent-ils ? D’où viennent l’univers et l’homme ? Cette unité qui m’est donnée, simplement et que je saisis très immédiatement, très spontanément même, et qui est constituée par une relation permanente des êtres les uns par rapport aux autres, quelle (s) cause (s) la constitue (nt) ? En vue de quoi existe-t-elle ?

Chacun d’entre nous, ne portons-nous pas ainsi en nous la présence de cette unité, de cette totalité des êtres, de leur relation permanente ?

Au fond, l’existence de la Métaphysique n’a pas à se « prouver » ni même à se justifier : il suffit simplement de reconnaître, à travers toutes les questions posées par la raison sur un être ou une partie d’un être (mais qui est déjà elle-même un être), que le tout subsiste au-delà de cette partie, qu’il la déborde, qu’il l’englobe, lui permettant d’exister et d’agir ; il est saisi comme toujours là, derrière chaque partie sur laquelle telle ou telle discipline s’interroge.

Il en va de même pour notre agir quotidien. Nous savons très bien que nous dépendons de l’ordre de l’univers, que nous sommes englobés par lui, que nous existons par lui. Certes, pendant un certain temps, nous pourrions nous croire maîtres et possesseurs de la nature, tout-puissant, et admirer toutes les œuvres dont nous sommes capables, mais nous allons vite nous rendre compte que cette possibilité n’est pas suffisante pour expliquer la nature humaine et ses actes : le ‘tsunami’ de décembre 2004 nous a rappelés à l’évidence notre dépendance de l’ordre des êtres naturels (et de leur désordre) ; d’autres exemples peuvent aussi nous rappeler que nos actes moraux, nos choix, nos décisions, et le mode de vie qui en découle, ont des conséquences sur notre corps, notre environnement social ; nous savons très bien que nous ne pouvons pas faire n’importe quoi avec la terre, diffuser n’importe quoi dans l’atmosphère ou occuper n’importe comment l’espace géographique. À chaque action quotidienne, affleure toujours devant nous, en nous, le même univers, la même humanité, dans leur totalité et leur unité mystérieuse.

Mais d’où vient que l’univers ait une unité ? D’où vient que les êtres durent, interagissent les uns sur les autres et que l’homme puisse dépendre d’eux et les utiliser et les absorber pour s’en nourrir et, en même temps, les perfectionner, s’en occuper, leur permettre finalement d’être davantage eux-mêmes : les fruits d’une terre bien cultivée ne sont-ils pas davantage eux-mêmes, ne pouvant que mieux être utilisés ?

Tout cela paraît une évidence, nous dirions plutôt que cela fait partie de ces « données immédiates de la conscience », à condition néanmoins de se souvenir que cette immédiateté dépend d’une expérience que tout homme est capable de faire, d’une réflexion sur elle, mettant en œuvre des comparaisons, des rapprochements, des similitudes, c’est-à-dire des actes intellectuels permettant que cette expérience ait une certaine dimension universelle, dépassant ce qu’il y a de singulier dans une expérience strictement individuelle.

 

3.La recherche de lacause première

Pour continuer dans ces « données », on concédera que tout être désire être heureux. Pourquoi puis-je vouloir être heureux ? L’homme porte en lui la question de la cause. Un homme n’est-il pas heureux quand il a trouvé la cause première d’où s’origine un acte, un être ? Tout histoire a une cause, un premier moment, un premier état dont on veut chercher l’origine. Et nous savons très bien qu’un nombre indéfini de ‘causes’ ne peut rien ‘causer’. Une action humaine, par exemple, qui a été décidée, l’a été en vue d’un but précis, même si, par ailleurs, elle peut procéder de plusieurs buts intermédiaires : pourquoi j’écris en ce moment ? J'écris parce que je recherche la vérité. Pourquoi je recherche la vérité ? Je recherche la vérité parce que je veux être heureux. Pourquoi, c’est-à-dire en vue de quoi ce bonheur tant recherché ? À moins de diluer l’action, ou d’être complètement indéterminé, c’est à dire incapable de décision et de choix, nous percevons bien, sur le plan pratique, que nous ne pouvons pas remonter à l’infini dans la série des causes finales de nos actes : il y a bien un but premier, une cause première pour lesquels je me décide  effectivement à agir. De la même manière, en ce qui concerne l’intelligence spéculative, ne cherchons-nous pas à atteindre ce qui serait comme le fondement ultime, dernier, qui expliquerait définitivement la raison d’être de cette unité perçue et saisie dans chaque expérience des diverses disciplines ? Nous voyons bien qu’il y a une unité, que les êtres durent, subsistent et interagissent en permanence. Il faut donc bien qu’il y ait une cause et une cause première, réelle, certaine qui existe pour expliquer cette unité.

Si l’univers existe, la question de la cause première de cette unité se pose. Nous savons bien qu’il y a une pluralité de causes possibles, et par conséquent, nous herchons à distinguer, parmi elles, celles qui sont les plus importantes, les plus essentielles et celles qui paraissent accidentelles, moins importantes tout au moins. Tout homme ne passe-t-il pas son temps à essayer de distinguer l’essentiel de l’accidentel, du superflu, de l’accessoire et à comprendre qu’il peut y avoir des causes plus importantes que d’autres ? N’est-ce pas là l’un des buts de l’enseignement et de l’expérience des sagesses humaines ? En particulier, l’un des buts de la ‘philosophie’ n’est-il pas d’apprendre à distinguer la vérité certaine, le fondement premier des choses de l’opinion incertaine, diverse, multiforme, de manière à être vraiment ‘philosophe’  et non, comme le dit Platon ‘philodoxe’8, c’est-à-dire aimer la vérité plutôt que l’opinion superficielle du plus grand nombre.

La question : Quelle est la cause première de l’univers ? peut aussi se traduire par la question : Quelle est la cause la plus importante, celle qui l’emporte en dignité sur toutes les autres causes ? Autrement dit aussi, celle sans laquelle aucune des autres n’est possible. Comme le dit Aristote :

[…] Il est donc manifeste que la science que nous avons à acquérir est celle des causes premières (puisque nous disons que nous connaissons chaque chose, seulement quand nous pensons connaître sa première cause9.

Or, justement l’une des grandes difficultés de l’intelligence moderne n’est-elle pas d’accepter l’idée qu’il puisse y avoir une cause première qui explique l’unité de l’homme et de l’ensemble des êtres de l’univers ?

Un savant peut passer sa vie dans la recherche de plus en plus précise de la nature des éléments, objet de sa discipline, en refusant de poser d’autres questions que celles suscitées par les faits enregistrés dans ses instruments de mesure. Celui-ci peut très bien vivre en n’étant préoccupé que de son seul travail et des seuls gestes et actes particuliers qu’il requiert10. Le savant passera, dans sa discipline précise, d’une recherche à une autre, en sachant très bien, soit qu’il n’y a pas de réponse définitive, soit que les hypothèses sont très nombreuses et que les interprétations d’un fait peuvent être aussi fort nombreuses, appelées à être remises en question. Pour lui, donc, en tant que savant, il peut y avoir, sur des faits observés des causes en nombre indéfini, qui peuvent être remises en question en fonction de nouveaux faits observés11. Et quant à la différence entre l’essentiel et l’accidentel, comme une démonstration faite par hasard peut renouveler l’essentiel d’une interprétation, il se dira qu’il est bien difficile de faire ce discernement12. Alors, quant à dire qu’il y a une cause première…

De la même manière, si la vie nous apprend que des détails peuvent transformer le cours d’une existence, qu’un « accident » peut être source de remises en cause essentielles, nous aurions tendance à dire : pourquoi telle cause serait-elle première par rapport à telle autre ? Pourquoi telle cause serait-elle la cause la plus importante, alors que bien des détails peu importants pour des regards extérieurs ont été pour nous des sources essentielles de renouveau, de transformation ? Pourquoi l’une serait plus essentielle que l’autre ?

On voit que si nous prenons le seul chemin des raisonnements scientifiques, nous risquerions de demeurer dans l’indéfini des raisons et des questions. Le savant raisonne, devra raisonner davantage au fur et à mesure de ses découvertes  et trouver de nouvelles raisons, de nouvelles explications. Et l’homme pourra toujours trouver, grâce à toutes les diverses disciplines, des explications plurielles à chacun de ses actes, sans savoir lesquelles peuvent prévaloir : explication sociologique, psychologique, biologique, chimique, géographique, morale, politique etc. Plus nous insistons sur la diversité des méthodes et des raisonnements scientifiques, et plus nous risquons de nous disperser dans la diversité des points de vue, et de ne voir qu’elle. Nous diluerons l’homme et l’univers dans cette diversité sans pouvoir dire quelle est sa cause première, celle qui commande toutes les autres.

Nous comprenons alors que nous avons besoin d’une unité, c’est à dire d’une disposition intellectuelle qui nous permette de penser le réel sub specie unitatis, pourrait-on dire, qui nous permette de distinguer l’essentiel de l’accidentel et nous mette sur le chemin de cette cause, première en dignité, cause la plus importante, celle sans laquelle aucune autre ne pourrait exister.

Telle est sans doute la vocation de la Métaphysique.

Essayons d’en saisir son esprit, la disposition intellectuelle spécifique qu’elle implique.

 

4.La « science divine »

Pour expliquer ce qu’est la « science divine », saint Thomas définit, dans son commentaire du De Trinitate de Boèce, l’adverbe intellectualiter  que celui-ci a utilisé pour caractériser sa disposition spécifique, de même que l’adverbe rationabiliter caractérisait la disposition propre de la science rationnelle et des libri naturales :

Il faudra donc s’appliquer aux réalités naturelles rationnellement, aux objets mathématiques scientifiquement, aux réalités divines intellectuellement13

Si l’adverbe intellectualiter  caractérise la disposition de la  ‘science divine’, et si dans le proème de la Métaphysique Thomas présente la Métaphysique comme la science la plus ‘intellectuelle’, nul doute qu’il y ait un lien entre cet adverbe et l’adjectif intellectualis du proème. La signification de notre adverbe pourrait donc éclairer ce que dit Thomas lorsqu’il affirme de la Métaphysique qu’elle est la plus « intellectuelle » des disciplines spéculatives.

Encore faut-il d’abord souligner que, dans le texte de Thomas, c’est la ‘science divine’ qui procède intellectualiter, et, par conséquent, il faut donc s’interroger sur la signification de cette expression  ‘science divine’.

Il s’agit d’abord de la théologie révélée qui a Dieu pour sujet et que l’on doit distinguer de la ‘théologie philosophique’ :

Le terme de « théologie » chez Thomas peut signifier, comme pour Aristote (1), la connaissance des choses divines, et désigner alors cette partie de la philosophie qui étudie le Premier moteur, ou le Premier principe, Dieu. On pourrait parler ici de théologie naturelle ou rationnelle malgré l’anachronisme de l’expression : Thomas préfère celle de « théologie des philosophes » (theologia philosophorum). Mais le terme « théologie » renvoie également (2) à la doctrine sacrée, fondée sur le dépôt de la Révélation chrétienne, qui est celle des Pères et des docteurs catholiques. C’est cette sacra doctrina que la Somme théologique se donne explicitement pour sujet dans sa première question, et dont l’objet est d’abord fourni par l’Écriture, la sacra pagina. Et Thomas appelle encore « théologie »  (3) la science que les bienheureux peuvent avoir de l’essence de Dieu, voire la science que  Dieu a de Lui-même14. »

            Dans le commentaire du De Trinitate15 , Thomas présente ainsi les divers sujets de ces deux ‘théologies’ (q. 5, a. 4, l. 175-182 ; l99-206) :

Ainsi la théologie ou la science divine est double .

Il y a une théologie dans laquelle on considère les réalités divines, non comme le sujet de la science, mais comme les principes du sujet ; telle est la théologie que les philosophes étudient qui est appelée d’un autre nom, Métaphysique. Il y a une autre théologie qui considère les réalités divines elles-mêmes, pour elles-mêmes, comme le sujet de la science, et cette science est la théologie révélée qui est transmise dans l’Écriture sainte.

[…] la théologie philosophique traite des réalités séparées de la seconde manière16 comme de sujets qu’elle étudie, mais des réalités qui sont séparées de la première manière17, elle en traite comme des principes de son sujet. La Théologie de l’Écriture sainte, au contraire, traite des réalités séparées de la première manière comme des sujets, quoique, chez elle, soient aussi étudiées certaines réalités qui sont dans la matière et le mouvement18, selon que le requiert la manifestation des réalités divines19. »   

Nous le savons, la Métaphysique a pour objet l’ens commune (l’être commun)20. Cet ens commune a une cause première ; on parlera alors de théologie philosophique quand l’intelligence abordera la question des principes, des causes premières, essentielles, fondamentales de l’ens commune qui est son sujet propre. En revanche, la théologie de l’Écriture sainte, qui est la théologie révélée, a Dieu et les réalités divines pour sujet propre. Comme l’ens commune est saisi à partir des divers êtres, sujets des autres disciplines philosophiques, la théologie philosophique traitera d’êtres qui peuvent exister dans la matière et sont soumis au mouvement, alors que la théologie révélée considère comme son sujet propre des êtres, c’est à dire Dieu et les anges qui sont absolument séparés de la matière et du mouvement ; Saint Thomas s’empresse d’ailleurs de préciser que le sujet de celle-ci concerne aussi, du fait du mystère de l’Incarnation, des réalités qui sont dans la matière et dans le mouvement.

            Nous ne sommes pas ici dans un essai de conciliation arbitraire entre deux états de la raison qui seraient imperméables l’un à l’autre, absolument séparés. Saint Thomas s’efforce de distinguer ces deux sagesses pour les unir : elles sont orientées différemment, parce qu’habitées par des lumières distinctes, mais ce sont des sagesses de l’intelligence humaine qui a ses caractéristiques propres en tant qu’intelligence. L’intelligence croyante habitée par l’Esprit-Saint et lisant l’Écriture reste une intelligence humaine qui a ses propriétés, son mode propre d’exercice que l’on trouve mises en œuvre dans la théologie révélée comme dans la théologie philosophique. Et l’adverbe intellectualiter, qualifiant la « science divine » sous ses deux modalités, unifie ces deux sagesses sans les confondre21.

Cette harmonie met en valeur un élément essentiel : l’intelligence se pose naturellement la question de Dieu comme un de ses buts les plus fondamentaux, les plus essentiels. La question de Dieu, de son existence comme celle de l’existence d’une subsistance de la vie après la mort n’est-elle pas comme à l’horizon de beaucoup de nos questions humaines ? On ne voit pas pourquoi la philosophie empêcherait l’homme de se poser cette question, ou de supposer qu’elle n’est pas une question philosophique alors qu’elle est présente dans toutes les cultures, sous une forme ou sous une autre.

Nous nous habituons trop en effet à exclure tout ce qui concerne la question de Dieu, ces res divinae22 dont parle saint Thomas, c’est à dire la question de l’existence d’une Cause première, de la mort, de l’éternité ou de l’immortalité, de l’existence d’êtres spirituels, de l’expérience spirituelle pourtant présente dans l’existence humaine à travers, entre autres, l’expérience religieuse. Sous prétexte de l’autonomie de la raison par rapport à la foi, ne risque-t-on pas d’oublier que la dimension religieuse de l’existence humaine est aussi une expérience qui interroge la raison humaine, un fait, une réalité présente dans la vie de tout homme, à un moment donné ou à un autre, et ceci, quelle que soit,  par ailleurs, la décision que sa liberté (ou ses conditionnements psychologiques et sociologiques) peut prendre face à cette expérience ?

Après tout, les mystiques existent et pourquoi ne seraient-ils pas aussi objet de l’interrogation philosophique ? Si l’on veut prendre en compte l’existence humaine et ses constituants essentiels, les ‘catégories existentiales’ dont parle Heidegger23, pourquoi refuser à l’avance de s’interroger sur la signification de l’expérience mystique, qui pourrait être un des chemins possibles pour la question de l’existence de Dieu, afin de montrer que celle-ci est, d’une part une question de la raison humaine cherchant la finalité du monde et de la nature humaine, et d’autre part, une donnée de l’expérience humaine ?

Sous ce rapport, l’attitude philosophique de Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion est exemplaire24. Il entreprend, en effet, une interrogation sur l’expérience mystique comme sur une  réalité que le philosophe doit prendre en compte s’il veut comprendre la signification de cet »élan vital » qui court à travers toutes les formes de vie. De l’Essai sur les données immédiates de la conscience, en passant par L’Évolution créatrice, Matière et mémoire jusqu’à Les deux sources de la morale et de la religion, en terminant par l’élaboration de la nature de la Métaphysique dans La pensée et le mouvant, il y a une cohérence, une unité, puisqu’il s’agit d’analyser les diverses formes de vie pour permettre de comprendre mieux la nature de cet ‘élan vital’ et fonder ainsi la connaissance métaphysique sur les diverses formes d’intuitions possibles afin de définir ce qu’est l’intuition et donc, par elle, l’intelligence, distincte de la raison, source de la connaissance scientifique et capable d’atteindre l’absolu.

On a souvent privilégié une phénoménologie de l’angoisse métaphysique en coupant celle-ci de toute affirmation de Dieu, supposant qu’elle serait, par définition, une affirmation non-philosophique, mais pourquoi ne pas recueillir auprès de certains mystiques d’autres formes d’angoisses qui seraient tout autant ‘métaphysiques’ mais qui seraient relatives à l’affirmation de Dieu ? Pourquoi ces angoisses là n’auraient-elles pas le droit aussi d’être des ‘catégories existentiales’ ?

L’intérêt de l’expression « théologie philosophique » n’est-il pas d’abord, dans ces conditions, d’indiquer qu’un des buts de la philosophie est de nous situer face à la question de Dieu ? Non pas que celle-ci soit la condition première nécessaire de la connaissance du réel, ou la source de toute certitude dans la connaissance de la vérité, mais parce qu’elle est le but, comme l’achèvement, l’accomplissement, le perfectionnement vers lesquels tendent en définitive toute interrogation philosophique. Dans le proème de la Métaphysique, Thomas prend soin d’indiquer que le sujet de la Métaphysique est l’ens commune alors que sa fin vers laquelle elle tend est la connaissance de la cause de ce sujet : c’est Dieu qui est le but , le terme, l’achèvement, l’accomplissement de l’interrogation métaphysique alors que l’être en tant qu’être et ses propriétés principales comme l’acte, la puissance, le vrai, le bien, le beau, l’un, sont les sujets propres d’une analyse rationnelle qui ne dépend pas, par conséquent, d’abord de l’idée de Dieu :

Est, en effet, sujet d’une science ce dont nous recherchons les causes et les propriétés, mais non pas les causes elles-mêmes du genre recherché. Car la connaissance des causes de chaque genre est la fin à laquelle parvient la considération d’une science25.

On ne peut quand même pas faire exprès d’oublier que la question de la mort pose celle de l’éternité, l’existence de l’esprit celle de son immatérialité et de sa ‘spiritualité’ comme de sa possible immortalité, que le désir d’infini, d’absolu, d’éternité sont aussi des désirs humains présents comme questions, sinon comme réponses, dans le cœur de l’homme et que la considération des effets appelle la question de leur(s)cause(s) première(s). Si la vocation de l’intelligence est de réfléchir sur les causes des réalités observées et expérimentées, on ne voit pas pourquoi la question de Dieu, l’expérience de la dimension spirituelle de l’existence humaine, ne seraient pas aussi des questions philosophiques. N’achèvent-elles pas, n’accomplissent-elles pas le mouvement propre de toute connaissance, à partir du moment où, résolument, la connaissance veut commencer par l’expérience, et l’expérience de tout être, de tout acte, de tout phénomène ? Mais on ne peut pas non plus oublier que, pour Thomas, l’analyse philosophique ne dépend pas d’abord de la connaissance de l’existence de Dieu, même si, évidemment, une fois manifestée l’existence d’une Cause finale et première de l’univers et de l’homme, celle-ci change la connaissance qu’on pourrait en avoir sans celle-ci.

En définitive, la distinction entre le sujet d’une science et sa fin est capitale pour préserver les caractéristiques propres de l’intelligence métaphysique et indiquer aussi toute son amplitude. L’expression ‘théologie philosophique’ demeure un des noms de la Métaphysique, elle ne supplante pas, ne remplace pas le nom de ‘métaphysique’ ou de ‘philosophie première’ ; elle indique la finalité ultime vers laquelle tend l’intelligence métaphysique ; et de la même manière la théologie philosophique n’est pas subordonnée selon tout elle-même à la théologie révélée.

Si saint Thomas prend soin d’établir la signification des différents termes (c’est à dire théologie, métaphysique, philosophie première26) qui nomment cette science, régulatrice des autres disciplines, n’est-ce pas qu’il veut préserver ce qu’il y a de spécifique dans chacun de ses noms, respectant la vocation propre soulignée par ces noms divers ?

 

5.Les sens de l’adverbe intellectualiter

Mais l’adverbe intellectualiter  ne peut-il être commun à ce que souligne chacun de ces  trois noms, de sorte que nous dirions que la théologie révélée et la théologie philosophique procèdent intellectualiter, tout comme la Métaphysique ou la philosophie première ? Et ceci tout en respectant leur vocation spécifique, sans confusion aucune, en particulier sans que la théologie révélée n’empiète sur la juste autonomie de la théologie  philosophique.

C’est dans le commentaire du De Trinitate de Boèce que Thomas mentionne l’origine philosophique de notre adverbe : il est issu de la distinction établie entre l’intellectus et la ratio (q. 6, a. 1, l. 332-359, p. 162) : 

La raison diffère de l’intellect comme la multiplicité par rapport à l’unité. C’est pourquoi Boèce dans le IVème livre de La consolation de Philosophie dit qu’il y a le même rapport entre la raison et l’intellect qu’entre le temps et l’éternité, et qu’entre le cercle et son centre. En effet, le propre de la raison est de s’étendre à de multiples choses et de recueillir celles-ci en une unique connaissance simple. C’est pourquoi Denys, au VIIème chapitre Des Noms divins, dit que les âmes ont la rationalité dans la mesure où elles parcourent, en se répandant, la vérité des choses existantes, et qu’en cela elles sont inféri eures aux anges ; mais dans la mesure où elles réunissent des réalités multiples à l’unité, elles égalent en quelque sorte les anges. Les intellects, au contraire, considèrent d’abord une vérité une et simple et, en celle-ci, ils saisissent la connaissance de toute la multitude. Dieu, par exemple, en saisissant son essence, connaît toutes choses. C’est pourquoi Denys dit au même endroit que les esprits angéliques ont l’intellectualité dans la mesure où ils intelligent uniformément les objets intelligibles des réalités divines. Ainsi donc, il apparaît clairement que la considération rationnelle s’achève dans la considération intellectuelle dans la voie de la résolution [de l’analyse], dans la mesure où la raison recueille, à partir des multiples objets, une vérité une  et simple. Et inversement, la considération intellectuelle est principe de la considération rationnelle, selon la voie de la composition [synthèse], dans la mesure où l’intellect, en une seule chose comprend la multitude. Par conséquent cette considération qui est le terme de tout raisonnement humain est ce qui est, au plus haut degré, une considération intellectuelle27.     

Le texte de Boèce dont parle Thomas concerne la différence entre le destin et la Providence afin de montrer comment toutes choses sont disposées et dirigées vers le bien. La Providence est l’unité de l’esprit divin qui dans un seul acte, embrasse la multiplicité des choses, alors que le Destin serait la réalisation dans le temps et la multiplicité de cette unité ordonnée et ordonnante de l’esprit divin28. Plus un être s’approche de l’esprit divin, plus il s’approche de l’unité et dépasse la multiplicité, plus il s’approche de la stabilité de l’intelligence divine. Les Intelligences (transcription néoplatonicienne des substances séparées d’Aristote) étant par nature des créatures purement spirituelles, ressemblent davantage à l’intelligence divine, et donc, voient, dans l’unité, l’essence universelle des choses, alors que l’intelligence humaine, dépendant des sens, doit partir de la multiplicité sensible pour dégager, par l’abstraction, l’unité universelle d’un concept. Au sens fort et premier l’adverbe intellectualiter désignerait donc le mode de l’intelligence divine dont les anges participeraient d’abord, et, à un moindre degré, celui de l’intelligence humaine, par la capacité intuitive qu’elle a de  saisir l’unité d’un être, d’un principe premier évident par soi29

            L’intelligence humaine a donc la capacité de saisir, de voir l’unité universelle de la nature d’un être, saisissant, dans cette ‘vision’ intellectuelle l’unité, cause de la multiplicité harmonieuse des éléments dont cet être se compose. Dans cette saisie unitive et intuitive, elle dit l’essentiel de cet être. Par exemple, quand lorsque je dis ‘l’homme est un animal raisonnable’, je dis l’être de tous les multiples êtres dont j’ai l’expérience, que je vois par ma vue. Ma définition ‘ramasse’ dans l’unité ce qui constitue essentiellement l’être de chaque homme en me séparant de l’accidentel, de la multiplicité sensible numérique dont j’ai par ailleurs l’expérience. L’unité de ce concept contient en puissance, comme l’affirmera Thomas dans son commentaire, tous les êtres humains30.

 

6.Le sens théologique

Nous pouvons voir comment, en théologie, peut se vivre cet adverbe intellectualiter.

            Vous lisez, par exemple, le prologue de l’Évangile de saint Jean et vous avez synthétiquement  présent en vous la ‘vision’ de la Sagesse créatrice et rédemptrice de Dieu. « Et le Verbe s’est fait chair », une seule parole vous situe d’emblée face au mystère de l’Incarnation puisque vous saisissez, dans l’unité d’une expression, le mystère de Jésus vrai Dieu et vrai Homme. Alors, vous êtes amené à « goûter », à accueillir en vous le ‘poids’ de vérité de cette affirmation. Elle suscite la contemplation. Elle vous unit à l’unité mystérieuse du mystère de Dieu que l’on goûte par elle. Cette parole devient une parole contemplative qui nous met comme au-delà du raisonnement, de la multiplicité des énonciations, des observations, des expériences que celui-ci pourrait  demander ; elle nous fait accueillir l’être de Jésus, en gardant en nous son mystère propre.

            Il faut ajouter que cette parole ramasse en elle, bien évidemment, tout l’Évangile : l’allusion à Jean-Baptiste, au peu d’accueil des siens, à la lutte entre la lumière et les ténèbres présentent à notre imagination et à notre mémoire les scènes de l’Évangile : l’intelligence contemple, dans ces images et ces mémorisations de ce qui a été lu, les réalités dont elle s’efforce de saisir l’unité essentielle ; nous pouvons lire ce verset (mais également tous les autres) comme une synthèse unitive qui ramasse en elle tout ce qui a été lu. À chaque fois que l’intelligence goûte un verset, c’est sans doute une scène de l’Évangile remémorée qui revient, tant il est vrai que l’intelligence n’abandonne pas sa relation essentielle aux sens, à l’imagination et à la mémoire.

            Prenez l’affirmation johannique « Dieu est Amour » ; vous pouvez être dans la contemplation du mystère de Dieu. Non pas que vous Le saisissez directement, mais parce que vous accueillez, dans l’intelligence, une parole  qui éclaire et nous donne à goûter la réalité de Dieu, suscitant peut-être le désir de voir Dieu. Mais derrière le mot ‘amour’ émerge toute la réalité de l' Évangile et celle du mystère de Jésus : les paroles de Jésus, les guérisons de Jésus, le Don de Jésus livré le soir du Jeudi-Saint, à l’Agonie, à la Passion, à la Résurrection.

            L’adverbe intellectualiter peut donc désigner cette orientation contemplative de l’intelligence théologique. Nous pouvons goûter ainsi toutes les paroles de l’Évangile, des épîtres, des Actes des Apôtres, de l’Apocalypse.

 

7.Le sens philosophique

Nous pouvons prendre aussi cet adverbe intellectualiter pour caractériser une dimension essentielle de la connaissance philosophique.

            Il y a, d’ailleurs, plusieurs degrés de celle-ci.

            En levant la tête de ma fenêtre, je saisis assez immédiatement l’unité du paysage qui est en face de moi. Mais je peux mieux la goûter une fois que j’aurai davantage observé chaque détail du paysage. Voyant mieux les parties qui le composent, je peux mieux saisir ensuite son unité d’ensemble. De la même manière, quand je dis que l’homme est un animal raisonnable, je peux saisir de deux manières cette énonciation.

            D’abord, assez immédiatement, à travers une expérience des actes de l’homme et une observation qui me font comprendre qu’un être humain est marqué par une unité d’ensemble dans laquelle baigne cette multiplicité d’actes. Je saisis cela d’une manière commune, générale, mais je saisis réellement une unité. Ensuite, une fois que je fais l’étude de chacun de ces actes, que je comprends mieux ce qu’ils sont, comment ils agissent etc., je comprends mieux qu’il y a un principe unificateur qui rend possible son unité. Alors je dis d’une manière beaucoup plus distincte : « l’homme est un animal raisonnable ». Il y alors dans cette énonciation beaucoup plus d’intelligibilité, de compréhension ; je vois mieux, dans cette unité conceptuelle affirmative, tous les actes multiples dont j’ai eu l’expérience et que j’ai analysés. Au terme, dans cette unité conceptuelle qui devient davantage un jugement me présentant ce qu’est l’être humain, je peux contempler l’ordre harmonieux de cette réalité unifiée, de ce principe unificateur qu’est l’âme humaine, principe de vie, dépendante aussi de l’ordre du cosmos.

            Au point de départ, nous avions saisi d’une manière commune l’être de l’homme. Quand, après l’étude beaucoup plus précise de la multiplicité des actes humains, nous réactualisons la saisie de cette vérité commune et générale, nous pouvons mieux comprendre chacun des actes que nous avons observés puisque nous en voyons la multiplicité à travers cette unité immatérielle qui les anime. Cette multiplicité d’actes aura été le point de départ de l’analyse, car c’est à partir d’elle que j’aurai pu saisir l’âme, principe d’unité ; et quand, ensuite, je saisis dans un seul regard l’âme, je saisis, avec elle et en elle, la multiplicité des actes dont je suis parti pour la déterminer. La raison dans son mouvement discursif et progressif d’analyse considère la multiplicité et l’intelligence ensuite recueille, saisit en elle ce qui est commun, ce qui unit cette multiplicité ; en ce sens, comme le dit Thomas dans le texte cité plus haut « la considération rationnelle s’achève dans la considération intellectuelle selon le mode  de la résolution (analyse)31. »

            Quand l’intelligence saisit, voit, appréhende, intellige dans un seul regard cette unité, ce principe unifiant de la multiplicité des actes, elle permet de comprendre mieux chacun de ces actes, puisque justement, elle les voit comme animé par ce principe unifiant et immatériel ; en ce sens, « la considération intellectuelle est principe de la considération rationnelle, selon la voie de la composition (synthèse) ou de la découverte, dans la mesure où l’intellect en une seule chose comprend la multiplicité32 »

            Par exemple, je suis un astronome et j’analyse les données de mon télescope. J’ai ainsi une connaissance précise des distances de l’univers céleste. Et je suis heureux de ce domaine de recherche. Mais la Métaphysique me rappelle que tout être est une partie d’un tout , que ce tout a des parties principales, qu’il y a un ordre  entre les êtres etc. Les étoiles aussi fascinantes soient-elles ne sont pas les seuls êtres de l’univers, et je peux en dire autant de la cellule, de l’atome, du code génétique, du cerveau, des oiseaux etc. le sourire d’un enfant n’a-t-il pas plus d’être que les étoiles, même si cet enfant a besoin, pour vivre et me sourire, de l’atmosphère et qu’il ne peut exister sans ces étoiles et leur lumière.

Cela pour dire que mon regard métaphysique, englobant l’univers ordonné, lui permet de situer chaque partie, chaque être étudié par des disciplines différentes, dans ce tout et de ne pas considérer chaque partie isolément : la « considération intellectuelle » qui voit dans un seul acte l’unité de l’univers permet d’être « principe de la considération rationnelle » qui analyse une partie de l’univers, ou une partie de cette partie.

Appliquons cela au sujet de la Métaphysique.

Celui-ci est donc, nous le savons, l’ens commune, l’être en tant qu’être. L’important ici est de saisir ce que signifie le « en tant qu’être ». On pourrait dire la même chose de l’acte en tant qu’acte, en tant que puissance, en tant que vrai, que bien, que beau etc. Dans les autres sciences spéculatives j’analyse l’être en tant que mobile, l’être en tant que volontaire, l’être en tant qu’être de raison etc. C’est donc bien à partir des êtres, objets des diverses sciences spéculatives, que je saisis ce qu’il y a de commun à chacun d’eux et que je peux parler de l’être en tant qu’être saisi dans son universalité d’être. Ainsi, l’être en tant que mobile a été déterminé à partir de la matière et de la forme, l’être en tant qu’agent volontaire par l’expérience de la raison pratique, de celle de la volonté et de ses difficiles rapports avec les passions, l’être en tant qu’être vivant par l’observation du corps et l’expérience de l’âme. Cela veut dire que je peux saisir la matière et la forme en tant que matière et forme. Comme il a été manifesté que la matière est appétit de la forme, en parlant de matière et de forme, je parle aussi de la matière en tant que matière qui est en appétit de la forme. Dans ce concept, je saisis la multiplicité des êtres analysés par les diverses disciplines : je vois, pourrait-on dire, la matière et la forme analysée par la philosophie morale, par la philosophie de la nature et, sous ce rapport, mon concept de matière et de forme devient alors beaucoup plus universel que celui qui est analysé par chaque discipline.

Je tente alors de définir ainsi l’être de la matière puisque je définis la matière comme « appétit de la forme », qui signifie qu’il y a dans chaque élément matériel une aptitude naturelle à s’harmoniser avec d’autres éléments pour qu’un être existe, ait une nature et subsiste. Cela se vérifie aussi bien pour les éléments matériels, par exemple, les éléments chimiques et pour les organes du corps ou pour les passions de l’âme. Prolongeant ceci, nous pourrions nous demander si cette propriété de la matière comme ‘appétit’ de la forme n’est pas aussi applicable aux questions physiques de l’énergie, de la lumière etc., c’est-à-dire si elle ne pourrait rendre compte également des observations, plus modernes et contemporaines, sur la matière, la lumière etc. Ce serait ainsi souligner combien un concept métaphysique peut aider à comprendre des questions scientifiques.

On le voit, « la considération intellectuelle » qui saisit l’universalité d’un concept et voit en elle la multiplicité des êtres (y compris des êtres analysés et connus par les sciences expérimentales modernes) est principe de « la considération rationnelle ».

Parler d’être en tant qu’être, de matière et de forme en tant que matière et forme, d’appétit de la matière en tant qu’appétit etc., bref, de toutes ces notions saisies à partir des inductions des diverses sciences, c’est indiquer qu’à travers la diversité des disciplines intellectuelles, il peut y avoir une orientation commune qui englobe leurs analyses spécifiques : l’intelligence ne se disperse pas alors uniquement dans la diversité des points de vue des diverses disciplines, elle cherche à saisir dans un regard plus universel ce qui est commun à ces différents sujets d’analyse.

Il est évident que lorsque la Métaphysique va se poser la question de la Cause première et finale du monde, qu’elle va, par différents chemins (viae), comprendre comment on peut montrer l’existence de cette Cause première de l’ordre de tout l’univers, nous regarderons tous les êtres à la lumière de cette Cause. Par cette « considération intellectuelle » qui saisit la Cause première, nous considérons la multiplicité des êtres étudiés par les diverses sciences ; nous comprenons alors pourquoi « la considération intellectuelle » est principe de la « considération rationnelle ».

« La considération rationnelle » est principe de la « considération intellectuelle » puisqu’à partir de la multiplicité des êtres nous pouvons saisir la nécessité d’une Cause première ; une fois appréhendée la nécessité d’une cause universelle, la « considération intellectuelle » devient principe de la « considération rationnelle » puisque nous appréhendons tout le réel à la lumière de la Cause première.

La difficulté de tout ceci est qu’il y a différents points de vue qui ne se mélangent pas, mais qui correspondent à des étapes et à des dispositions intellectuelles différentes. La diversité des noms de la Métaphysique rend compte de la diversité de ces dispositions.

Il y a la Métaphysique (« On l’appelle, en effet, métaphysique, en tant qu’elle considère l’être (ens) et tout ce qui lui est consécutif33 »), la philosophie première [« (…) en tant qu’elle considère les premières causes des choses34 »]. Elle étudie ce qu’il y a de plus premier, de plus universel, l’être en tant qu’il est être (et ses propriétés comme l’acte en tant qu’acte, la puissance en tant que telle, la matière et la forme en tant que telles etc. sans oublier la manifestation du principe le plus premier, celui sans lequel aucune autre science ni aucun être ne serait possible). Et il y a la théologie philosophique (« elle se nomme d’abord science divine ou théologie, en tant qu’elle considère les substances mentionnées plus haut [c’est à dire Dieu et les substances séparées (les Intelligences, les créatures angéliques pour le christianisme])35. Il ne faudrait pas avoir honte de ce nom qui ne remplace pas les autres noms ni n’empiète sur ce qu’ils signifient, pas plus qu’il n’est un présupposé à la considération proprement métaphysique, mais qui indique le but ultime vers lequel toute interrogation de l’intelligence tend.

                                                                                             

Jean-Baptiste Échivard

 

1 Cf. dans notre premier volume, le dernier chapitre, p. 203-233, L’architectonisme de la Métaphysique, dans le deuxième tome Science rationnelle et philosophie de la nature : dans les Leçons sur la Physique, note 8, la double orientation de la Métaphysique, note 10, philosophie de la  nature et Métaphysique ; dans le De l’âme, note 10, Métaphysique et philosophie du vivant.

2 Cf., par exemple : (éd. Marietti) In Phys. I, l. 15, (140) ; II, 4, (175) ; II, 11, (243) ; III, l. 6, (327) ; in Post. An. I, l. 2, (17) ; l. 5, (146) ; l. 18, (152) ; l. 41, (362)

3 Cf. le septième chapitre de notre premier volume (p. 203-244), la note 8 du second (la double orientation de la Métaphysique) (p. 122-124).

4 Métaphysique, A, 2, (983 a 5-10).

5 Ibid., A, 2, (982 a 35-982 b 8).

6 Cf. cette affirmation importante d’E. Gilson dans Le Thomisme, Vrin, 1986, p. 34 : « Tout le secret du thomisme est là, dans cet immense effort d’honnêteté intellectuelle pour reconstruire la philosophie sur un plan tel que son accord de fait avec la théologie apparaisse comme la conséquence des exigences de la raison elle-même et non comme le résultat accidentel d’un simple désir de conciliation. »

7 D’après le numéro d’avril 2005 de Science & Vie, tout récemment, par exemple, une découverte due à une datation des roches qui abritaient des vestiges déjà connus néanmoins, a renouvelé les estimations de la date présumée de l’apparition de l’homo sapiens : ce n’est plus il y a 160000 ans, mais 195000 ans :  parions qu’une nouvelle estimation due à la découverte d’un tibia ou d’une molaire d’un présumé homo sapiens dans le jardin d’un Américain donnera 300000 ans !  Il est vrai aussi que dans le même numéro, un chercheur conteste la méthode utilisée pour trouver ce résultat.

8 Cf., par exemple, La République, V, 484a : « Peut-être donc n’y aurait-il de notre part rien qui sonne faux, à les appeler amis de l’opinion, plutôt qu’amis de la sagesse, ‘ philodoxes’ plutôt que ‘ philosophes’ » ?

9 Métaphysique, A, 3, (983 a 23-25)

10 Cf., par exemple, ce texte de E. Schrödinger  (Science et humanisme, trad. Ladrière, p. 19): « […] le chapitre [de l’ouvrage de José Ortega y Grasset, La rebelión de las masas] dont je voudrais parler ici est intitulé La barbaria del « especialismo » : la barbarie de la spécialisation. À première vue il peut paraître paradoxal et il pourrait vous heurter. Il ne craint pas de dépeindre l’homme de science spécialisé comme le type représentatif de la foule barbare et ignorante - le Hombre masa (l’homme-masse)- qui menace l’avenir et la vraie civilisation. Je ne peux vous citer que quelques passages de la description charmante qu’il donne de ce type de savant sans précédent dans l’histoire : « C’est un homme qui, parmi toutes les choses qu’une personne vraiment cultivée devrait connaître, n’est familier qu’avec une seule science, et qui ne connaît même, dans cette science, que cette petite partie sur laquelle portent ses propres recherches. Il en arrive au point de proclamer que c’est une vertu de ne pas tenir compte de tout ce qui reste en dehors du domaine étroit qu’il cultive lui-même, et il dénonce comme du dilettantisme la curiosité qui vise à la synthèse de toutes les connaissances. »

11 Cf. cet exemple cité par L. de Broglie (Savants et découvertes, p. 366) : « Il y a quelques années, nous avions découvert le « méson », particule qui manifeste sa présence dans les rayonnements cosmiques, et nous avions cherché à nous servir de ce nouvel être physique pour expliquer l’origine des forces qui maintiennent la cohésion des noyaux atomiques. Et voilà que des expériences plus approfondies viennent de nous révéler qu’il y a plusieurs sortes de mésons de masses différentes (deux, trois, peut-être davantage). Cette complication nouvelle remet tout en question et nous ne savons même plus si nous ne confondons pas sous le même nom commun de « mésons » des êtres physiques dont la nature et les propriétés sont essentiellement différentes. »

12 Cf., par exemple, ce que dit Claude Bernard (Introduction à la médecine expérimentale, Paris, Baillière, 1865, p. 291) : « Le grand principe est donc, dans des sciences aussi complexes et aussi peu avancées que la physiologie, de se préoccuper très peu de la valeur des hypothèses ou des théories et d’avoir toujours l’œil attentif pour observer ce qui apparaît dans une expérience. Une circonstance en apparence accidentelle et inexplicable peut devenir l’occasion de la découverte d’un fait nouveau important, comme on va le voir par la continuation de l’exemple précédent. »

13 Boèce, Traités théologiques, (traduction d’Axel Tisserand, GF Flammarion, Paris, 2000, p. 145) :  « in naturalibus igitur rationabiliter, in mathematicis disciplinaliter, in diuinis intellectualiter uersari oportebit ». 

14 Cyrille Michon, introduction à sa traduction du Livre I du Contra Gentiles, p. 35

15 Cf. C. Michon, op. cit. p. 21 : « Mais en 1256, ou 1257, il se lance dans le commentaire du De Trinitate de Boèce, qu’il sera le seul docteur du XIIIème siècle à entreprendre, et qui lui permet, dans les premières questions, d’exposer les linéaments de la méthode théologique, distinguée de celle des sciences physiques et mathématiques et de la philosophie. Le De Trinitate est resté pourtant, malgré son importance, inachevé. La meilleure raison que l’on ait pu en donner tient justement à l’entreprise de plus grande envergure que constitue, à partir de 1257 (1258) la rédaction d’un livre où Thomas reprend ses considérations méthodologiques, mais en accompagnant cette fois son discours de la méthode d’un exposé complet de la théologie : la Somme contre les Gentils. »

16 C’est à dire les notions comme l’être, la substance, l’acte, la puissance etc., notions qui désignent des êtres qui peuvent être dans la matière et le mouvement : l’acte, par exemple, est analysé dans le De l’âme comme forme d’un corps ; l’âme comme acte dépend donc de la matière.

17 C’est à dire Dieu et les anges, qui sont absolument séparés de la matière et du mouvement.

18 Quand, par exemple, la théologie traite des actes humains dans la théologie morale, des passions, ou du mystère de l’Incarnation.

19 « Sic ergo theologie siue sciente diuina est duplex : una in qua considerantur res diuine, set tamquam  principia subiecti, et talis est theologia, quam philosophi prosequntur, que alio nomine metaphisica dicitur ; alia uero ipsas res diuinae considerat propter seipsas ut subiectum scientie, et hec est theologia, que in sacra Scriptura traditur.  (…) Theologia ergo philosophica determinat de separatis secundo modo sicut de subiectis, de separatis autem primo modo sicut de principiis subiecti ; theologia uero sacre Scripture tractat de separatis primomodo sicut de subiectis, quamuis in ea tractentur aliqua que sunt in materia et motu, secundum quod requirit rerum diuinarum manifestatio ».

20 Cf. dans notre premier tome, L’esprit des disciplines fondamentales, p. 218-224.

21 L’absence de confusion possible entre les deux sagesses est donné d’emblée par leurs objets différents : Thomas, en effet, précise (q. 5, a. 4, l. 143-148, p. 154) : « Par conséquent, ces réalités divines, parce qu’elles sont les principes de tous les êtres et qu’elles sont néanmoins en elles-mêmes des natures complètes peuvent être étudiées de deux manières : d’une première manière, en tant que principes communs de tous les êtres ; d’une autre manière, en tant qu’elles sont en elles-mêmes certaines réalités.  « Huiusmodi ergo res diuine, quia sunt principia omnium entium et sunt nichilominus  in se nature complete, dupliciter tractari possunt : uno modo  prout sunt principia communia omnium entium, alio modo prout sunt in se res quedam ».

22 Dans le texte de saint Thomas ces res divinae dont il parle concernent la réalité de Dieu, comme celle des anges, créatures spirituelles dont l’existence est affirmée par l’Écriture et le Credo. On peut, sans doute, élargir cette notion de res divinae à tout ce qui concerne les réalités spirituelles dépendantes de l’expérience spirituelle des êtres humain, de la question de l’existence de Dieu. La question de l’immortalité de l’âme pourrait, sous un certain rapport, en faire partie puisque la question de l’immortalité - distincte de celle de l’immatérialité de l’esprit - est d’abord une question religieuse, dépendante de celle de l’existence de Dieu.

23 M. Heidegger, dans Être et temps (éd. Gallimard, Paris, 1986, p. 37) écrit en effet : « Si en revanche le but visé par la question est cette structure, ce sont les structures constituant l’existence qu’il s’agit de dégager l’une après l’autre. L’ensemble que forment ces structures réunies, nous l’appelons l’existentialité. Son analytique a le caractère d’une entente non pas existentielle mais existentiale. Se fixer pour tâche une analytique existentiale du Dasein, voilà qui est, quant à sa possibilité et à sa nécessité, inscrit d’avance dans la constitution ontique du Dasein. »

24 Cf., par exemple cette affirmation de Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion, p. 1156 (éd. du Centenaire) : « En le définissant par sa relation à l’élan vital, nous avons implicitement admis que le vrai mysticisme est rare. Nous aurons à parler, un peu plus loin, de sa signification et de sa valeur. Bornons-nous pour le moment à remarquer qu’il se situe, d’après ce qui précède en un point jusqu’où le courant spirituel lancé à travers la matière aurait probablement voulu, jusqu’où il n’a pu aller. Car il se joue d’obstacles avec lesquels la nature a dû composer, et d’autre part on ne comprend pas l’évolution de la vie, abstraction faite des voies latérales sur lesquelles elle s’est engagée par force, que si on la voit à la recherche de quelque chose d’inaccessible à quoi le grand mystique atteint ».

25 « Hoc enim est subiectum in scientia , cuius causas et passiones quaerimus, non autem ipsae causae alicuius generis quaesiti. Nam cognitio causarum alicuius generis, est finis ad quem consideratio scientiae pertingit ».

26 « Dicitur enim scientia divina sive theologia, inquantum praedictas substantias considerat. Metaphysica, in quantum considerat ens et ea quae consequuntur ipsum.  Haec enim transphysica inveniuntur in via resolutionis, sicut magis communia post minus communia. Dicitur autem philosophia prima, inquantum primas rerum causas considerat ».

27 « Differt autem ratio ab intellectu sicut multitudo ab unitate. Unde dicit Boethius in IV De consolatione quod similiter se habeat ratio ab intellectu ad eternitate et circulus ad centrum. Est enim rationis proprium circa multa diffundi et ex eis unam simplicem cognitionem colligere . Une Dyonisus dicit in VII De diuinis nominibus quod « anime secundum hoc habent rationalitatem, quod diffusiue circueunt existentium ueritatem et in hoc deficiunt ab angelis ; set inquantum conuluunt multa ad unum, quodam modo angelis equantur. Intellectus autem e conuerso per prius unam et simplicem ueritatem considerat et in illa totius multitudinis cognitionem capit, sicut Deus intelligendo suam essentiam omnia cognoscit ; unde Dyonisus ibid. dicit quod « angelice mentes habent intellectualitatem inquantum uniformiter intelligibilia diuinorum intelligunt. » Sic ergo patet quod rationalis consideratio terminatur secundum uiam resolutionis, inquantum ratio ex multis colligit unam et simplicem ueritatem ; et rursum intellectualis consideratio est principum rationalis secundum uiam compositionis uel inuentionis inquantum intellectus in uno multitudinem compreendit. Illa ergo consideratio que est terminus totius humanae ratiocinationis, maxime est intellectualis consideratio ».

28 Voir La consolation de la Philosophie, IV, ch. 6 (trad. J. Y. Guillaumin, Les Belles-Lettres, Paris, 2002, p. 115-116) : « (…) la Providence, c’est la raison divine elle-même, constituée en suprême et universelle maîtresse, qui dispose toutes choses ; le Destin, c’est une disposition inhérente aux choses changeantes, par l’intermédiaire de laquelle la providence insère toutes choses à leur place dans son tissu ordonné […] En effet comme l’artisan conçoit d’abord la forme de ce qu’il va faire et passe ensuite à sa réalisation, c’est à dire conduit à travers tout le cours du temps ce qu’il avait  prévu en une seule fois et en un instant, ainsi, Dieu par la Providence dispose en une seule fois et de façon immuable ce qui doit être fait, tandis que par le Destin il administre de façon diverse et dans le temps ce qu’il a disposé (…) Ainsi donc, ce qu’est la raison à l’intellect, le devenir à l’être, le temps à l’éternité et le cercle au point médian, l’enchaînement instable du Destin l’est à l’immuable unicité de la Providence ».

29 Sans entrer dans une étude précise de l’emploi de notre adverbe, notons que, souvent, saint Thomas l’emploie pour désigner le mode de la connaissance angélique distincte du mode discursif de l’intelligence humaine ; relevons quelques textes : Q. De uer., q. 9, a. 4, ad 7um : « L’ange connaît toutes les réalités spirituelles, c’est à dire intellectuellement (intellectualiter) ; Q. De uer., q. 11, a. 3, ad 4um : « […] mais l’ange enseigne comme s’il était un agent  équivoque [c’est à dire ayant des effets sur des êtres spécifiquement différents] : lui-même, en effet, connaît intellectuellement [B. Jolliès dans sa traduction rend intellectualiter par : intuition intellectuelle] ; Q. De uer., q. 12, a. 12, arg. 3 : « Ensuite de Jean-Baptiste il est dit en Mt 11, 9 qu’il est un prophète et plus qu’un prophète. Or on le dit parce que le Christ non seulement voit dans une vision intellectuelle (intellectualiter) ou imaginaire, mais qu’il le montre corporellement par le doigt. » ; Ia-IIae, q. 91, a. 2, ad 3um : « Même les animaux irrationnels participent de la raison éternelle selon leur mode, comme la créature rationnelle. Mais parce que la créature rationnelle y participe [il s’agit de la loi éternelle], intellectuellement (intellectualiter) et rationnellement, ainsi la participation de la loi éternelle dans la créature rationnelle est proprement nommée loi ; car la loi est un produit de la raison ». Thomas emploie aussi intellectualiter pour désigner le mode propre de l’intelligence humaine considérée comme faculté, sans la distinction entre l’intellectus et la ratio ; par exemple, en De causis, lect. 8 in fine : « (…) c’est pourquoi, il faut que tout connaissant connaisse chaque chose qu’il connaît selon le mode de sa substance. Par conséquent, comme l’intelligence est cause et effet selon le mode de sa substance, elle sera elle-même comme le terme ou la limite distinguant ou déterminant les réalités supérieures des réalités inférieures, de sorte qu’elle connaît les réalités supérieures selon le mode de sa substance, d’une manière inférieure à ce qu’est la réalité supérieure en elle-même, et les réalités inférieures, elle les connaît d’une manière plus élevée que ce qu’elles sont en elles-mêmes. On doit comprendre ceci de cette manière : le mode de la connaissance est considéré du point de vue du connaissant parce que, même si la cause première est surintellectuelle, l’intelligence ne la connaît pas d’une manière surintellectuelle mais intellectuellement (intellectualiter); de la même manière, bien que les corps soient matériels et sensibles en eux-mêmes, l’intelligence néanmoins ne les connaît pas d’une manière sensible et matérielle mais intellectuellement (intellectualiter). » ; Ia, q. 28, a. 1, ad 4um : « […] l’intellect et la  raison sont bien une réalité, et ils se rapportent réellement à ce qui en procède intellectuellement, de même que la chose corporelle se rapporte réellement à ce qui en procède corporellement ». 

30 In Met. I, l. 2, (44) : « Quiconque en effet connaît l’universel d’une certaine manière, connaît ce qui est compris sous l’universel puisqu’en lui il le connaît ; or toutes choses sont compris dans ce qui est le plus universel, donc, celui qui connaît ce qui est le plus universel, connaît d’une certaine manière toute chose. (Quicumque enim scit universalia, aliquo modo scit ea quae sunt subiecta universalibus, quia scit ea in illa : sed his quae sunt maxime universalia sunt omnia subiecta, ergo ille qui scit maxime universalia, scit quodammodo omnia) ».

31 « (…) rationalis consideratio ad intellectualem terminatur secundum uiam resolutionis ».

32 «  (…) intellectualis consideratio est principium rationalis secundum uiam compositionis uel inuentionis, inquantum intellectus in uno multitudinem compreendit ».

33 « Metaphysica inquantum considerat ens et ea quae consequuntur ipsum ».

34 « (…) inquantum primas rerum causas considerat ». Dans le commentaire du De Trinitate, Thomas indique qu’elle s’appelle ‘philosophie première’ parce qu’elle « distribue les principes à toutes les autres sciences (ipsa largitur principia omnibus aliis scientiis » (q. 6, a. 1, l. 387-388, p. 163), considérant, en effet, ce qu’il y a de plus premier, de plus universel, dans tout être en tant qu’il est être. Elle se nomme métaphysique, parce qu’elle vient après la physique, c’est à dire après la détermination des diverses disciplines : « c’est pourquoi, on l’appelle métaphysique, c’est à dire au-delà de la physique, parce qu’elle arrive après la physique, dans la voie de l’analyse (propter quod dicitur metaphisica quasi transphysicam, quia post phisicam resoluendo occurrit) » (ibid.,l. 393-395).

35 Proème de la Métaphysique : « Dicitur enim scientia divina sive theologia inquantum praedictas substantias considerat ».

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