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Bernard Rousseau

Spinoza ou le refus de la finalité

 

     « Tout philosophe a deux philosophies », a écrit un jour Bergson, « la sienne, et celle de Spinoza »1. L’expérience montre que la cohabitation est difficile, et que face à la seconde, la première en général ne fait pas le poids !

     Baruch Spinoza naît à Amsterdam en 1632, la même année que le peintre Vermeer, dans le quartier juif où vit sa communauté, émigrée du Portugal. Enfant dont le génie est vite décelé par ses proches, il appartient à la tradition des marranes, c'est-à-dire de ces Juifs qui ont accepté une conversion de pure forme au christianisme et ont dès lors fait l'objet d'une double suspicion, tant de leur communauté d'origine, que de leur communauté d'adoption. Quand Descartes quitte la Hollande pour la Suède, en 1650, où il trouvera la mort en donnant, à cinq heures du matin, des cours de philosophie à la reine Christine, Spinoza atteint ses 18 ans et commence à penser par lui-même en prenant des distances par rapport à la Synagogue, dont il a pourtant été l'espoir.

     En 1656, à 24 ans, il se voit solennellement excommunié et échappe de peu à un coup de poignard donné par un coreligionnaire fanatique. Commence alors pour lui la vie solitaire d'un penseur hors normes, ni juif, ni catholique, ni protestant, dans un monde où la vie sociale ne peut se dérouler sans appartenance religieuse. Soutenu par un petit cercle de disciples auxquels il communique prudemment des pensées de moins en moins orthodoxes, Spinoza ne publiera pas son œuvre fondamentale, l'Éthique, qui ne sera éditée qu'en 1677, l'année même de sa mort. Sur le sceau personnel par lequel il cachetait sa correspondance étaient gravées une rose avec des épines (rosa spinosa) ainsi que la devise : caute – méfie-toi, prends garde.

     Un « principe de précaution », dirait-on aujourd'hui, qui a gouverné son existence aussi bien que son œuvre. Un des rares philosophes qui ait travaillé de ses mains pour gagner sa vie, Spinoza a été connu comme un éminent spécialiste de la taille et du polissage des lentilles ; une maladie pulmonaire, aggravée par les poussières de verre qu’il respirait dans son atelier, l'emporte à 44 ans.

     Une vie brève donc, entièrement consacrée à la pensée, à la joie de connaître, sans ascétisme ni misanthropie.

     Quant à l'œuvre, selon l'expression de Pierre Mesnard à propos du Traité théologico-politique, elle est une « bombe à retardement » qui explosera au siècle suivant. Parmi ses effets dévastateurs figure sans doute, en premier lieu, le rejet de toute finalité. Je l’exposerai en m’inspirant d'une confidence de Spinoza à son ami Tschirnhaus :

 

« Le commun des philosophes commence par les choses, Descartes commence par la pensée. Moi, je commence par Dieu »2.

 

     Cet incipit, si révélateur de l’ambition systématisante propre aux philosophes modernes, nous fournira le fil conducteur ainsi que les trois moments de notre réflexion.

 

 

I

 

« Elles ont des yeux et ne voient pas, des oreilles et n'entendent pas »3.

 

     L’accusation biblique contre le culte des idoles n'aurait aucun sens si les yeux n'étaient pas faits pour voir et les oreilles pour entendre. L'exégète ne s'attarde pas à évoquer cette évidence, pas plus que vous ne vous demandez aujourd'hui à quoi peuvent bien servir les ailes de l'oiseau qui vous survole, ou les quatre pattes du cheval qui galope dans le pré.

     Appelons, avec les philosophes, finalité interne ce rapport simple de moyens à fin présupposé par la connaissance du vivant, dont les organes cessent de nous apparaître mystérieux dès que nous en avons saisi la fonction. Comme la cinquième et proverbiale roue du char, la troisième patte du canard nous semble de trop : son inutilité saute aux yeux. Aristote l'a dit une fois pour toutes : « la nature ne fait rien en vain »4. De là à penser qu’elle fait tout pour nous, il n'y a qu'un pas, vite franchi par le bon sens. Une variante nous en est proposée par les cosmologistes contemporains, tel Brandon Carter, sous le nom de principe anthropique. Non seulement l’Univers a les propriétés requises pour rendre possibles des êtres conscients capables de l’observer (version dite faible du principe), mais il existe en vue d’engendrer de tels observateurs (version forte, rejetée d’ailleurs par Carter). L’appellation incontrôlée d’Intelligent Design véhicule pour le grand public une semblable conviction, connotant de surcroît l’idée d’un Créateur.

     Finalité externe, cette fois, qui nous permet de comprendre le rapport entre l'organisme vivant et son milieu. Comme tous les textes traditionnels, les Psaumes en sont d’admirables illustrations, qui déchiffrent dans le livre de la nature convenances et affinités :

 

« La cigogne a son logis dans les cyprès.

Les hautes montagnes sont pour les bouquetins. »5

 

     De tous les philosophes anciens et modernes, Spinoza est certainement celui qui s'est le plus violemment élevé contre l'interprétation finaliste de la nature, sous la double forme que je viens d'évoquer brièvement. Parmi ses lointains précurseurs, les seuls qui échappaient à son mépris, on pourrait mentionner Démocrite ou Épicure, et le courant atomiste que Rémi Brague appelle fort justement « l'autre Grèce »6 et dont les résurgences chez Lucrèce ou Gassendi signalent la permanence dans l'histoire de la pensée. Certains arguments du De natura rerum7, utilisés contre le providentialisme stoïcien, se retrouvent à l’identique sous la plume de Spinoza, mais, il est vrai, dans un contexte totalement nouveau.

     Spinoza écrit au moment même où les sciences de la vie se constituent, en prenant pour modèles explicatifs ceux qui triomphent avec Descartes, Galilée, Huyghens en Physique, en Médecine, en Optique, ou en Astronomie. Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, la vision mécaniste du réel est devenue, en quelques décennies, le regard commun porté sur le monde, dans le temps où l'hégémonie des mathématiques s'exerce sur tous les bons esprits. Avant que l'exemple des boules de billard entrechoquées ne devienne le leitmotiv de l'empirisme, la rencontre de deux corps matériels illustre déjà, à titre de modèle causal, le programme du Mécanisme. Nouveau paradigme, comme le rappelle Thomas Kuhn, qui délaisse les réponses pour modifier les questions, et s’interroge désormais sur la lecture d’un Livre « écrit en caractères mathématiques »8, où la causalité se définit comme la simple relation d’un antécédent à un conséquent : posita causa, ponitur effectus. C’est l’époque où le schéma général des machines simples, tels la poulie ou le levier, se trouve importé en biologie tandis que se répand, avec l’étonnant soutien du bon Père Malebranche, la théorie des animaux-machines (plus de la moitié de la bibliothèque de Spinoza était constituée d'ouvrages de médecine ! ).

     « Tout ce genre de causes, qu'on a coutume de tirer de la fin, n'est d'aucun usage dans les choses naturelles » écrivait Descartes dans la Quatrième méditation9, en ajoutant qu' y avoir recours était « le plus grand vice » d'Aristote (parmi d'autres de moindre importance !). Dressant avant lui un bilan accusateur des philosophes du passé, le chancelier Bacon avait plaisamment présenté les causes finales comme des « vierges consacrées (…) qui n’enfantent rien », attestant ainsi une vérité toujours actuelle : l'ambition technologique et l'idéal contemplatif ont de très anciennes difficultés de couple !

     Spinoza bien entendu s'inscrit dans ce vaste courant mécaniste. Lui qui a commenté les Principes de la philosophie de Descartes (seul ouvrage publié de son vivant sous son nom), il fait sien l'article 28 de la Première partie : « Nous rejetons entièrement de notre philosophie la recherche des causes finales »10. Pourtant, le rejet spinoziste de la finalité naturelle, pour être apparemment comparable à celui de son illustre devancier, n'en est pas moins singulier, si étrangement original qu’il fera lui-même l’objet d’un rejet universel par tout le XVIIe siècle. Son auteur se verra affublé de divers noms d’oiseaux : « impie », « blasphémateur », « chien crevé », etc., qui scandalisent les spinozistes d’aujourd’hui, mais attestent sinon la charité, du moins la perspicacité des ses contemporains !

     Spinoza reprend, dans le sillage de Descartes, le projet d'une réforme de l'entendement (supposé mendax, menteur, comme le montre mieux le titre latin : De intel­lectus emendatione). Parce que « nous avons été enfants, avant que d'être hommes »11, notre esprit est encombré de préjugés, enracinés depuis longtemps, sur lesquels doit s'exercer le doute purificateur des Méditations métaphysiques. Même démarche chez Spinoza, dans cet extraordinaire Appendice, qui conclut la première partie de l'Éthique. Mais chez lui, contrairement à son devancier, rien n'échappera à la critique rationnelle, ni la foi ni les mœurs. Descartes s'attaque violemment à Aristote et fait table rase de la tradition, mais respecte le christianisme « de son roi » et « de sa nourrice »12. S'il rejette les causes finales, c'est qu'elles sont à ses yeux un obstacle à la recherche scientifique, à la connaissance et à la maîtrise de la nature, qui orientent secrètement toute sa philosophie. Pour Spinoza, le but de la philosophie n'est pas le développement de la technoscience, mais l'acquisition de la béatitude qu'il désigne par l'expression déconcertante d’amor intellectualis Dei (amour intellectuel de Dieu) ; et ce but ne peut être atteint sans une opération préalable de purification de l'esprit. Impossible d'aimer Dieu en vérité (« en esprit et en vérité » : fréquentes allusions à s. Jean) si l'on se trompe à son sujet, si l'on méconnaît son essence, bref si l’on reste empêtré dans des erreurs ou des préjugés. Or la racine fondamentale de toutes nos illusions sur Dieu, c'est la croyance en la finalité, qu'il faut extirper en premier lieu.

     Aux yeux de Spinoza, en effet, la croyance à la finalité, à un télos que viserait l'être naturel, comme la flèche se dirigeant sans le savoir vers sa cible, et plus encore l’archer l'ayant décochée consciemment dans ce but, cette croyance est proprement « délirante ». En termes plus modérés et techniquement plus précis, elle constitue une idée inadéquate, c'est-à-dire mutilée et confuse, issue de notre imagination et relevant de la connaissance du premier genre.

     C'est dans l'Appendice de la Première partie de l'Éthique, son maître-ouvrage, Appendice qui tranche sur la froideur des démonstrations précédentes par un ton sarcastique assez surprenant, que l'auteur se livre à une critique impitoyable de cette croyance, ou plus exactement à ce qu'on appellerait aujourd'hui une déconstruction du préjugé finaliste :

« Les hommes supposent communément que toutes les choses naturelles agissent, comme eux-mêmes, en vue d'une fin (…). Ils naissent, ignorants des causes des choses, et tous ont envie de rechercher ce qui leur est utile, ce dont ils ont conscience »13.

 

     La seule forme de causalité, en effet, qui nous soit immédiatement accessible est celle que nous exerçons sur le monde. Si, comme le disait déjà Aristote, vere scire per causas scire – « connaître véritablement, c'est connaître par les causes »14 –, notre ignorance des causes efficientes nous pousse à nous replier sur la quête des causes finales, suscitée par notre expérience pratique, elle-même tissée de nos craintes et de nos souhaits.

 

« Aussi bien, ce qu’on appelle cause finale n’est rien que le désir humain, en tant qu’il est considéré comme le principe ou la cause primordiale d’une chose. Par exemple, lorsque nous disons que l’habitation a été la cause finale de telle ou telle maison, nous n’entendons alors rien d’autre que ceci : un homme (...) a éprouvé le désir de construire une maison »15.

 

     Mais c’est mettre la nature à l’envers que de poser l’antériorité de la fin sur les moyens ! En faisant du désir d’habiter une maison la cause finale de sa construction, au lieu d’y voir une motivation antérieure, donc une cause efficiente, j’inverse l’ordre réel de la causalité et je tombe dans la croyance absurde que le résultat précède ce qui le produit : « ce qui par nature est avant, [cette doctrine] le met après »16.

     Notre philosophe va se livrer, ouvrant la voie à la future généalogie nietzschéenne, à une analyse génétique de l’idée de finalité, au démontage méticuleux d’un consensus multiséculaire, venant d’Aristote et de la théorie des quatre causes. Mais il ne se contente pas de supprimer la cause finale pour conserver les trois autres, il s’intéresse au processus psychologique par lequel nous projetons sur le réel des motivations inconscientes d’elles-mêmes. Nous avons conscience de nos désirs sans être informés de ce qui les détermine, dont la causalité nous échappe. Ignorant cette causalité cachée à nos propres yeux, ces conditionnements mis à jour trois siècles plus tard par la sociologie ou la psychanalyse, nous nous figurons que notre volonté est sans cause, ou plutôt sans autre cause qu’elle-même, et appelons cet état d’indétermi­na­tion : volonté libre, ou libre arbitre. Un acte se trouvera alors justifié par la fin poursuivie par l’agent, et cette explication vaudra dans tous les cas, y compris pour la conduite d’autrui, puis de cet Autre transcendant que les traditions religieuses appellent Dieu. Cette illusion se généralise, et s’applique à la structure de notre corps (« des yeux pour voir »), aux relations réciproques des êtres naturels (« la mer pour nourrir les poissons »), enfin à la totalité de la nature elle-même.

     Ainsi, conscients de nos désirs et ignorants des causes qui nous déterminent, nous sommes victimes à notre insu d'un anthropomorphisme permanent. Tout se passe comme si « la loupe que l’entendement emploie pour examiner la nature devenait un miroir où se reflète seulement l’observateur »17. En termes modernes, nous projetons sur le réel notre subjectivité. Si la pierre que je tiens à la main et que je lâche avait conscience de tomber, elle se croirait libre et adopterait spontanément la théorie aristotélicienne de la chute des graves, s’imaginant rejoindre son lieu naturel. Ce que font les hommes, selon Spinoza : « Dès qu'ils ont connaissance des causes finales, ils se tiennent en repos »18. Comment ne pas penser à la naïve illustration théologique que nous donne de cette illusion le mot souvent cité de saint Augustin : « Tu nous as faits pour Toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose en Toi »19 ?

     Commence alors une vaste et interminable interprétation téléologique de l'univers, conçu (ou plutôt : imaginé) comme un habitat cosmique destiné à l'homme, une sorte de grande maison édifiée à son intention par un architecte divin. La métaphore voltairienne de l'horloge et de son horloger, d'allure pourtant si mécaniste, illustre la même illusion indéracinable : la nature n'est au fond qu'un artéfact, un immense système de moyens mis au service de nos propres fins. Ce schéma finaliste implique un troisième terme, à savoir un ou plusieurs agents, les rectores naturae, dieux des Grecs ou Dieu des Hébreux, doués d'une activité intentionnelle analogue à la nôtre. Comme vous le voyez, la pensée positiviste, en formulant sa « loi des trois états »20, reprendra des voies déjà frayées. L’égocentrisme naïf, et natif, est ainsi au principe de l’explication finaliste des phénomènes naturels (l’expression ne se trouve pas chez Spinoza, mais l’idée y est : seule est requise la compréhension des rapports mathématiquement formulables entre les choses, à l’exclusion de toute intelligibilité herméneutique). Lorsque cet égocentrisme, qui caractérise selon Piaget la mentalité infantile, s’exporte en théologie, il devient anthropomorphisme : « les hommes jugent nécessairement de la nature des choses d’après la leur propre »21. On projette sur la, ou les divinités, le même schéma explicatif ou plus exactement imaginatif, et « les dieux délirent aussi bien que les hommes»22. L’homme a fait Dieu à son image, Spinoza reprend ici d’anciennes formules, dont la première fut lancée par un présocratique, Xénophane de Colophon : « si les lions et les bœufs avaient des mains, et pouvaient peindre comme le font les hommes, ils donneraient aux dieux des corps tout pareils aux leurs »23.

     Il existe cependant des faits d’expérience que cette interprétation finaliste ne peut expliquer : les cataclysmes, calamités, séismes et tsunamis (au siècle suivant, le 1er novembre 1755, le tremblement de terre de Lisbonne fera près de 40 000 victimes, et renouvellera la controverse). D’où un dernier aménagement du système ; devant les aléas de la psychologie divine, les desseins de Dieu sont déclarés impénétrables et la volonté divine devient asylum ignorantiae, le refuge de l’ignorance. La théorie finaliste qui prétendait tout expliquer renonce paradoxalement à toute explication.

     À l'artificialisme enfantin de ses devanciers Spinoza oppose un constat aussi tranquille que subversif : la Nature est l'horizon total de l’Être, l'ensemble de tout ce qui existe, ce en-deçà ou au-delà de quoi il n'y a rien. Si l'on entend par « naturel » ce qui répondrait aux exigences d'une essence, ce en vue de quoi seraient ordonnées les choses en raison de leurs types spécifiques, ce terme ne saurait s'appliquer à rien de ce qui nous entoure, encore moins à nous-mêmes. Mais si l’on veut désigner par là ce qui est donné (datur) dans notre expérience, celle de la pensée comme celle de l'étendue, alors, loin d'en être le bénéficiaire, l'homme apparaît comme un simple fragment de cette nature : « Je pense, dit Spinoza, que les hommes, comme le reste, ne sont qu'une partie de la nature »24. Et d’ajouter prudemment : « J'ignore comment chaque partie de la nature s'accorde avec le Tout »25, modeste remarque qui n'enlève rien à l'affirmation de naturalisme absolu qui la précède. Dès lors que le rapport des parties au Tout s'est substitué à celui des moyens aux fins, tout jugement de valeur est frappé de nullité : il ne saurait y avoir dans la nature, ni beauté ni laideur, ni perfection ni imperfection, autant de qualifications subjectives, et donc relatives à nos goûts, qui nous révèlent non ce que sont les réalités extérieures, mais bien ce que nous sommes. « Nous ne voulons aucune chose parce que nous jugeons qu'elle est bonne ; c'est l'inverse : nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous la voulons »26. Ajoutons à ces couples de relatifs : « ni ordre ni désordre », et « ni bien ni mal », car dans un univers qui ne peut comporter sa propre négation, rien n’est contre nature. Dans le monde spinoziste il n’y a de place ni pour les monstres, ni pour les miracles.

 

II

 

       « La musique est bonne pour le mélancolique, mauvaise pour le désespéré, ni bonne ni mauvaise pour le sourd »27.

 

     Derrière l'humour spinoziste (so british, bien que l'Angleterre ait été le pays européen le moins réceptif à son influence), se profile un des fondements de l'Éthique : la relativité de tout jugement moral, et l'impossibilité d'appuyer quelque appréciation que ce soit sur une valeur transcendante. Comme nous venons de le voir, « les hommes se croient libres », autrement dit : ils ne le sont pas. La négation du libre arbitre et celle de la finalité sont étroitement solidaires, puisque c'est à l'ignorance des déterminations qui nous font agir que nous devons la croyance à notre autonomie, au libre choix de nos fins. Quelques lignes fameuses de Jules Lequier28 expriment admirablement le point de vue que Spinoza n'a cessé de dénoncer comme étant l'illusion suprême – texte d'autant plus étonnant que son auteur commence par exposer cette même illusion, pour en analyser ensuite méthodiquement le mécanisme, demeurant finalement incapable de s'en libérer. Trois moments que nous allons successivement considérer.

 

I. Premier moment : le libre arbitre comme pur enjeu, étant en quelque sorte à lui-même sa propre fin.

 

« Un jour, dans le jardin paternel, au moment de prendre une feuille de charmille, je m’émerveillai tout à coup de me sentir le maître absolu de cette action, tout insignifiante qu’elle était. Faire, ou ne pas faire ! Tous les deux si également en mon pouvoir ! Une même cause, moi, capable au même instant, comme si j’étais double, de deux effets tout à fait opposés ! et, par l’un, ou par l’autre, auteur de quelque chose d’éternel, car quel que fût mon choix, il serait désormais éternellement vrai qu’en ce point de la durée aurait eu lieu ce qu’il m’aurait plu de décider. Je ne suffisais pas à mon étonnement ; je m’éloignais, je revenais, mon cœur battait à coups précipités.

J’allais mettre la main sur la branche, et créer de bonne foi, sans savoir, un mode de l’être, quand je levai les yeux et m’arrêtai à un léger bruit sorti du feuillage. Un oiseau effarouché avait pris la fuite. S’envoler, c’était périr : un épervier qui passait le saisit au milieu des airs. C’est moi qui l’ai livré, me disais-je avec tristesse : le caprice qui m’a fait toucher cette branche, et non pas cette autre, a causé sa mort. »

 

     Comme le voyageur précipité du train en pleine nuit par Lafcadio, dans le roman d’André Gide, l'oiseau est ici livré à la mort, deux conséquences, prévues ou non, d'un même acte gratuit. Faire ou ne pas faire, parler ou se taire, alternative où se déploie notre souveraine liberté d’indifférence si typiquement cartésienne, sinon dans sa valeur, du moins dans son principe.

     Dans la Somme de théologie, saint Thomas propose un choix moins risqué, bien que tout aussi révélateur de notre libre arbitre : « C'est ainsi que nous-mêmes, sans commettre aucun péché, nous pouvons à volonté nous asseoir ou rester debout. »29

 

II Deuxième moment. Voici maintenant le passage que Spinoza aurait pu signer, où s'exprime un nécessitarisme rigoureux :

« Si me sentir souverain dans mon for intérieur, c’était au fond, ne sentir pas ma dépendance ? Si chacune de mes volontés était un effet avant d’être une cause, en sorte que ce choix, ce libre choix, ce choix en apparence aussi libre que le hasard, eût été réellement (n’y ayant point de hasard) la conséquence inévitable d’un choix antérieur, et celui-ci la conséquence d’un autre, et toujours de même, à remonter jusqu’à ces temps dont je n’avais nulle mémoire ? Ce fut dans mon esprit comme l’aube pleine de tristesse d’un jour révélateur. (...) Une seule, une seule idée, partout réverbérée, un seul soleil aux rayons uniformes : cela que j’ai fait était nécessaire. Ceci que je pense est nécessaire. L’absolue nécessité pour quoi que ce soit d’être à l’instant et de la manière qu’il est, avec cette conséquence formidable : le bien et le mal confondus, égaux, fruits nés de la même sève sur la même tige. »30

 

     « Une seule, une seule idée, partout réverbérée » écrit un Lequier devenu soudainement panthéiste : mais c’est l’idée de la Substance précisément, et de l'infinie production de ses modes, sous le double attribut de l'Étendue (« cela que j'ai fait ») et de la Pensée (« ceci que je pense »). « L'aube de ce jour révélateur », pour le citer encore, devrait apporter la joie, et non la tristesse ! Le renoncement à une liberté illusoire, n'est-ce pas la véritable libération ? Joie d'accéder à la connaissance du deuxième genre, en saisissant l'universel nexus causal qui détermine chacun de nos actes aussi bien que chacune de nos idées. « Le Seigneur a mis devant toi l’eau et le feu : étends la main vers ce que tu préfères »31. A coup sûr, le Siracide manque de sagesse, en nous invitant à une vaine délibération... mais nous devinons déjà que la Révélation biblique est destinée à la multitude, et qu’il convient de maintenir, en vue du salut des ignorants, l’apparence du libre choix.

     « Faire ou ne pas faire ? » Réponse de Spinoza : « Les affaires humaines iraient beaucoup mieux s'il était également au pouvoir de l’homme de se taire ou de parler. Mais l'expérience montre assez, et au-delà, que les hommes n'ont rien moins en leur pouvoir que leur langue »32.

 

III. Troisième moment. Jules Lequier n'a pas su se maintenir à la hauteur de sa fulgurante intuition. Le constat typiquement spinoziste de l'équivalence du bien et du mal, par commun défaut de finalité, est aussitôt repoussé avec horreur :

 

« A cette idée, qui révolta tout mon être, je poussai un cri de détresse et d’effroi : la feuille échappa de mes mains, et comme si j’eusse touché l’arbre de la science, je baissai la tête en pleurant. Soudain je la relevai. Ressaisissant la foi en ma liberté par la liberté même, sans raisonnement, sans hésitation, sans autre gage de l’excellence de ma nature que ce témoignage intérieur que se rendait mon âme créée à l’image de Dieu et capable de lui résister, puisqu’elle devait lui obéir, je venais de me dire, dans la sécurité d’une certitude superbe : cela n’est pas, je suis libre »33.

 

     A la lumière de l'Éthique, du « soleil blanc de la Substance » selon la belle métaphore de Romain Rolland, ces dernières lignes nous offrent, dans un raccourci saisissant, l'ensemble de toutes les illusions dont l'humanité est capable et que Spinoza n'a cessé de dénoncer :

  • l'excellence de la nature humaine
  • le témoignage de la conscience
  • âme, image de Dieu
  • Dieu créateur et juge
  • le privilège de la liberté.

 

     Faute de pouvoir, en compagnie de Spinoza, les déconstruire l'une après l'autre, je me bornerai à en signaler la source commune, à savoir le préjugé finaliste.

     Selon Spinoza, toute notre vie mentale, aussi bien affective qu'intellectuelle, est constituée par l'enchaînement rigoureux de nos affects (affectus). Comprendre le mécanisme de cet enchaînement fait l'objet de l'Éthique, qui se veut donc une science conçue et présentée ordine geometrico – « démontrée selon l’ordre géométrique »34. Pourtant si l’auteur écrit son livre en mettant ses pas dans ceux des mathématiciens, ce n’est pas dans le fil de la tradition platonicienne, pour respecter l’interdit qui, dit-on, surmontait le portail de l’Académie : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre »35. Pas davantage dans l’esprit d’une investigation physico-mathématique de la nature, comme le voulaient Galilée36 ou Descartes.

     La pensée mathématique est selon lui la seule discipline susceptible de libérer l’esprit humain de ses préjugés, car excluant radicalement toute finalité. Comprendre l’essence du cercle, ce n’est pas rechercher à quoi il sert, mais comment il est nécessairement produit par la rotation d’un segment de droite autour d’une de ses extrémités. En outre, seule l’expérience, purement intellectuelle, de l’évidence mathématique peut nous aider à comprendre ce qu’est la véritable liberté : non pas hésiter entre deux partis à prendre, mais consentir à la nécessité, en disant oui à l’évidence de la démonstration. C’est là le premier sens de l’« amour intellectuel de Dieu » et de la vraie joie que communique la connaissance du troisième genre.

     On s’étonnera donc moins de lire la déclaration suivante, au tout début de la Troisième partie : « Je considérerai les actions et les appétits humains comme s’il était question de lignes, de plans ou de corps »37. On trouverait, en philosophie politique, une méthodologie toute semblable, à ceci près que l’étude traditionnelle des réalités politiques, fondée sur les valeurs de justice ou de bien commun, fait place, dans le sillage de Machiavel et de Hobbes, à une approche purement météorologique ! Écoutons le Tractatus politicus :

 

« Les sentiments d'amour, de haine, de colère, d'envie (…) n’ont pas été ici considérés comme des défauts de la nature humaine. Ils en sont des manifestations caractéristiques, tout comme la chaleur, le froid, le mauvais temps, la foudre, etc., sont des manifestations de la nature de l’atmosphère. Or, si désagréables que soient parfois les événements physiques, ils n'en sont pas moins nécessaires et n'en ont pas moins leurs causes rigoureuses »38.

 

     Gilles Deleuze, qui a engendré d'innombrables spinozistes à partir des années 1980 à Vincennes, ne cessait de ramener l'Éthique à une éthologie. Dans l'alternative qu'ouvre à tout interprète la célèbre formule Deus sive Natura – Dieu, autrement dit la Nature39 – on peut en effet, plutôt que de diviniser la Nature, choisir de naturaliser Dieu. Dans cet empire, l'homme n'est certes pas un empire à lui tout seul (un « État dans l'État » dit-on aujourd'hui pour dénoncer la suspension des lois communes au profit d'une corporation). Ce que les croyants appellent les « décrets éternels de Dieu », ce sont tout simplement les lois naturelles, et rien ne saurait leur échapper, ni nos colères, ni nos amours, encore moins nos prétendus actes gratuits.

     Résumons en quelques mots cette neutralisation de l’éthique :

 

« Ne pas rire, ne pas se plaindre, ne pas détester, mais comprendre. »40

 

     En évacuant la finalité du monde moral comme il l'avait chassée du monde naturel, Spinoza se veut au service de la vérité comme de la sagesse. Son idéal mathématique (Propositions, Démonstrations, Corollaires, Scolies, sans oublier le CQFD qui conclut rituellement chaque argumentation), cet idéal n’est pas, comme chez Descartes, tourné vers la quantification des phénomènes. Il revendique un langage univoque, universellement communicable, totalement déductif, seul capable de convaincre un lecteur rétif, soupçonneux et surtout rempli d'illusions. Sitôt qu’un tel lecteur accepte de pénétrer dans le monde lumineux des mathématiques « qui s’occupent non des fins, mais seulement des essences et des propriétés des figures »41, il est aisément guéri de sa pathologie finaliste. Il a vu briller de « nouvelles normes de vérité », et perçoit désormais les choses comme les événements sous un nouveau jour, celui de la nécessité. Comment pourrait-il juger les autres, voire se juger lui-même ?

     « Nous voyons, en effet, que la tristesse de perdre quelque bien s'adoucit, sitôt que l'homme qui a perdu ce bien considère qu'il n’aurait pu être conservé d'aucune façon. De même encore nous voyons que personne n'a pitié d'un petit enfant, parce qu'il ne sait pas parler, marcher ni raisonner »42 Ce constat de la nécessité nous délivre des reproches et des plaintes, des regrets ou des remords, de cette fluctuatio animi où nous maintient le jeu de nos affects contraires. La montagne qui engloutit les skieurs sous une avalanche ne l’a pas fait exprès, et nul ne songe à l'accuser. Nos blessures narcissiques les plus douloureuses résultent toujours de cette illusion que les autres l'ont fait exprès, et que nous ne le méritions pas. Vertu méconnue d’un côté, méchanceté intentionnelle de l’autre. Être spinoziste, c’est comprendre (intelligere) que le vice n'est pas à fuir parce qu'il est moralement condamnable, mais parce qu'il est mauvais pour la santé, qu'il nous fait passer à une moindre perfection, restreint notre puissance, bref : affaiblit notre conatus. Comme Taine le disait plaisamment : « le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol ou le sucre. (…) On a beau connaître la composition chimique du vitriol, on n’en verse point dans son thé ! »43

     Le déterminisme nous libère de la culpabilité et de la rancœur comme de l'espérance. « Espérer » dit joliment Comte-Sponville, cité par son ami Luc Ferry, « c'est désirer sans jouir, sans savoir, et sans pouvoir »44 : on ne saurait être plus spinoziste, ni mieux récuser l’exemple paulinien du coureur tendu vers le but à atteindre, image emblématique de la finalité.

 

 

III

 

     J'en arrive maintenant à ce que Claude Bruaire appelait les présupposés implicites de toute philosophie, bien qu'ils fassent l’objet, chez Spinoza, d'une position explicite, dès la Prima pars de sa « Somme athéologique », comme dirait Michel Onfray, intitulée elle aussi : « De Deo ». « Dis-moi en quel Dieu tu crois » aimait à répéter C. Bruaire, « et je te dirai qui tu es » : au fond, « l 'homme est compris comme l'Absolu est conçu »45.

     En situant Spinoza dans le courant mécaniste issu de Descartes, comme je l'ai fait en commençant, une équivoque demeure possible qu'il faut dissiper maintenant. Chez Descartes en effet, le rejet des causes finales est moins ontologique que méthodologique. Autrement dit, il y a de la finalité, mais, en dehors de la Révélation, nous n’en pouvons rien savoir. « Ô abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses décrets sont insondables et ses voies impénétrables ! »46 L'ancien élève du collège de la Flèche a bonne mémoire, et n’a pas oublié son saint Paul ; c'est pourquoi il précise : « Il ne me semble pas que je puisse sans témérité rechercher et entreprendre de découvrir les fins impénétrables de Dieu »47. Bref, pour être impénétrables, ces fins n’en existent pas moins !

     D'ailleurs la théorie mécaniste, appliquée à l'animal comme au corps humain, ne récuse aucunement le finalisme, puisque l'animal-machine suppose un Mécanicien, un Dieu fabricateur.

     « Si le fonctionnement d'une machine s'explique par des relations de pure causalité, la construction d'une machine ne se comprend pas sans finalité », remarque à ce propos Georges Canguilhem48. Reste que les horloges peuvent s'arrêter, les animaux-machines présenter des dysfonctionnements : maladie, vieillesse, mort (en termes cartésiens : usure et panne). La question du mal se profile à l'horizon.

     C'est ici que Spinoza se sépare de Descartes, et rejette radicalement tout finalisme, non plus au plan naturel et humain comme nous l'avons vu précédemment, mais au plan métaphysique – nonobstant le fait que cette distinction, commode pour les besoins de l'exposé, n'aurait guère trouvé grâce à ses yeux).

     Ce que le croyant imagine être des « créatures» de Dieu , le philosophe y voit des modes, autrement dit des affections, des modifications de la Substance. Comment Dieu pourrait-il se créer lui-même ? Son essence demeure éternellement identique, tout en s’exprimant à travers des attributs innombrables, par la diversité infinie de ses modes. Dieu ne « cause » ni ne « crée » les modes, au sens habituel de ces termes, pas plus que le triangle ne « cause » la propriété géométrique que la somme de ses angles intérieurs soit égale à 180° : ses propriétés ne s'ajoutent pas à son essence de l'extérieur, elles en découlent nécessairement. Il s'agit là d'une causalité immanente, et non point transitive.

     La Pensée n'agit pas sur l'Étendue ni inversement, contrairement à l'illusion courante qui s'imagine que notre volonté produit un mouvement dans l'espace et plus généralement que l'âme gouverne le corps. La Pensée exprime la nature comme le fait l'Étendue, chacune étant infinie dans son genre : l'une et l'autre disent la même chose en deux langues différentes. L'unité ontologique de la nature, excluant toute pensée dualiste – exemplairement celle de Descartes, qui juxtapose deux substances – rend possible l'unité du corps et de l'esprit. La cause d'une idée est une autre idée, pas un événement cérébral : le spinozisme n'est pas un matérialisme qui réduirait l'activité psychique à un fonctionnement neuronal, mais une pensée moniste qui conçoit le corps et l'âme comme le recto et le verso d'un même feuillet.

     « L’âme », écrit Spinoza, « est l'idée du corps » c'est-à-dire « l'idée d'une chose singulière existant en acte »49. Plutôt qu’anima, c’est le terme mens qu’il faut employer, car le premier renvoie à une substance, et connote implicitement la croyance religieuse à son immortalité, tandis que le second exprime seulement l'activité d'une connaissance intellectuelle. Il est donc vain de se demander si la sécrétion d'adrénaline provoque l'émotion, ou si c'est l'inverse : seule l'approche psychosomatique restitue à l'organisme son unité.

     On devine les conséquences subversives, au XVIIe siècle, de ce monisme radical, expression technique dont la traduction en termes familiers est aussi simple que révolutionnaire pour les contemporains de Spinoza : il n'existe que ce monde, toute idée d'un au-delà devenant absurde.

     La question religieuse devient typiquement l'exemple du faux problème, puisqu'elle suppose qu'il y a deux termes en rapport : Dieu et le monde, et qu'elle s'interroge sur leurs relations.

     Le spinozisme exorcise en effet toute séparation et toute rupture. Rien ne lui est plus étranger que la distinction cartésienne de l'âme et du corps, de l'entendement et de la volonté, des passions et de la raison. À vrai dire, et c'est là qu’éclate sa singularité, comme celle d'une météorite arrivée sur Terre du fond de l'espace. Spinoza refuse ce qui unit, au-delà de leurs divergences, tous les penseurs occidentaux de la chrétienté comme du judaïsme et de l'islam : la distinction entre Dieu et le monde, l'idée même d'une création. La négation de la finalité se trouve donc au cœur même de cette doctrine, loin d'en être une conséquence secondaire ou marginale.

     Toutes les catégories antérieures de la pensée depuis Platon se trouvent renvoyées au néant, puisque le dualisme platonicien, qui oppose le monde sensible et le monde intelligible, a été son héritage commun. La division de l’Être en deux mondes, reprise en un sens par le christianisme, s’y voit fondée par l’affirmation d’un Dieu transcendant et personnel, concept bien éloigné de celui du divin chez les Grecs. Nous en trouvons une singulière confirmation dans la promesse que la Vierge de Lourdes fait à Bernadette : « Je ne vous promets pas de vous rendre heureuse en ce monde, mais dans l’autre ». À quoi s’oppose tranquillement, sans la violence polémique d’un Nietzsche qui en sera le disciple lointain, la pensée spinoziste du Deus sive Natura. Dans la mesure où ce monde-ci est l’horizon total de l’Être, l’au-delà de ce monde est impensable.

     Le 30 juillet 1881, Nietzsche écrit : « Je suis très étonné, ravi ! J’ai un précurseur, et quel précurseur : Spinoza (…) En cinq points capitaux, je me retrouve dans sa doctrine (...) : il nie l’existence de la liberté ; des fins ; de l’ordre moral du monde ; de l’altruisme ; du mal »50. En se découvrant tardivement un saint Jean-Baptiste, l’Antéchrist avait peut-être parcouru ces lignes :

 

« La Nature n'agit pas en vue d'une fin, car cet Être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature agit avec la même nécessité qu'il existe (…) Ainsi puisqu'il n'existe en vue d'aucune fin, il n’agit non plus en vue d’aucune fin »51.

 

Petit lexique spinoziste :

Nature est le terme le plus immédiatement accessible, à condition de préciser que son acception n'est pas ici celle de l'écologie contemporaine. Il ne s'agit ni de notre environnement, ni même du cosmos, mais de tout ce qui existe, comprenant notre univers physique, notre univers mental, et une infinité d'autres qui nous sont inconnus, mais qu'exige le déploiement de l'infinité divine.

Dieu est le terme proprement théologique, que Spinoza ne peut pas ne pas employer à l'époque, qui s’insère dans toute une phraséologie d'apparence religieuse : vertu, piété, salut, vie éternelle, autant de termes qu'il vide avec une méthodique prudence de leur signification traditionnelle52.

Substance est le terme approprié, à condition d'en poser à la fois l'unicité, l'infinité et l'éternité. « J'entends par Dieu un être absolument infini, c'est-à-dire une substance consistant en une infinité d'attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie »53.

La substance n’est déterminée que par elle-même, c’est d’ailleurs en quoi elle est totalement libre. Comment pourrait-elle agir en vue d’une fin, supposée autre qu’elle-même, sans être déterminée de façon extrinsèque et donc devenir en quelque sorte dépendante ? « Si Dieu agit en vue d’une fin », écrit Spinoza, « il désire nécessairement quelque chose dont il est privé »54. Comment un état de privation – de manque, par conséquent – serait-il compatible avec la plénitude divine ? Projetée en Dieu, la thèse finaliste manifeste au grand jour son auto-contradiction.

L’univers, si l’on donne à ce mot son acception panenthéiste, ne comporte aucune place pour la contingence, ni pour la possibilité : les choses singulières qui existent – chacun de nous, par exemple, à titre de mode fini de la Substance – sont nécessaires, et celles qui n’existent pas sont impossibles : « Les choses n’ont pu être produites par Dieu autrement qu'elle ne l'ont été, ni dans un autre ordre. »55

 

Conclusion

     Ce n’est pas le moindre des paradoxes du spinozisme que d’avoir été la plus antifinaliste des philosophies, tout en se présentant comme un chemin menant vers un but, une voie difficile, via per ardua56, sur laquelle il faut cheminer à pas lents, lento gradu57.

     « Je veux diriger toutes les sciences vers une seule fin », dit Spinoza dans le Traité de la Réforme de l’Entendement, « arriver à la perfection humaine suprême »58. Concession de langage, répondrait sans doute le philosophe, devant notre étonnement.

     Le spinozisme, pensée écrite du point de vue de la Substance – car « l’esprit humain possède une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu »59 – prétend échapper par là-même à tout point de vue, et transcender ses propres conditions d’élaboration. Ferdinand Alquié, qui s’est plongé dans Spinoza avec autant de patience érudite qu’il en avait consacré à Descartes, a rassemblé dans un livre courageux (Le rationalisme de Spinoza) le faisceau de ses perplexités, en avouant que le cœur de la doctrine lui paraissait philosophiquement inintelligible, à commencer par cet oxymore, « l’amour intellectuel de Dieu ».

     « On n’a jamais fini de discuter avec ce diable d’homme », aimait à dire Stanislas Breton. De ce diable, je me suis fait en quelque sorte l’avocat, sans oublier que Spinoza ne parle du Diable qu’une seule fois dans toute son œuvre, pour le renvoyer au néant d’où l’imagination humaine n’aurait jamais dû le faire sortir. Sa consistance lui semble comparable à celle d’un cercle carré, ou, pour prendre l’exemple favori de notre auteur, d’une « mouche infinie » – le cauchemar des zoophobes !

     La puissance de séduction du spinozisme n’a jamais cessé de s’exercer, depuis le XVIIIe siècle où l’on se murmurait au café Procope, à Paris, craignant la censure : « Avez-vous lu Monsieur de l’Être ? », jusqu’à l’idéalisme allemand postkantien. L’homme « ivre de Dieu » célébré par le poète romantique Novalis le sera ensuite par Fichte, Jacobi, Schelling, Hegel, selon qui « un philosophe authentique commence toujours par être spinoziste »60. Beaucoup finissent, hélas, par le rester, et l’influence d’un Alain ou d’un Brunschvicg sur des générations d’étudiants, futurs professeurs de spinozisme, ne saurait être surestimée. Aucun des trois maîtres du soupçon que furent Marx, Nietzsche, et Freud, n’a manqué de s’y référer. Le premier, en recopiant pieusement de sa main des textes entiers de Spinoza ; le second, nous l’avons vu, en y reconnaissant son précurseur ; le troisième, en déclarant que la psychanalyse avait été conçue dans le même climat intellectuel que celui de l’Éthique. Einstein y voyait l’expression de sa propre pensée, et bien des scientifiques contemporains après lui, Jean-Pierre Changeux entre autres.

     Or ce qui réunit disciples, admirateurs ou sympathisants autour de Spinoza (je pense aux sites internet tels que Spinoza et nous ou Association des Amis de Spinoza), ce n’est pas l’amour de Dieu, fût-il intellectuel, mais avant tout l’antihumanisme et l’antifinalisme qu’il implique, le nettoyage par le vide de toutes les catégories de la pensée classique. Le spinozisme est la philosophie de l’immanence la plus radicale, et c’est à ce titre que la nébuleuse écologiste peut y chercher son centre de gravité : l’homme, « simple partie de la nature » disait Spinoza, n’est qu’une « espèce animale parmi d’autres » dit-on aujourd’hui, en reprenant un même schéma inclusif. Mode fini de la Substance ou poussière d’étoiles, le langage poétique dissimule à peine un identique refus, celui de la généalogie spirituelle et de la finalité.

     « Oui ou non, la vie humaine a-t-elle un sens, et l’homme a-t-il une destinée ? » demandait Maurice Blondel61. En répondant négativement à cette question, beaucoup de nos contemporains, selon le mot prophétique d’Heinrich Heine, « regardent, sans le savoir peut-être, à travers des lentilles que Spinoza a polies ».

 

Bernard Rousseau

 

Ouvrages consultés :

  • Ferdinand, Le rationalisme de Spinoza, Paris puf 1891.
  • Jean-Pierre et Ricoeur Paul, Ce qui nous fait penser, Paris O. Jacob 1998.
  • Victor, Le problème moral dans la philosophie de Spinoza, Paris F. Alcan 1893.
  • Gilles, Spinoza, philosophie pratique, Paris Éd. de Minuit 1991.
  • Colas, La finalité dans la nature, de Descartes à Kant, Paris puf 1996.
  • Luc, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, Paris Grasset 2002.
  • Paul, La crise de la conscience européenne 1680-1715 (1935), Paris Livre de Poche 1994.
  • Robert, Spinoza, Paris Seghers 1964.
  • Charles, Spinoza : Nature, naturalisme, naturation, P. U. Bordeaux 2011.
  • Paul, Spinoza et le panthéisme religieux, Paris D.D.B. 1950.
  • Leo, La persécution et l’art d’écrire, Paris Éd. de l’Éclat 2003.
  • Ariel, Spinoza pas à pas, Paris Ellipses 2011.
  • Bernard, Etre heureux avec Spinoza, Paris Eyrolles 2008.
  • Y., Spinoza et autres hérétiques, Paris Seuil 1991.

 

1 Lettre à Léon Brunschvig, 22 février 1927.

2 G. FRIEDMANN, Leibniz et Spinoza, Paris Gallimard 1962, p.73.

3 Ps 115, 5-6.

4 Aristote, Du Ciel, L. I, ch.4, 271a.

5 Ps 104, 17-18.

6 R. BRAGUE, La sagesse du monde, Paris Fayard 1999, p.49.

7 Lucrèce, De la nature, Chant IV, v.823-842, Paris Garnier Flammarion 1964, p.139.

8 GALILÉE, L’essayeur.

9 Descartes, Méditations métaphysiques, dans Œuvres et lettres, Paris Gallimard La Pléiade 1953, p.303.

10 Descartes, Principes de la philosophie, dans Œuvres et lettres, p.583.

11 Op. cit., I, 1, p.571.

12 Charles ADAM, Vie de Descartes, dans O.C., t.XII, p.345.

13 Spinoza, Éthique, I, Appendice, dans Œuvres complètes, trad. R. Caillois, M. Francès, R Misrahi, Paris Gallimard La Pléiade 1955, p.347.

14 Aristote, Seconds Analytiques, 71 b 9-10, tr. fr. Jules Tricot, Paris Vrin 1966, p.9.

15 Spinoza, op. cit., IV, Préface, p.488.

16 Op. cit., I, Appendice, p.349.

17 Colas Duflo, La finalité dans la nature, de Descartes à Kant, Paris puf 1996, p.19.

18 Spinoza, op. cit., I, Appendice, p.347.

19 AUGUSTIN D’HIPPONE, Confessions, L. I, ch.1.

20 Auguste COMTE, Cours de philosophie positive.

21 Spinoza, op.cit., I, Appendice, p.348.

22 Ibid.

23 Les penseurs grecs avant Socrate, Paris Garnier-Flammarion 1964, p.64.

24 Spinoza, Lettre à Oldenburg, O.C., p.1175.

25 Ibid.

26 Spinoza, Éthique, III, Prop. IX, O.C., p.423.

27 Op. cit., IV, Préface, O.C., p.489.

28 Jules Lequier, Œuvres complètes, Neufchâtel Éd. de La Baconnière 1952, p.14-17.

29 Somme de théologie, Ia, q. 19, a. 10, tr. fr. Paris Cerf  1990.

30 Jules Lequier, ibid.

31 Si 15, 15-20.

32 Spinoza, op. cit., III, Prop. 2, Scolie, O.C., p.417.

33 Jules Lequier, ibid.

34 Sous-titre de l’œuvre.

35 Mèdeïs agéômétrètos eïsitô mou tèn stégèn. Littéralement : que nul ne pénètre sous mon toit s’il n’a pas été formé à la géométrie.

36 Le déchiffrage de l’écriture mathématique de l’univers naturel était pour lui le moyen de vérifier comment le Créateur avait tout fait « avec nombre, poids, et mesure » (Sg 11, 20).

37 Spinoza, op. cit., III, Préface, O.C., p.412.

38 Id., Traité de l’autorité politique, ch.1, § 4, O.C., p.920.

39 Id., op. cit., IV, Prop. 4, O.C., p.494.

40 Id., Traité de l’autorité politique, O.C., p.920.

41 Id., Éthique, I, Appendice, O.C., p.349.

42 Id., op. cit., V, Prop. 6, Scolie, O.C., p.570.

43 H. Taine, Histoire de la littérature anglaise, t. I, Paris Hachette 1863, p.15.

44 André Comte-Sponville, ‘Du désespoir à l’amour’, dans Autre temps, Cahier n° 41, p.38.

45 C. Bruaire, Philosophie du corps, Paris Seuil 1968, p.10.

46 Rm 11, 33.

47 Descartes, Méditations métaphysiques, 4ème Méditation, O.C., p.303.

48 G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris Vrin 1967, p.114.

49 Spinoza, op. cit., II, Prop. 11, O.C., p.365.

50 Nietzsche, Lettre à Overbeck du 30 juillet 1881, cité dans Le Magazine Littéraire, n° 370, ‘Spinoza’.

51 Spinoza, op. cit., IV, Préface, O.C., p.488.

52 Je fais confiance sur ce point aux grands interprètes juifs du spinozisme : Robert Misrahi, Leo Strauss, Yirmiyahu Yovel, qui s’accordent à souligner chez notre auteur l’art du double langage.

53 Spinoza, op. cit., I, Déf. 6, O.C., p.310.

54 Op. cit., I, Appendice, O.C., p.350.

55 Op. cit, I, Prop. 33, O.C., p.341.

56 Op. cit, V, Dernier scolie, O.C., p.596.

57 Op. cit, II, Prop. 11, Corollaire, O.C., p.366.

58 Id., Traité de la réforme de l’entendement, O.C., p.106.

59 Id., Éthique, II, Prop. 47, O.C., p.401.

60 Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. VI, Paris Vrin, p.1454.

61 Blondel, L’Action (1893), Paris puf 1993, p.VII.

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