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Jean-Baptiste Échivard 4

Et si tout était bien une question de méthode ? 1

 

1. De quelques ‘méthodes’ de  la raison

-  Descartes

Le mot ‘méthode’ évoque tout de suite, bien évidemment, le fameux texte de Descartes le Discours de la méthode, titre en lui-même incomplet puisqu’il y faut ajouter : « pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. »

Ce texte, il faut le rappeler, sert de préface2 à des essais scientifiques sur la Géométrie, la Dioptrique et les Météores. Nous le savons, il y décrit l’histoire de son esprit, en particulier les raisons qui l’ont amené à fonder la philosophie sur d’autres bases que celles sur lesquelles s’appuyaient la ‘scolastique’ ; nous le savons, il y établit quatre ‘règles’3 qu’il avait l’habitude d’appliquer pour la découverte de la vérité dans les sciences. Il précise, en effet, dans une lettre du 27 avril 1637 que cette ‘méthode’ «s’étend à tout », y compris à la métaphysique :

     Je propose une méthode générale […] je tâche d’en donner des preuves par les trois traités suivants que je joins au discours. Pour montrer que cette méthode s’étend à tout, j’ai inséré brièvement quelque chose de métaphysique, de physique, et de médecine dans le premier discours. 

 

            Physique, optique, médecine, métaphysique… toutes ces sciences peuvent ainsi être unifiées par l’emploi de ces règles qui uniformisent et donc simplifient toutes les activités rationnelles. Elles sont comme un mode d’emploi de la raison qui uniformise toutes ses activités ; ce qui est laisser sous-entendre qu’il ne faut pas chercher, dans les différentes sciences, une diversité d’approches selon la diversité même de leurs objets, mais qu’il faut au contraire, se débarrasser de cette diversité pour chercher ce fond commun à toutes les activités de la raison :

Ainsi, faisant une comparaison fausse entre les sciences, qui résident tout entières dans la connaissance qu’a l’esprit, et les arts, qui requièrent un certain exercice et une certaine disposition du corps, et voyant, par ailleurs, que tous les arts ne sauraient être appris en même temps par le même homme, mais que celui qui n’en cultive qu’un seul devient plus facilement un excellent artiste, parce que les mêmes mains ne peuvent pas se faire  à la culture des champs et au jeu de la cithare, ou à plusieurs travaux de ce genre, aussi aisément qu’à l’un d’eux, ils ont cru qu’il en est de même pour les sciences elles aussi, et, les distinguant les unes des autres selon la diversité de leurs objets, ils ont pensé qu’il faut les cultiver chacune à part, sans s’occuper de toutes les autres. En quoi ils se sont trompés. Car, étant donné que toutes les sciences ne sont rien d’autre que la sagesse humaine, qui demeure toujours une et toujours la même, si différents que soient les objets auxquels elle s’applique, et qui ne reçoit pas plus de changement de ces objets que la lumière du soleil de la variété des choses qu’elle éclaire, il n’est pas besoin d’imposer de bornes à l’esprit : la connaissance d’une vérité ne nous empêche pas en effet d’en découvrir une autre, comme l’exercice d’un art nous empêche d’en apprendre un autre, mais bien plutôt, elle nous aide4

 

Il s’agit par cette uniformité d’établir cette ‘sagesse universelle’ qui s’appuie d’abord et quasiment exclusivement sur la ‘lumière naturelle de la raison’, ou ce ‘bon sens’ qui est, comme le souligne la célèbre première ligne du Discours, « la chose du monde la mieux partagée. » Ces règles sont simples et faciles parce qu’universelles et devant être accessibles à tout homme qui cherche à s’appuyer sur ce bon sens universel :

Par méthode j’entends des règles certaines et faciles, grâce auxquelles tous ceux qui les observent exactement ne supposeront jamais vrai ce qui est faux, et parviendront, sans se fatiguer en efforts inutiles, mais en accroissant progressivement leur science, à la connaissance vraie de tout ce qu’ils peuvent atteindre5

 

            Mais prenons garde : derrière cette bonhomie tranquille, il s’agit de fonder la philosophie sur de nouvelles bases qui remplacent l’ancienne sagesse des anciens.

            L’accent est donc mis sur la raison d’abord et la raison seule6. Sur l’uniformité des activités rationnelles et elle d’abord avant même que l’on s’occupe de réel. La ‘méthode’ est dans la raison en priorité et non dans la nature. D’ailleurs pense-t-on que la méthode soit dans la nature d’abord avant d’être dans la raison ? Ou pense-t-on que si la raison peut agir ‘méthodiquement’ c’est d’abord parce qu’il en est ainsi dans la nature, la raison étant elle-même, sous un certain rapport, une ‘partie’ de la nature, certes éminente et transcendant les réalités matérielles, mais partie tout de même et dépendante, nous le verrons, de l’ensemble de l’univers ?

  •  

Franchissons quelques années et Kant apparaît. Les temps, les lieux, les questions posées, les événements intellectuels, etc. sont différents, ce n’est pas le terme de ‘méthode’ qui apparaît aussi, mais celui de ‘conditions a priori de possibilité de la connaissance’ : il faut les déterminer avant de connaître et pour connaître. Celles-ci limitent la connaissance que l’on peut avoir du réel. Elles sont comme des structures à travers lesquelles nous regarderions le réel, des lunettes par exemple, que nous devrions toujours mettre pour connaître ce que nos yeux, myopes par nature, ne peuvent voir par eux-mêmes. Imaginez un savant qui, avant d’entrer dans son laboratoire, chausse des lunettes pour voir ce que les instruments de mesure lui permettent de voir des expériences qu’il va faire, ne pouvant ne voir que ce qu’elles lui permettent de voir : c’est exactement ce que permet pour la connaissance – et en particulier la connaissance métaphysique – cette détermination des conditions a priori de la connaissance. Il s’agit toujours de la raison, et de la raison seule, dont on cherche les lois du comportement, exactement comme un savant cherche les lois du comportement de la matière ; une raison connue antérieurement au réel et sans lui, qui est limitée dans ses capacités par ces conditions a priori :

On a admis jusqu’ici que toutes nos connaissances devaient se régler sur les objets ; mais, dans cette hypothèse, tous nos efforts pour établir à l’égard de ces objets quelque jugement a priori et par concept qui étendît notre connaissance n’ont abouti à rien. Que l’on cherche donc une fois si nous ne serions pas plus heureux dans les problèmes de la métaphysique, en supposant que les objets se règlent sur notre connaissance ce qui s’accorde déjà mieux avec ce que nous désirons démontrer, à savoir la possibilité d’une connaissance a priori de ces objets qui établissent quelque chose à leur égard, avant même qu’ils nous soient donnés7.

 

            C’est toujours la raison avant et sans la réalité.

  •  

Sautons encore quelques années, et nous trouvons Hegel. On ne parle pas de ‘méthode’ explicitement, ou de ‘conditions a priori de possibilité de la connaissance’ antérieures à l’expérience que l’on fait du réel et la rendant possible, mais de ‘l’esprit’ qui prend conscience de lui-même, par les diverses formes historiques qu’il traverse, et en particulier dans la contradiction, le malheur, les heurts et les révolutions. L’esprit, la conscience sont plus réels que le réel lui-même puisque c’est par l’esprit que nous pouvons affirmer des vérités. Sans l’esprit pas de vérité ; la vérité est plus vraie dans l’esprit qu’elle ne l’est dans la réalité. L’Absolu est plus du côté de l’esprit que présent dans la nature ; autrement dit le réel est plus dans le rationnel rendu présent dans l’esprit que dans le réel extra mental, extérieur à l’esprit :

[…] la Raison – nous pouvons ici nous en tenir à ce terme sans insister davantage sur la relation à Dieu – est sa substance, la puissance infinie, la matière infinie de toute vie naturelle ou spirituelle, - et aussi la forme infinie la réalisation de son propre contenu. Elle est la substance c’est-à-dire ce par quoi et en quoi toute réalité trouve son être et sa consistance. Elle est l’infinie puissance : elle n’est pas impuissante au point de n’être qu’un idéal, un simple devoir-être, qui n’existerait pas dans la réalité, mais se trouverait, on ne sait où, par exemple dans la tête de quelques hommes. Elle est le contenu infini, tout ce qui est essentiel et vrai, et contient sa propre matière qu’elle donne à élaborer à sa propre activité. Car elle n’a pas besoin, comme l’acte fini, de matériaux externes et de moyens donnés, pour fournir à son activité aliments et objets. Elle se nourrit d’elle-même. Elle est pour elle-même la matière qu’elle travaille. Elle est sa propre présupposition et sa fin est la fin absolue (c’est nous qui soulignons). De même elle réalise elle-même sa finalité et la fait passer de l’intérieur à l’extérieur non seulement dans l’univers naturel, mais encore dans l’univers spirituel – dans l’histoire universelle. L’Idée est le vrai, l’éternel, la puissance absolue8

 

            L’affirmation est évidemment importante : l’esprit, la raison, tel est comme le vivant parfait ; comme tout vivant se définit par une capacité de se mouvoir par soi-même, de se développer par un principe interne, qui est l’âme, principe d’unité et de vie de chaque organe, de chaque fonction rendue possible par celui-ci, la Raison se développe en se fondant sur elle-même, en tirant de son propre fond la nourriture nécessaire à son alimentation et à sa croissance…la raison n’a ainsi besoin que d’elle-même pour se développer et atteindre sa fin. Elle est à elle-même l’âme qui rend possible le développement vers sa finalité, c’est-à-dire l’accession à la vérité.

            Ces trois exemples sont tirés des trois philosophies sans doute les plus importantes de la philosophie moderne. Ils déterminent chacun un chemin, un esprit, une manière différente de penser, mais ils ont un point commun : la ‘méthode’ c’est d’abord celle de la raison ; il faut la déterminer antérieurement à tout et sans aucune référence à la réalité dont on pourrait dépendre. Le réel, au fond, c’est d’abord celui de la raison, plus réelle, plus vraie que le réel sensible lui-même.

  • L’antériorité de la volonté

Et en même temps, parallèlement à cette attitude, on insistera sur la toute-puissance de la volonté. Car parce que je doute, je me découvre comme ayant la toute-puissance de suspendre, quand je le décide, mon jugement sur ce qui m’apparaît comme douteux, incertain :

J’avais, dès longtemps, remarqué que pour les mœurs il est besoin quelquefois de suivre les opinions qu’on sait être fort incertain, tout de même que si elles étaient indubitables, ainsi qu’il a été dit ci-dessus : mais pour ce qu’alors  je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu’il fallait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne reste point après cela quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable9

 

            La volonté se découvre ainsi d’abord comme une capacité d’autonomie, d’indépendance ; une capacité de mettre la raison en situation de douter de l’existence de la réalité. Je ne dépends pas d’abord du réel, mais d’une décision que je prends volontairement de suspendre mon jugement sur lui. Je doute, parce que je veux suspendre mon jugement, donc je suis. Je doute, j’ai la puissance de suspendre mon jugement quand il m’apparaît que je ne suis pas dans la certitude ; la puissance de me laisser guider par les ‘lumières’ de ma raison d’abord et essentiellement, indépendamment de l’existence du réel.

De ce fait, il y a dans ma volonté éclairée par ma raison, dans ma raison déterminée par la volonté de juger ce qui me semble vrai, une capacité de libération vis-à-vis de tous les préjugés reçus, acceptés, formulés par d’autres que moi ; une capacité d’autonomie aussi par rapport à la réalité. Et c’est par là qu’on se découvre être libre. Si l’on y prend garde, en fait, ce primat de la ‘méthode’, c’est aussi la découverte du primat de la volonté, de la toute-puissance du sujet pensant autonome ou qui se découvre comme tel. Dans un texte fameux, Descartes affirmera cette priorité de la volonté qui, formellement est ce qui en nous nous approche le plus de l’image que nous sommes de Dieu :

Il n’y a que la seule volonté que j’expérimente en moi être si grande que je ne conçois point l’idée d’aucune autre plus ample et plus étendue : en sorte que c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu. Car, encore qu’elle soit incomparablement plus grande dans Dieu, que dans moi, soit à raison de la connaissance et de la puissance, qui s’y trouvant jointes la rendent plus ferme et plus efficace, soit à raison de l’objet, d’autant qu’elle s’étend à infiniment plus de choses ; elle ne me semble pas toutefois plus grande si je la considère formellement et précisément en elle-même. Car elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose ou ne pas la faire (c’est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l’entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que

nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne. 

 

Ce qui signifie que la maturité rationnelle demande de se laisser guider par les seules lumières de sa raison. Autrement dit, cela peut vouloir identifier la liberté à la libération, comme si être libre devait d’abord s’éprouver dans une libération par rapport à toutes formes de dépendances. Kant dira plus tard : « Sapere aude, « Aie le courage de te servir de ton propre entendement » telle est la devise des Lumières’ »11… le courage, au besoin en s’émancipant d’une tutelle, d’une dépendance qui empêche cette autonomie.

            Dans ces conditions, la relation au réel, la dépendance de ma raison par rapport à la réalité extérieure, à tout le cosmos dans son ensemble, n’est pas le premier chemin que l’on pense devoir prendre. Il faut d’abord se découvrir sujet absolu, capable de se donner à soi-même des règles de pensée, pour, ensuite, regarder le réel. Entendons-nous bien. Il est évident que la réalité est présente pour nos auteurs, que l’on peut l’admirer, reconnaître sa beauté, son utilité et sa profondeur., mais les ‘lumières’ demeurent d’abord celles de la raison, de ses possibilités, des connaissances qu’elle procure et donc du bonheur que, par elle-même, elle est capable de donner. Le réel, au fond est là pour faire admirer les possibilités que la raison peut avoir sur lui12.

La question se pose : veut-on vraiment dépendre d’un réel, c’est-à-dire d’un univers considéré comme d’un bien donné à l’homme ?

Certes, personne n’en disconvient, l’homme domine la nature, il en est l’être le plus complexe et celui dont les potentialités sont les plus riches pour être à la source d’une série indéfinie d’actes, d’œuvres aux multiples aspects. Il peut avoir sur la nature une autorité réelle, il sait l’utiliser pour ses propres fins. Mais nous savons bien que la question principale de l’autorité politique est celle de ce qu’elle veut réellement pour ceux qui lui sont soumis. Avoir une autorité sur…c’est avoir une responsabilité de…et donc connaître suffisamment ceux dont elle a la charge pour qu’ils puissent développer le mieux possible leurs potentialités réelles afin de mieux servir l’ensemble de la communauté dont cette autorité a la charge. Si la supériorité est servie par la volonté de puissance et de domination sans bornes, il est à craindre qu’il ne s’instaure comme une coupure entre l’autorité et les personnes qui lui sont soumises. Cette distance deviendrait alors vite source de conflits. N’est-ce pas un petit peu ce qui se passe dans les rapports de l’homme et du réel ? Si l’on déclare la raison (et la volonté qui la suscite) uniquement sujet absolu, autonome et indépendant, qui ne reçoit ses règles que de lui-même et qui s’évertue à nier en lui toute passivité, pour ne pas risquer de dépendre et d’obéir, il est à craindre que le réel lui-même ne lui rappelle qu’il existe, qu’il a son ordre propre dont elle dépend, que l’univers est fait d’une multiplicité étonnante d’êtres, qui sont capables d’une complexité incroyable d’actions, de propriétés diverses en interrelation permanente les unes avec les autres. Le réel, finalement, ne risque-t-il pas d’être regardé comme un ‘autre’, celui à la puissance duquel l’autorité doit s’affronter ? C’est donc en termes d’affrontement, de rivalité que l’on posera la question de la relation du réel et de la raison.

            Car le réel lui-même peut s’affronter au le sujet pensant : le réchauffement climatique et ses conséquences sur la fonte des glaciers et la montée des niveaux marins, les catastrophes naturelles telles que les cyclones, les tempêtes, les tsunamis, les raz-de-marée, les pluies torrentielles, la sécheresse ou bien la désertification, la déforestation, l’extinction d’espèces animales ou végétales, la pollution sous diverses formes : autant de signes nous indiquant que, dans ce combat entre le réel et le sujet pensant, c’est le réel qui devient le plus fort. Au moins, le sujet pensant est-il peut-être contraint de s’apercevoir d’une grande dépendance par rapport à la nature, au réel, à l’univers entier au lieu de s’imaginer une toute-puissance absolue capable de maîtriser tous les événements. Le mérite de la crise écologique contemporaine n’est-il pas, dans ces conditions, de nous faire comprendre que sans le réel, l’homme ne peut rien faire, qu’il y a un ordre dans la nature auquel l’homme ne peut pas se rendre tout à fait indépendant pour penser, pour exister et pour agir. Sous ce rapport ne faut-il pas justement être ‘passif’, n’en déplaise à Kant ? C’est-à-dire d’abord recevoir de la nature toute la sagesse qu’elle contient dans l’ensemble des êtres qui la composent ?

 

2. La ‘méthode’ dans la nature

Cela voudrait-il dire qu’il faille abandonner l’idée même de ‘méthode’ ? N’y aurait-il pas pour la philosophie d’autres chemins possibles pour éviter cette solitude du sujet pensant qui marche sur des chemins qui ne mènent nulle part sinon à un nihilisme de révolte ou à la peur de la toute-puissance de la nature manifestée par toutes ses capacités de catastrophes en tous genres ?

Mais peut-être faut-il aussi une conversion de l’intelligence philosophique. Celle justement qui accepte la passivité, la dépendance, l’obéissance au réel que l’on s’efforce de connaître. Encore faut-il, évidemment, savoir ce que l’on peut mettre sous ce terme de ‘passivité’…

            Il s’agit, en l’occurrence, de ‘méthode’…

            Seulement, ce qui change, c’est que la méthode ce n’est pas dans la raison seule et pour elle seule et par elle seule que nous la trouvons et la déterminons. La méthode c’est d’abord dans la nature que nous la trouvons ; elle est dans la nature, dans la réalité, dans l’univers lui-même avant d’être dans la raison : j’apprends de la nature ce que doit être la méthode pour la raison ; c’est la méthode qui est dans la nature qui m’apprend la méthode pour bien penser.

            Ce qui n’est pas la même chose !

« L’art imite la nature », dit une fameuse affirmation d’Aristote, c’est-à-dire que la raison procède comme procède la nature :

Par exemple, si une maison était chose engendrée par nature, elle serait produite de la façon dont l’art en réalité la produit ; au contraire si les choses naturelles n’étaient pas produites par la nature seulement, mais aussi par l’art, elles seraient produites par l’art de la même manière qu’elles le sont par la nature13

 

            Quelques exemples14 suffiront sans doute pour illustrer ce principe :

En matière de manipulation des fluides, la piqûre du moustique reste le chef-d’œuvre le plus  admirable. La trompe de l’insecte femelle est pourvue d’un double micro-scalpel garni de petites dents qui fore, en vibrant à grande vitesse, un canal dans la peau. Puis une minuscule aiguille pénètre dans un petit vaisseau sanguin. Dame moustique injecte quelques gouttes de salive qui empêche le sang de coaguler et anesthésie la peau pendant l’opération. N’est-ce pas plus perfectionnée que notre seringue ? 

 

Loucher vers la nature pour y glaner quelque idée d’invention n’est pas une attitude radicalement nouvelle. Le grand naturaliste René Antoine de Réaumur consacra une bonne partie de son existence à l’étude des mœurs des insectes. Il remarqua que les guêpes confectionnaient leur nid à l’aide de fibres de bois mêlées de salive, dont elles tiraient  une sorte de carton léger de belle qualité. Prenons exemple sur les guêpes cartonnières, disait-il. Utilisons du bois et non plus chiffon pour fabriquer notre papier : la quantité de vieux linge n’augmente pas, tandis que les besoins en papier s’accroissent sans cesse. Il fallut attendre plus d’un siècle pour que cette sage suggestion fût écoutée. Aujourd’hui le papier pur chiffon est devenu d’une rareté au prix inabordable. La recette des guêpes ; bien meilleur marché, a eu le dessus.

     En 1851, à Londres, sir Joseph Paxton ne rencontra pas ces difficultés pour imposer ses idées. A l’occasion de la première Exposition universelle, il fit ériger dans Hyde Park un gigantesque bâtiment, long d’un demi-kilomètre, fait de poutrelles métalliques et de panneaux de verre, le Crystal Palace. Une architecture révolutionnaire à structure autoportante, utilisant le verre comme matériau de construction et faisant appel à des éléments préfabriqués. Il fallut moins de six mois pour l’achever.

     D’où Joseph Paxton tirait-il ses talents d’innovateur hardi ? De l’observation d’une feuille de nénuphar ! Paxton fut tout d’abord horticulteur et dessinateur de parcs. Au cours de ses activités, il découvrit une espèce de nénuphar géant originaire de Guyane britannique, récemment introduite en Grande-Bretagne, la Victoria regia ! Comme la reine du même nom. Les feuilles flottantes, larges de deux mètres, pouvaient supporter le poids de sa petite-fille de 8 ans ! Le secret de cette étonnante résistance, il le découvrit en découvrant la face immergée : un système de fortes nervures divergeant depuis le centre, s’entrecroisant avec une série de nervures concentriques. Il conçut alors un modèle de toiture vitrée à structure plissée s’appuyant sur un réseau de poutres métalliques assemblées à angle droit, l’ensemble étant monté sur piliers. Les plans de l’architecte avaient été dictés par la nature. 

 

            Hubert Reeves évoquant l’existence de rayons cosmiques souligne combien la nature précède l’homme dans son mode de procéder :

Il existe trois éléments chimiques que les étoiles sont incapables de synthétiser : le lithium, le béryllium et le bore. Leur structure nucléaire très fragile ne résiste pas aux froides températures internes. C’est dans les grands froids de l’espace qu’ils prennent naissance. L’événement a lieu quand un rayon cosmique, naviguant parmi les nuages interstellaires rencontre sur sa route un atome de carbone ou d’oxygène. Sous l’impact, le noyau de l’atome se casse en plusieurs fragments. Ces résidus nucléaires seront, en certains cas, des noyaux de lithium, de béryllium ou de bore. C’est ainsi que ces trois éléments chimiques font leur entrée dans notre univers. Ces événements sont très rares. Ils suffisant pourtant à rendre compte de la très faible abondance de ces éléments dans notre galaxie. Un gramme d’acide borique acheté en pharmacie représente tous les atomes de bore engendrés dans un volume égal à celui du Soleil pendant un milliard d’années. Nous retrouverons les rayons cosmiques en d’autres chapitres de notre narration. Certains d’entre eux prennent naissance au sein des supernovae15. D’autres, nous le savons aujourd’hui, sont accélérés au moment des éruptions solaires. D’autres enfin proviennent d’événements plus énergétiques encore, dans les noyaux actifs de certaines Galaxies, et peut-être dans les quasars16. Dans le domaine des réacteurs nucléaires, comme dans celui des accélérateurs, la Nature a précédé l’homme. Il y a cent ans, on ignorait l’existence même des réactions nucléaires, et a fortiori la possibilité de les provoquer par l’accélération de particules chargées. C’est au milieu du XXème siècle que les humains fabriquent les premiers accélérateurs. Quelques années plus tard, l’astronomie nous apprend que la Nature, depuis longtemps, en connaît les secrets. Elle les réalise dans un style monumental17

 

La maison, par exemple, est un tout aux parties harmonieusement agencées entre elles ; pour être construite elle nécessite, tout comme tout être vivant, des étapes bien précises et progressives et selon l’usage que nous voulons lui donner, celles-ci seront diversement agencées avec des matériaux différents : elle a besoin de fondations, de matériaux proportionnés à son usage, au climat, à la géographie, à la culture du lieu, aux matériaux dont on dispose, etc. Elle est un tout aux parties qui ont des propriétés spécifiques et ont besoin les unes des autres pour les exercer. Ce qui est vrai de la maison l’est aussi pour toute réalité, nous pourrions même dire pour toute partie de la réalité. Tout ceci pour dire que la raison pratique qui construit cette maison a besoin pour le faire de la réalité des matériaux en tous genres qui existent indépendamment d’elle, qui ont leurs caractéristiques propres auxquelles elle doit se soumettre si elle veut arriver à un résultat : que ce soit le bois (et telle espèce précise de bois), la terre, la pierre, l’acier, le béton, ils ont leurs propriétés, ils offrent telles ou telles possibilités différentes selon les finalités que l’on se propose ; que ce soit le climat ou la géographie des lieux, la luminosité, l’environnement proche ou lointain, la raison doit tenir compte de ce qui est, et des propriétés de ce qui est pour réaliser la finalité qu’elle se donne.

            Je suis une partie de l’univers dont je dépends en permanence ; il existe avant moi, il existera après moi aussi d’ailleurs, mais il existe aussi pour moi. Il a sa consistance propre ; il est un tout aux parties distinctes qui interagissent les unes sur les autres en permanence. De l’atome à l’étoile, des étoiles à l’atmosphère, de l’atmosphère à la terre, et dans la terre, les minéraux, les plantes et leurs usages médicaux, pharmaceutiques, odoriférants, les arbres, les torrents et les ruisseaux, toutes les espèces végétales, animales, la mer, le ciel, le soleil, les corpuscules, les cellules vivantes, le code génétique, les éléments chimiques…chaque partie de l’univers est elle-même un tout aux parties distinctes qui interagissent en permanence… Bref ouvrons les yeux : nous sommes d’abord dans le cosmos, un être du cosmos, dépendant de lui pour être et pour agir, pour penser aussi : essayez donc d’avoir conscience de douter sans cerveau ni code génétique, ni lumière ni chaleur ni énergie…  !

            « L’art imite la nature… » , c’est-à-dire qu’il en dépend. Nous ne pouvons vraiment imiter que si nous acceptons d’éprouver une certaine empathie, grâce à laquelle nous pourrons ‘recevoir’ en nous cette réalité que nous voulons imiter ; et cette empathie nous fait prendre conscience de l’existence de l’être que nous voulons imiter. Elle existe devant nous et avant nous, avec son geste, sa caractéristique essentielle qu’il nous faut appréhender pour elle-même. Pour penser cette réalité et à partir d’elle, il faut bien qu’elle existe avant nous, devant  nous.

 

3. De nouvelles règles de la ‘méthode’ ?

- La nouvelle première règle.

Pourquoi, dans ces conditions, ne pourrions-nous tenir notre première règle de la méthode ?

            Pour penser il faut exister.

Il faut prendre conscience que l’être est antérieur à la pensée. D’une part parce que nous avons besoin de l’oxygène, de la lumière, de la terre, du sol (ne serait-ce que pour y reposer les pieds pendant que nous sommes assis à notre table en train de douter que la réalité existe…), d’un cerveau, de neurones, de synapses, d’un système nerveux, d’un rythme cardiaque, d’artères et de veines, d’estomac et de foie, etc ; d’autre part, parce que l’être que j’essaye de connaître et de comprendre existe devant moi avec sa consistance propre, ses parties distinctes, sa forme et ses propriétés particulières précises.

L’être pour ces deux raisons principales est antérieur à la pensée. Sans univers pas de pensée, pas de conscience de penser. Sans matière pas de pensée ! Sans des êtres aux propriétés et caractéristiques propres, pas de pensée non plus ! Cela ne signifie nullement qu’il n’y a que la matière ; mais il y a aussi la matière qui est aussi une cause de l’existence des êtres et de leur durée, sans laquelle nous ne sommes rien et sans laquelle nous ne pouvons rien penser.

Comme le dit Aristote :

Toutes choses sont ordonnées ensemble d’une certaine façon, mais non de la même manière, poisson, oiseaux, plantes ; et le monde n’est pas dans un état tel qu’un être n’a aucune relation avec un autre, mais ils sont en relations mutuelles, car tout est ordonné à une fin. Il en est du monde comme d’une maison où les hommes libres ne sont point assujettis à faire ceci ou cela, suivant l’occasion, mais toutes leurs fonctions ou la plus grande partie, sont réglées18

 

            Affirmer l’antériorité de l’être sur la pensée et la conscience de la pensée ce n’est pas évoquer un être abstrait, vide de sens, général et vague. Mais penser à tous les êtres qui existent, coexistent face à nous…les étoiles, les galaxies, les atomes et les particules, les forces et l’énergie, l’état solide, liquide, gazeux de la matière, les organes des êtres vivants et leurs compositions minutieuses, les plantes et les animaux, les climats et la géographie des sols, la forêt et le désert, la mer ou les montagnes, des lieux, des temps et des saisons, des climats, des paysages marins, montagnards, citadins, ruraux, que sais-je ? Cette densité d’être, ce foisonnement continu d’un univers aux détails précis, ordonnés mais où vivent aussi l’imprévisibilité, le hasard et le désordre, existent devant ma raison en permanence.

            N’est-ce pas le premier chemin que la raison doit prendre pour s’habituer à penser ? Il y a de l’être, des êtres multiples, mouvementés même, en relation incessante les uns avec les autres, les uns pour les autres. Ils subsistent, ils demeurent, ils durent. Ils ont chacun une forme essentielle, caractéristique qui commande des propriétés précises. Et l’homme n’aura jamais fini de les connaître et de les comprendre jusque dans les détails les plus minutieux. Il est bon de penser que la raison n’a pas d’abord pour objet elle-même, mais cette densité ‘mouvementée’ et foisonnante de tous les êtres. Cette harmonie d’ensemble est toujours présente devant elle avant même qu’elle ne puisse la nommer. L’homme est un membre d’une grande famille. La famille –terre. La famille univers. Et elle en dépend. Elle la porte en lui en permanence, tout comme nous portons en nous en permanence nos origines familiales. Cette harmonie qu’est l’univers unifie les êtres et les rend continus les uns aux autres, les uns pour les autres.

            Pour préciser cette continuité et cette unité des êtres du cosmos, nous pourrions distinguer une double continuité.

            Continuité des êtres vivants d’abord.

            Si l’homme est «le centre du cosmos et de l’histoire », il se présente aussi comme un sommet porté par l’ensemble des êtres vivants dont il a besoin pour en être le sommet ! Pour atteindre un sommet, il est nécessaire de passer auparavant par tous les êtres qui y conduisent sans trop vouloir sauter les étapes ; de la même manière, l’homme n’est pas arrivé tout de suite dès le commencement de l’histoire des vivants : il a fallu qu’il soit précédé, annoncé même, avant qu’il puisse exister et penser qu’il existe, récapitulant ainsi l’ensemble des autres êtres vivants. Il est aussi un animal et ce n’est pas manquer à sa dignité que de rappeler cette évidence. Si l’on insiste, à juste titre évidemment, sur la différence entre l’animal et l’homme, il convient aussi de ne pas oublier l’unité réelle qui relie entre eux les êtres vivants :

Comme le dit le Philosophe dans le VIIe Livre de l’Histoire des animaux, la nature passe progressivement des êtres inanimés aux animaux : on trouve d’abord le genre des êtres inanimés avant celui des plantes, lesquelles semblent être animées comparées aux autres êtres, et inanimées par rapport au genre animal. De la même manière on passe, selon un certain ordre continu, des plantes aux animaux19

 

            Continuité de la terre et du ciel ensuite.

            Un vieil adage dit « homo generat hominem et sol…l’homme et le soleil engendrent l’homme. »

            Certes il faisait allusion à une vision cosmologique aujourd’hui dépassée, celle où les corps célestes considérés comme des réalités incorruptibles pouvaient avoir sur le monde sublunaire corruptible une causalité propre. Mais ne peut-on retenir de celui-ci le lien réel, et une certaine forme de causalité des étoiles, de tout l’univers stellaire sur la planète terre et, par elle, sur l’homme ? Une page récente pourrait être finalement comme un commentaire moderne de cet adage ?

Le premier laboratoire de la Nature occupe l’univers tout entier. Il fait intervenir la force nucléaire. Un millième de secondes environ après le début de l’univers, les quarks se combinent trois par trois pour donner des protons et des neutrons (c’est-à-dire les nucléons). C’est, à notre connaissance, le premier chapitre de l’organisation de la matière. À partir de cette synthèse des quarks, les nucléons sont des systèmes organisés.

     Un million d’années plus tard, la force de gravité entre en œuvre. Cette fois, l’univers devient un laboratoire de gravité. La purée universelle se scinde et se fragmente. Ici et là, des espèces de grumeaux se forment. Ce sont les galaxies. Dans ces grumeaux, d’immenses masses de matière se rassemblent, se condensent et donnent naissance aux étoiles.

     La condensation de cette matière provoque un accroissement rapide de sa température. Les étoiles deviennent à leur tour des laboratoires, mais cette fois de physique nucléaire…Ici, protons et neutrons se combinent  pour donner des noyaux atomiques. Ces noyaux formeront plus tard le cœur de tous nos atomes familiers : le carbone, l’azote, l’oxygène, le fer, le cuivre, le plomb, l’or, etc. Il en existe une centaine, dûment répertorié dans tous les livres de physique et de chimie. Au cœur des étoiles, la température atteint des millions, et même des milliards de degrés. Ces températures sont nécessaires pour que les noyaux se forment, et ces noyaux sont nécessaires pour que les molécules de notre corps existent. Voilà en quoi les étoiles et leurs propriétés extravagantes nous concernent. Tous les noyaux des atomes qui nous constituent ont été engendrés au centre d’étoiles mortes (c’est nous qui soulignons) il y a plusieurs milliards d’années, bien avant la naissance du Soleil. Nous sommes en quelque sorte les enfants de ces étoiles »20.

 

Mais retenons de notre adage la certitude du lien qui existe entre la terre et l’univers stellaire. La terre baigne dans une ‘atmosphère’ et celle-ci n’est pas étrangère à l’existence de l’homme et à son agir : les  effets de la lumière du soleil par ces oscillations d’énergie, le rôle de la lune pour les marées, la terre tournant autour d’elle-même et autour du soleil rythmant ainsi le temps humain, mesure du mouvement. Nous savons bien aujourd’hui que l’homme peut, par son irresponsabilité bousculer l’atmosphère et l’atmosphère peut lui rendre en difficultés climatiques ou en déséquilibres géographiques ce que l’homme ne lui a pas donné.

Ne faut-il pas alors s’étonner devant cette unité, cette harmonie essentielle des êtres de l’univers qui portent l’homme et sur laquelle l’homme peut agir, ou agit de toute façon, qu’il le veuille ou non. Et cet étonnement n’est-il pas la condition même de l’interrrogation philosophique. Notre Aristote disait en effet :

 C’est en effet l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l’esprit, puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes importants, tels les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des étoiles, enfin la genèse de l’Univers21

           

  • La nouvelle seconde règle de la ‘méthode’

Pourquoi, dans ces conditions, ne pas donner comme seconde règle de la méthode la règle suivante :

S’étonner du fait que la  nature agit avec méthode. S’étonner devant l’unité, la continuité et les échanges permanents des êtres entre eux ; accueillir aussi la beauté du monde, d’un univers qui est comme une famille dans laquelle, et grâce à laquelle tous les êtres s’accordent et se répondent, dépendants les uns des autres pour exister et durer dans l’existence.

De ce fait, l’intelligence de l’homme dépend de cette intelligence de la nature. La nature agit avec méthode parce que comme le dit aussi Aristote dans une formule célèbre : « la nature ne fait rien en vain »22.

Ce n’est pas éliminer le hasard, le désordre, l’imprévu, les échecs et les ralentissements de toutes sortes qui peuvent priver un être de certaines ou de toutes ses propriétés qui le font exister et durer dans l’existence. Mais Aristote veut montrer que s’il existe des actes, si tel être a telle ou telle propriété qu’il peut mettre en œuvre et qui réponde à un besoin, qui le perfectionne ou perfectionne ou est utile à d'autre êtres, la nature en a donné l’aptitude, puisqu’elle a rendu possible effectivement cette propriété, cet acte, etc. N’est-ce pas dire que s’il y a une aptitude, c’est qu’il y a une inclination, une tendance à réaliser cet acte ? C’est mettre évidemment l’esprit dans la direction de la finalité dans la nature ; ce qui demande une ouverture permanente au réel, à tous les êtres du réel, à leurs parties les plus minimes ou les ensembles les plus élevés, et ceci pour tout être et tout dans tout être, quels que soient cet être :

En toutes les parties de la Nature, il y a des merveilles ; on dit qu’Héraclite, à des visiteurs étrangers qui, l’ayant trouvé se chauffant au feu de sa cuisine, hésitaient à entrer, fit cette remarque : « Entrez, il y a des dieux, entrons sans dégoût dans l’étude de chaque espèce animale ; en chacune il y a de la nature et de la beauté. Ce n’est pas le hasard mais la finalité qui règne dans les œuvres de la nature et à un haut degré ; or, la finalité qui régit la constitution ou la production d’un être est précisément ce qui donne lieu à la beauté23.

 

            Il s’agit ici d’un texte qui s’intéresse aux espèces animales ; mais ne pourrait-on élargir cette affirmation à tous les êtres, à tous leurs mouvements que l’on peut observer dans la nature ? C’est bien dans ce sens que vont tous les traités de ‘philosophie naturelle’ d’Aristote. Il a bien observé les mouvements des corps célestes, et essayé d’en expliquer ‘les causes premières’, le mouvement d’altération, de la génération et de la corruption de tous les êtres en général, l’étude de la Voie lactée, des comètes, des étoiles filantes, de l’atmosphère du monde sublunaire, des séismes, des éclairs, des typhons, des ouragans, du givre, de la rosée, de la grêle (pour retenir quelques thèmes des Météorologiques) ; mais aussi l’étude des espèces végétales et animales, des organes principaux des animaux, de la façon dont ils se comportent ; l’étude d’un point de vue général, du principe qui anime l’ensemble des actes d’un être vivant qui est l’âme, forme du corps, principe de vie, et l’analyse de chacune des facultés de l’être du vivant ; mais aussi la sensation, l’imagination, la mémoire, les rêves, le sommeil, la jeunesse et la vieillesse. Bref, nous aurions tort d’oublier cette ouverture à l’universalité de tous les êtres, à tous les détails qui, observés, peuvent expliquer une aptitude, un acte ou susciter l’interrogation.

            Est-ce à dire qu’il faut oublier que la raison aussi a ses ‘méthodes’ ? Certainement pas.

  • La nouvelle troisième règle de la ‘méthode’.

D’abord une constatation. L’homme est un ‘artiste’.

Expliquons-nous. Nous avons tous appris à tenir une fourchette pour manger, à nouer nos lacets de chaussures, à monter à bicyclette, à nager, à écrire, à lire, à compter, etc. Et à chaque fois, nous l’avons appris par des gestes précis que nous avons répétés, une fois qu’ils nous avaient été ‘enseignés’ jusqu’au jour où, avec joie, nous nous sommes aperçus que nous pouvions accomplir cette activité qui avait demandé tant d’efforts, de répétitions, et de patience, de notre part mais aussi de la part de celui qui nous l’avait ‘enseigné’, en nous montrant le geste, en l’expliquant, en le rendant ‘appétible’ et ‘intelligent’. Nous constatons que nous réussissons ce que nous avions entrepris, et même que nous pouvons nous perfectionner, aller plus loin, plus rapidement aussi dans l’exécution de la tâche, découvrir d’autres gestes, d’autres possibilités qui rendraient plus aisée encore l’activité apprise.

            Ainsi, il y a toujours au principe d’un métier, d’une activité, l’apprentissage d’un ‘mode de procéder’, d’une manière de faire et d’agir déterminé par le but poursuivi et sa réussite. Et il en va de l’intelligence spéculative comme de l’intelligence pratique ; les mathématiques ne sont pas la biologie, la biologie, la physico-chimie, celle-ci l’histoire, l’histoire, la géographie, et la physique l’astronomie. Ce sont des ‘disciplines’ différentes qui, parce que ‘disciplines’ demande que l’intelligence se …‘discipline’ ! Selon l’objet qu’elles ont. On comprend qu’il faille pour la volonté, face aux sentiments, aux passions, une ‘discipline’ de la volonté ; on veut bien admettre qu’il existe des ‘disciplines’ différentes dans les sciences expérimentales de la nature ou dans les sciences humaines. C’est-à-dire des modes de procéder différents pour chaque discipline. On comprend bien que les outils qui travaillent le bois ne sont pas les mêmes que ceux qui travaillent l’acier ou le bronze, que les gestes qui feront d’un apprenti-boulanger un bon boulanger ne sont pas les mêmes que ceux qui  feront d’un apprenti-menuisier un bon menuisier.

Tout cela est clair, évident, simple, comme l’est d’ailleurs aussi le fait qu’il faille apprendre, c’est-à-dire recevoir de celui qui a l’expérience du métier, du geste, de la discipline, des ‘leçons’ qui aident à découvrir tout ce qui sera nécessaire pour bien exécuter les tâches que l’expérience future du travail exigera ; pour, progressivement et graduellement, apprendre, expérimenter soi-même ce qui aura été appris, montré et essayé dans des exercices antérieurs qui préparent le terrain à l’acte effectif, à la tâche dont on aura la responsabilité.

De la même manière, il doit y avoir dans la philosophie également des ‘disciplines’ différentes qui demandent des manières de raisonner, de ‘procéder’ différents. Il existe des ‘mœurs’ dans l’intelligence philosophique comme il y a des mœurs dans la volonté ; et que l’on peut être aussi en philosophie un ‘apprenti’. Et le fait d’être en apprentissage ne supprime en rien la liberté de pensée. Elle éduque cette liberté tout simplement.

N’oublions pas : « l’art imite la nature ». La croissance d’un être vivant dépend du milieu qui le fait vivre et des nourritures qu’il reçoit afin de pouvoir, progressivement et graduellement, c’est-à-dire étapes par étapes, se développer, permettant ainsi que se réalisent toutes ses potentialités présentes dès le commencement de sa vie. Il en est de même pour l’être humain : sa croissance, son développement ne peut que se faire que progressivement et graduellement et a besoin de nourritures appropriées à ce qu’il étudie, ce qu’il fait, ce qu’il veut faire.

« L’art imite la nature » : de même que la nature a voulu que chacun être vivant ait des moyens différents pour se développer et réaliser telle ou telle tâche précise, de même la raison spéculative philosophique veut qu’il y ait des disciplines philosophiques différentes en fonction du but poursuivi et de l’être réel dont on cherche à manifester les causes et les principes.

La troisième règle de la méthode ne serait-elle pas alors celle-ci ?

Que la raison accepte d’être en apprentissage pour se discipliner et, progressivement et graduellement, par des modes de procéder appropriés à chaque objet d’étude, c’est-à-dire à chaque degré d’être étudié, accueillir la réflexion philosophique en termes de ‘disciplines’ reçues de ceux qui ont l’expérience, la science et la compétence suffisantes. Autrement dit, accepter d’être un ‘disciple’ parce qu’il y a des ‘disciplines’ différentes. Accepter, par la répétition d’exercices proportionnés à la fin poursuivie et à l’objet de la science choisie, la lente germination des habitus, dispositions permanentes acquises, qui libèrent toute l’énergie d’amour que l’on veut mettre au service de l’activité choisie, désirée, aimée et poursuivie afin de progresser et de donner ainsi le meilleur de soi-même.

Il faut avoir vu la joie des élèves qui, après des exercices fréquents peu réussis, s’attachent volontairement et régulièrement à d’autres exercices, d’autres devoirs et s’aperçoivent un jour d’un progrès, pour comprendre l’importance de l’acquisition progressive de ces habitus qui disposent de mieux en mieux à réaliser ce que l’on désirait vraiment. C’est vrai pour un travail manuel, une œuvre artistique, une science précise, etc. Il y a toujours dans cette acquisition une étape de maturation où, après des efforts répétés, des exercices d’entraînement, nous nous apercevons d’une plus grande aisance dans le geste, dans l’écriture, dans l’acte réalisé. Un plus grand savoir-faire, une réelle aisance se déclare enfin. C’est un peu comme une libération : le moment d’une plus grande aisance, maîtrise, est arrivé ; nous avons compris, nous savons comment il faut agir, comment il faut procéder, quel chemin de pensée employer. Alors naît une plus grande stabilité, sûreté dans le geste, dans l’action, dans l’œuvre à réaliser, dans la pensée à formuler, dans les questions à poser, dans les raisonnements à employer ou la manière d’interroger le réel. C’est par ces dispositions acquises que peut se libérer une énergie qui se met au service de l’activité choisie. Et ceci dans toutes les activités, qu’elles soient sportives, artistiques, techniques, scientifiques, philosophiques, sociales, etc. Toujours le même écho de la même joie : celle d’éprouver une aisance dans l’activité choisie parce que par la régularité des exercices nous avons pu maîtriser progressivement les gestes, les actes, la manière de penser qui correspond à l’objet d’étude choisi et à la fin poursuivie.

  • Une quatrième nouvelle règle ?

Mais attention au vieillissement et aux ornières ! Aux mauvais plis et aux habitudes mécaniques qui n’ont plus la vitalité créatrice des habitus libérants et stimulants. Péguy nous aura avertis :

Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée. C’est d’avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise âme et même de se faire une mauvaise âme. C’est d’avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse. C’est d’avoir une âme habituée (…) Mais on n’a pas vu mouiller ce qui était verni, on n’a pas vu traverser ce qui était ce qui était imperméable, on n’a pas vu tremper ce qui était imperméable24

 

Peut-être alors pourrions-nous ajouter une quatrième règle :

La ‘méthode’ se rit de la méthode ! Car ce qui compte c’est d’abord l’amour toujours en éveil de la vérité des êtres et de toute la vérité dans tous les êtres avant un mode de procéder, une manière apprise d’interroger le réel. Il faut vraiment vouloir l’interroger.

Certes il faut des exercices répétés. Et avec eux, l’acceptation volontaire d’une certaine aridité, exigence avec soi-même - ascèse même disons le mot -, avant d’atteindre ce moment de maturation qui provoquera la joie d’une disposition stable et ferme dans le geste, l’action, la pensée. Mais le risque de toute répétition n’est-il pas le ‘mécanisme’ et l’idée toute faite, le mode d’emploi tout préparé que nous n’avons plus qu’à appliquer machinalement pour agir, penser, ‘faire’ quelque chose ? Peut-être alors faut-il, dans ces moments monotones où la vie se perd dans le mécanique et la répétition toute faite et sans les renouveaux nécessaires à un progrès et donc une plus grande liberté dans l’action et la pensée, se souvenir du premier étonnement qui a inauguré la mise en pratique de ce qui avait été appris.

Et, pour la philosophie, revenir au premier amour initial qui a inauguré notre quête de vérité. En définitive, garder toujours l’étonnement devant ce réel qui se révèle et se donne à nous dans des richesses insoupçonnées parfois, réelles, surprenantes ou accablantes aussi, favorables en tous cas à des réajustements, des approfondissements, des révisions même. C’est bien la vérité qu’il nous faut aimer où qu’elle soit et quel que soit le penseur qui l’exprime. Le réel dépasse toujours la connaissance que l’on peut en avoir, encore faut-il lui être vraiment attentif. Nous savons très bien qu’une idée n’épuise pas le réel qu’elle cherche à exprimer, qu’il y aura toujours à découvrir, à assimiler, à comprendre et à s’émerveiller. Et rester dans l’étonnement devant ce qui existe et la manière dont chaque chose existe et ne jamais s’arrêter sur une idée pour la répéter par habitude. Être toujours en éveil devant la beauté du monde qui n’a jamais fini de livrer tous ses secrets et apprendre à la recevoir comme un don qui peut nous mettre devant la beauté du Donateur, mais aussi regarder bien en face les causes d’avilissement, de désordre ou d’échecs ou de corruption ou de laideur qui sont pour les êtres, quels qu’ils soient, des semences de mort.

Il reste avec ces quatre règles une dernière question ; et elle est de taille : quelles sont ces grandes dispositions de l’intelligence philosophique que ces cinq règles préparent ?

 

4. Les quatre ‘disciplines’ philosophiques

Chaque être, quel qu’il soit, est un tout aux parties distinctes, l’ordre qui existe entre les parties constitue ce tout et il est l’objet de l’intelligence : une herbe, une brindille, une libellule, un singe ou des éléments chimiques, ou l’univers entier, l’être humain lui-même sont chacun des touts ordonnés et ils représentent autant de degrés d’être distincts. On expérimente également divers degrés d’être : le sourire d’un enfant n’est pas la même chose que l’aboiement d’un chine ou le sympathique rictus d’un singe ; le code génétique n’a pas la même fonction que le système nerveux ; une abeille qui vit dans une ruche n’est pas comme un homme vivant dans une communauté. Chacun des êtres a des propriétés quantitatives : ils ont chacun un poids, mais cinquante kilos de pommes de terre n’a pas la même ‘valeur’ qu’un homme pesant cinquante kilos, etc. On trouve ainsi une première disposition de l’intelligence humaine : elle est spéculative, c’est-à-dire qu’elle a pour but la connaissance du réel, de chaque degré de ce réel. Le but ici est la connaissance du réel connu pour lui-même dans ses causes les plus essentielles. On ne peut, bien évidemment pas oublier ici que la recherche des causes de chaque réalité dans le cosmos conduit à la recherche d’une cause première du cosmos lui-même et qu’ainsi la philosophie en sa partie spéculative culmine dans la question de la cause première, c’est-à-dire de Dieu.

Je constate également que la raison humaine raisonne avec des instruments précis qu’elle utilise dans chacune des sciences spéculatives. Il est donc nécessaire d’étudier l’ensemble de ces outils pour en caractériser leurs diverses propriétés et les relations qu’elles ont entre elles. L’objet propre de cette étude n’est pas d’abord le réel, mais la raison et ses différents actes qu’elle a sa disposition pour raisonner. C’est une autre disposition de l’intelligence humaine.

Nous expérimentons aussi l’existence des passions, des sentiments et la nécessaire maîtrise de la volonté sur elles pour qu’elle s’aide à bien désirer, confortant aussi la raison pratique dans sa nécessité de bien choisir de bien décider ; ce sera l’étude des actes volontaires et de leurs capacités à réguler, ordonner, pacifier, unifier l’immense domaine de la vie affective. C’est une autre disposition philosophique qui touche les actes volontaires de la personne ; autrement dit la philosophie morale.

Mais j’expérimente aussi que je vis dans et pour des communautés. Que j’y exerce une responsabilité, voire une autorité. Il faut donc que je sache ce qu’est le but de cette vie communautaire, la nature de l’autorité politique, le rôle que les lois y tiennent, les diverses espèces de lois. C’est une autre disposition philosophique, prolongement et aboutissement nécessaire de la précédente ; autrement dit encore, la philosophie politique.

J’observe aussi que l’être humain est capable de transformer une matière pour l’utiliser pour des besoins précis ; ou qu’il est capable de transformer une matière donnée pour réaliser une œuvre d’art extérieure à lui-même qui lui survivra. C’est encore une autre disposition de l’intelligence philosophique. On l’appellera la philosophie artistique et technique.

Ainsi l’expérience de la réalité elle-même et des divers degré d’être ; l’expérience des raisonnements et des certitudes qu’ils peuvent ou non donner à l’intelligence ; l’expérience de la vie morale, des passions, des actes volontaires comme l’intention, le choix, la décision, ou les comportements  vertueux ; l’expérience de la vie familiale, sociale, politique ; l’expérience de l’art et de la technique conduisent chacun à des grandes dispositions différentes de l’intelligence philosophique. Et donc à des ‘disciplines’ philosophiques.

À chaque fois, nous avons affaire à un tout aux parties distinctes qu’il faut analyser : que ce soit chaque réalité et donc chaque ‘science’ qui étudie une de ces réalités ; la raison elle-même dans ses divers types de raisonnements ; la raison pratique morale et la volonté dans le comportement individuel ou communautaire ; la raison pratique technique et artistique. Il s’agit donc bien de voir l’ordre des diverses réalités en elles-mêmes et les unes par rapport aux autres ; l’ordre des instruments de la raison en eux-mêmes et les uns par rapport aux autres ; l’ordre de chacun des sentiments en eux-mêmes et les uns par rapport aux autres ; l’ordre des actes volontaires en eux-mêmes et les uns par rapport aux autres ; l’ordre des diverses parties essentielles de la vie sociale et politique en elles-mêmes et les unes par rapport aux autres ; l’ordre de chaque partie constitutive de l’activité artistique et technique pour elle-même et dans ses relations avec les autres.

Un texte important de saint Thomas, qu’il faut relire régulièrement, présente ces quatre dispositions principales :

 Or l’ordre que l’on trouve dans la réalité est double : le premier est celui des parties d’un tout ou d’une multitude entre elles, comme les parties d’une maison sont ordonnées les unes par rapport aux autres ; le second est l’ordre des réalités par rapport à leur fin : ce second ordre est supérieur au premier. En effet, comme le dit le Philosophe dans le Livre XI de la Métaphysique, l’ordre des parties d’une armée entre elles est en vue de l’ordre de toute l’armée par rapport au chef. Or l’ordre se présente à la raison sous quatre aspects : il y a, en effet, un ordre que la raison n’introduit pas, mais considère seulement, comme pour l’ordre des êtres naturels. Et il y a un autre ordre que la raison, par un examen attentif, introduit dans son acte propre, comme lorsqu’elle ordonne ses concepts entre eux, et les signes de ses concepts qui sont les sons de voix significatifs.

Il y a un troisième ordre que la raison, par une réflexion attentive, introduit dans les actes e la volonté. Et il y a un quatrième ordre que la raison, par sa considération, met dans les réalités extérieures dont elle est elle-même la cause, comme pour un coffre ou pour une maison. Et parce que la considération de la raison se perfectionne par l’habitus de science, il existe diverses sciences selon ces divers ordres que la raison considère en propre25

 

            1) L’ordre des êtres naturels que considère les sciences spéculatives. Et, comme pour Aristote, les sciences spéculatives se divisent en sciences mathématiques qui considèrent la quantité absolument séparée de toute matière sensible, en sciences de la nature, c’est-à-dire celles qui étudient un des mouvements présents dans la réalité sensible, et en philosophie première nommée encore ‘métaphysique’ qui porte sur les ‘causes premières’ de la réalité ; il y aura dans ces sciences spéculatives trois grandes orientations différentes qui auront chacune leur mode spécifique de raisonner.

            2) L’ordre des ‘outils’ que la raison utilise pour raisonner, autrement dit la ‘science rationnelle’. On la nomme la ‘Logique’. Mais cette appellation peut occulter le fait que des textes comme la Rhétorique ou la Poétique y sont inclus : apparemment, en effet, le terme ‘logique’ signifierait d’abord une étude ‘formelle’, universelle, abstraite des actes que la raison utilise dans les différentes sciences puisque chaque science a un objet bien spécifique, la ‘logique’ étudiant le mode commun à toutes les activités spéculatives.

            3) L’ordre des actions volontaires. On inclut ici la ‘philosophie morale’ qui concerne la volonté individuellement considérée et la ‘philosophie sociale et politique’ les actions volontaires posées dans une ‘communauté’, une ‘cité’.

            4) L’ordre que la raison pratique introduit dans la matière quand elle réalise une œuvre extérieure. C’est la philosophie de l’art et de la technique.

            C’est ainsi que sont déterminées à l’entrée de la philosophie quatre grandes orientations, quatre ‘chemins’ essentiels, et, de ce fait, quatre grandes dispositions de l’intelligence humaine qui sont, en fait six, si l’on distingue les trois activités principales des sciences spéculatives :

Mathématiques, philosophie de la nature, philosophie première ou métaphysique ; science rationnelle ou ‘logique’ ; philosophie morale et politique ; philosophie ‘artistique’.

Ayant ainsi entrevu l’ensemble des objets et des grandes disciplines qui cherchent à les connaître, l’étudiant peut entrer en apprentissage. Il voudra alors comprendre les chemins qui mènent, non pas nulle part, mais à la sagesse. Il voudra peut-être emprunter ces quatre dispositions ou préférer se déterminer dans l’une de ces quatre ; en tous cas, il pressentira qu’elles ont besoin les unes des autres et qu’elles s’appellent les unes les autres.

Jean-Baptiste ÉCHIVARD

 

 

1 Le présent texte a été écrit pour être une conférence prononcée à l’IPC à l’occasion de l’anniversaire des quarante années de sa fondation. Il a donc d’abord une intention pédagogique : celle d’introduire à l’esprit d’une philosophie. Ce qui est dit de certains auteurs est donc fort succinct bien évidemment.

2 Il précisera, en effet, dans une lettre du 27 février 1637 : « […] je ne mets pas traité de la méthode, mais Discours de la méthode, […] pour montrer que je n’ai pas dessein de l’enseigner, mais seulement d’en parler. Car comme on peut voir de ce que j’en dis, elle consiste plutôt en pratique qu’en théorie, et je nomme les traités suivants des Essais de cette méthode. »

3 Cf. le Discours de la méthode, deuxième partie : « Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute.

Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre.

Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés, et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.

Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales que je fusse assuré de ne rien omettre. »

4 Regulae ad directionem ingenii, Règle I (p. 37-38, éd. La Pléiade)

5 Ibid., Règle IV, (p. 46)

6 Il est vrai que le mot ‘méthode’ lui-même permet cette exclusivité. On le trouve dans certains dialogues de Platon (par exemple, Le Sophiste, 218d, Phèdre 270c, Théétète 183c) pour signifier marche ou plan méthodique, doctrine scientifique. Pour Aristote il signifie via et ratio inquirendi, recherche, enquête, marche régulière, discipline, méthode. Il peut aussi signifier l’équivalent de disputatio, quaestio ; par exemple, il l’emploie dans le sens de traité ‘méthodique’, d’ouvrage de science, ‘d’enquête’, de ‘recherche’ : en Physique III, 1, (200 b 13) : « […] et que notre recherche porte sur la nature […] » ; ou Physique VIII, 1, (251 a 7) : « […] mais encore pour la recherche qui mène au premier principe […] ; en Politique, III, 8, (1279 b 10) : « Et celui qui, dans chaque ordre de recherche, adopte une attitude philosophique et ne se borne pas à considérer le côté pratique des choses a pour caractère distinctif de ne rien négliger ni omettre mais au contraire de mettre en évidence la vérité en chaque cas. » ; ou Politique, IV, 2, 1289b 25 : « Dans notre première enquête sur les constitutions […] » ; ou encore Les premiers analytiques, I, 31, (46 a 32) : « Que la division par les genres soit une faible partie de la méthode que nous avons exposée […] » Le dictionnaire philosophique Lalande souligne que le terme est parfois l’équivalent de théoria, d’épistémé et qu’il signifie étymologiquement ‘poursuite’, et donc effort pour atteindre une fin, recherche, étude de ce fait. Il donne les sens suivants : 1) Chemin par lequel on est arrivé à un certain résultat, lors même que ce chemin n’avait pas été fixé d’avance de façon voulue et réfléchie. 2) Programme réglant d’avance une suite d’opérations à accomplir et signalant certains errements à éviter, en vue d’atteindre un résultat déterminé. 3) Système de classification.

7 Kant, Préface de la Critique de la Raison pure, (éd. les intégrales de philo, Nathan, p. 53)

8 Hegel, La Raison dans l’histoire, p. 47-48.

9 Descartes, Discours de la Méthode, quatrième partie, (Classiques Hachette, p. 40).

10 Descartes, Méditations métaphysiques, Quatrième méditation (trad. Luynes et Clerselier, coll. GF, Garnier-Flammarion).

11 Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? (Les intégrales de Philo., Nathan, p. 67). Dans La critique de la faculté de juger, Kant énonce comme ses règles de la ‘méthode’ en donnant l’esprit qui doit commander à tout acte de pensée : « Les maximes suivantes du sens commun n’appartiennent pas à notre propos en tant que parties de la critique du goût ;néanmoins elles peuvent servir à l’explication de ses principes. Ce sont les maximes suivantes : 1. penser par soi-même ; 2. penser en se mettant à la place de tout autre ; 3. toujours penser en accord avec soi-même. La première maxime est la maxime de la pensée sans préjugés, la seconde maxime est celle de la pensée élargie, la troisième maxime est celle de la pensée conséquente. La première maxime est celle d’une raison qui n’est jamais passive. On appelle préjugé la tendance à la passivité et par conséquent la tendance à l’hétéronomie de la raison ; de tous les préjugés le plus grand est celui qui consiste à se représenter la nature comme n’étant pas soumise aux règles que l’entendement de par sa propre et essentielle loi lui donne pour fondement, et c’est la superstition. On nomme Lumières la libération de la superstition […] »

12 Cf. ce jugement d’E. Cassirer (La philosophie des lumières, Fayard, p. 41) : « L’époque où vit d’Alembert se sent saisie et portée par un mouvement puissant et, loin de s’abandonner à ce mouvement, elle tient à en comprendre l’origine et la destination. La connaissance de ses propres actes, la conscience de soi et la prévision intellectuelle, tel lui semble être le sens véritable de la pensée en général, telle est, croit-elle, la tâche essentielle que l’histoire lui impose. Ce n’est pas seulement que la pensée s’efforce vers des fins nouvelles, inconnues jusqu’alors, c’est qu’elle veut maintenant savoir où son cours l’entraîne, elle veut elle-même diriger son propre cours. Elle aborde le monde avec la joie de découvrir et avec un nouvel esprit de découverte ; elle en attend tous les jours certes de nouvelles révélations. Pourtant sa soif de savoir, sa curiosité intellectuelle ne se portent pas seulement vers le monde. Elle se sent encore plus profondément saisie, plus passionnément émue par une autre question, celle de sa propre nature et de son propre pouvoir. Aussi ne cesse-t-elle de s’écarter du cours des découvertes destinées à élargir l’horizon de la réalité objective pour revenir à son origine. Le mot de Pope : The proper study of mankind is man exprime d’une formule brève et frappante le sentiment profond que le XVIIIème siècle a de lui-même. »

13 Physiques, II, 8, (199 a 12-15).

14 Ils sont tiré de la revue GEO, (n° 121 mars 1989, p. 66-68).

15 C’est-à-dire des événements spectaculaires, comme l’explosion de grosses étoiles, qui se produisent dans l’univers stellaire.

16 Précédemment notre auteur avait expliqué ce que sont les ‘quasars’ : « Le mot quasar est une abréviation de quasi-star : les quasi-étoiles. Au télescope optique, ils se présentent comme des points lumineux, comme des étoiles ordinaires. D’où leur nom. Mais en fait, il s’agit de galaxies. Plus exactement de noyaux de galaxies situées à plusieurs milliards d’années-lumière. De si loin, le disque galactique est invisible. Si le noyau réussit à impressionner les plaques photographiques, c’est qu’il est formidablement brillant. Certains quasars sont mille fois plus lumineux que notre galaxie tout entière. » (p. 82)

17 H. Reeves, Poussière d’étoiles, ( éd. Du Seuil, 2008, p.149).

18 Métaphysique, L,10, (1075 a 15 et ss.)

19 In De memoria, 1, l. 1-8, p. 103.(il s’agit de l’édition Léonine)

20 H. Reeves, op. cit, p. 25.

21 Métaphysique, A, 2, (982 b 12 et ss.).

22 Cf. Les Physiques, II, 6, (197 b 22-30) : « Nous parlons d’une cause vaine, lorsque ce qui est produit, ce n’est pas la fin visée par la cause, mais ce qu’aurait produit une autre cause, existant en vue de la fin qui a été réellement produite. Par exemple, on se promène en vue d’obtenir une évacuation ; si, après la promenade, elle ne se produit pas, nous disons qu’on s’est promené en vain, et que la promenade a été vaine ; on entend ainsi par vain ce qui, étant de sa nature en vue d’une autre chose, ne produit pas cette chose en vue de laquelle il existait par nature ; car, si l’on disait que l’on s’est baigné en vain, sur ce prétexte que le soleil ne s’est pas ensuite éclipsé, on serait ridicule, cela n’étant pas en vue de ceci. »

23 Parties des animaux I, 5, (645 a 18-27)

24 Ch. Péguy, Note conjointe

25 Sicut Philosophus dicit in principio Metaphysicae, sapientis est ordinare. Cuius ratio est quia sapientia est potissima perfectio rationis, cuius proprium est cognoscere ordinem, nam etsi vires sensitivae cognoscant res aliquas absolute, ordinem tamen unius rei ad aliam cognoscere est solius intellectus aut rationis. Invenitur autem duplex ordo in rebus : unus quidem partium alicuius totius seu alicuius multitudinis ad invicem, sicut partes domus ad invicem ordinantur ; alius autem est ordo rerum in finem, et hic ordo est principalior quam primus, nam, ut Philosophus dicit in XI Metaphysicae, ordo partium exercitus ad invicem est propter ordinem totius exercitus ad ducem. Ordo autem quadrupliciter ad rationem comparatur : est enim quidam ordo quem ratio non facit, sed solum considerat, sicut est ordo rerum naturalium ; alius autem est ordo quem ratio considerando facit in proprio actu, puta cum ordinat conceptus suos ad invicem et signa conceptuum, quae sunt voces significativae ; tertius autem est ordo quem ratio considerando facit in operationibus voluntatis ; quartus autem est ordo quem ratio considerando facit in exterioribus rebus quarum ipsa est causa, sicut in arca et domo. Et quia consideratio rationis per habitum scientiae perficitur, secundum hos diversos ordines quos proprie ratio considerat sunt diversae scientiae.

 

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