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Jean-Baptiste GOLFIER

Père Jean-Baptiste GOLFIER c.r.m.d.

Tactiques du diable et délivrances, préf. du P. Philippe-Marie Margelidon, o.p., coll. Sed contra, Paris, Artège-Lethielleux, février 2018, 1053 p.

     La couverture de l’ouvrage du P. Golfier attire l’attention par la reproduction d’un éloquent tableau de Corrado Giaquinto (1703-1765) où, comme au début du livre de Job, l’on voit Satan acquiesçant à une injonction divine signifiée par un geste d’envoi. Cette image illustre un sous-titre en forme de question : « Dieu fait-il concourir les démons au salut des hommes ? » Question redoutable entre toutes, puisqu’elle revient à demander si l’accomplissement surnaturel de l’humanité aurait pour moyen – permis sinon requis – ce qui lui est le plus opposé.

     Ceux que l’épaisseur du volume découragerait pourront assurément se dire qu’une réponse affirmative a été donnée d’avance et définitivement par l’assertion de s. Paul que l’A. cite à de multiples reprises : « Dieu fait tout concourir au bien de ceux qui l’aiment » (Rm 8, 28) – ce que le P. Bonino, dans son propre traité d’angélologie1, n’a pas manqué de commenter en ajoutant : « y compris la méchanceté des démons, pour sa plus grande gloire » (p. 659-681-716-789). C’est à justifier ce commentaire, dans tout le détail de ses implications, que l’A. s’emploie au fil de ses pages, en choisissant pour ce faire de se mettre à l’école de s. Thomas d’Aquin.

     Rien de plus logique que cette inférence, et l’on comprend que la référence paulinienne soit mentionnée p. 781 comme une invitation à placer la démonologie, et ses incidences pratiques dans l’ordre sacramentel, sous l’égide d’une indéfectible confiance en l’amour divin, si éclipsé qu’il puisse paraître à certains moments : « La paranoïa peureuse face au démon indique toujours un manque de foi en la puissance et en la miséricordes trinitaires » (p. 656).

     Fortifier cette confiance est sans doute l’objectif majeur du livre, soit offrir la plus grande assurance intellectuelle possible – ce qui est dire aussi l’ajustement le plus prudent2 – à toutes les pratiques personnelles et ecclésiales qui relèvent du combat spirituel, depuis l’oraison, l’ascèse et les sacrements, jusqu’à l’exorcisme et plus généralement la prière de délivrance, puissamment réactivée au cours des dernières décennies. Il n’était sans doute rien de mieux que de se confier à la sagesse thomasienne pour parer aux deux écueils contraires que sont l’obsession morbide du démoniaque, et l’oubli de ce que « la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas ! »3

     Ce livre est assurément un modèle de thèse universitaire, auquel devra désormais se référer quiconque voudrait connaître ou enseigner quelque chose de la démonologie de s. Thomas : c’est en effet à celle-ci qu’est demandée la réponse argumentée et approfondie à la question initiale, moyennant une étude qui ne pourrait guère être plus exhaustive, et qui répond à toutes les exigences de l’acribie scientifique. Sur les mille et quelques pages de l’ouvrage, on n’en compte pas moins de cent-soixante consacrées à la bibliographie sur le sujet, auxquelles s’en ajoutent soixante-deux dévolues aux index (noms, notions et références bibliques), ainsi que les vingt-sept d’une table des matières particulièrement détaillée. Les innombrables citations du Docteur angélique sont intégralement transcrites en latin dans les notes de bas de page, et traduites avec soin. Le nombre des coquilles – tels, ici ou là, certains mots hébreux écrits à l’envers – est minime eu égard au nombre de lignes écrites.

     On se demande en refermant le livre ce que l’on aurait encore à apprendre d’important non seulement sur la démonologie thomasienne, mais sur la démonologie en général. La rançon de cette qualité insigne sera sans doute qu’il risque de n’être ouvert, pour leur plus grand profit, que par des spécialistes, théologiens ou exorcistes missionnés, alors même qu’il est écrit dans un style admirablement simple et clair qu’on ne saurait trop vanter, aussi pédagogique par conséquent que l’on pouvait le souhaiter.

     Sans doute l’A. a-t-il eu conscience de cet écueil, puisqu’il a rédigé à la fin de chacune des trois parties de son ouvrage une synthèse qui la résume – inévitablement redondante pour celui qui en fait une lecture complète – ainsi qu’une conclusion générale qui condense le contenu de l’ensemble en vingt-sept pages (731-758), appuyant ce résumé sur un tableau synthétique (4 p), procédé auquel l’A. recourt efficacement à de nombreuses reprises. La démonologie thomasienne y est présentée une dernière fois comme « méconnue », « éparpillée », « inattendue », mais aussi « équilibrée », « traditionnelle », « rigoureuse », « optimiste », « novatrice » en son temps à bien des égards, toujours « actuelle », et pas loin d’être « complète » quoique non systématique. La justification de ces qualificatifs au cours de l’ouvrage est assez convaincante.

     Après une introduction exposant l’intention du travail et justifiant son intérêt, une longue première partie d’ordre plutôt historique situe la démonologie thomasienne en la démarquant des démonologies non-chrétiennes, et en la référant à ses sources scripturaires et patristiques, puis en adossant le « corpus thomasien sur les tactiques diaboliques et la délivrance » (p. 143) aux « notions pré-requises à la compréhension » (p. 159) de celles-ci. Des tableaux statistiques fort détaillés permettent à l’A. de préciser à propos de son « champ d’étude » : « nous n’explorons (…) qu’1% de la théologie et, bien sûr, rien de la philosophie de l’Aquinate. [§] Ce chiffre ridicule nous invite à ne jamais majorer l’importance du diable, dans la vie spirituelle comme dans les études spéculatives » (p. 154).

     Cette sage restriction trouve à se confirmer dans les deuxième et troisième parties par l’étude des tactiques diaboliques et des diverses formes de l’emprise maléfique du démon d’une part, des divers moyens dont l’Église dispose pour les contrer d’autre part.

     Des premières, la tentation – qui n’est pas toujours à mettre au compte d’une intervention diabolique – apparaît comme étant largement la principale, celle contre laquelle doit être mené le combat spirituel ordinaire, appuyé sur la vie d’oraison et le recours aux sacrements. Moins fréquents4 sont les liens, ou les cas de vexation, d’infestation, d’obsession, voire de possession, qui rendent nécessaire le recours à l’exorcisme, petit ou grand : pour extraordinaire que soit ce dernier moyen, l’A. n’en rappelle pas moins à bon droit qu’il a toujours sa place dans le rite baptismal, et surtout – en référence à s. Jean-Paul II, au pape François, et à s. Paul – qu’il est intrinsèquement lié à ce qui fut la vocation et la mission de Jésus : « le Verbe s’est incarné pour rappeler aux hommes le dessein divin d’adoption filiale (…), autrement dit pour substituer le Règne de son Père à celui de Satan » (p. 71).

     On apprend au passage avec intérêt que « la pratique du grand exorcisme semble connaître une éclipse presque totale du Xe au XIVe siècle » (p. 584), ce qui explique le peu de place qu’il tient dans les textes de s. Thomas, mais que l’A. met très raisonnablement au compte de « la tonicité spirituelle d’une époque de chrétienté » (p. 651), soit du degré de foi collective atteint par la chrétienté médiévale, et quelque peu émoussé dans les âges plus obscurs qui lui ont fait suite5. L’inévitable reviviscence du grand exorcisme que ceux-ci ont entraînée ne saurait faire oublier, si l’on comprend Thomas, qu’il « ne devra jamais remplacer le combat spirituel ordinaire » (p. 631).

     La réponse ultime à l’interrogation initiale réinscrit sans surprise le rôle conféré aux anges déchus dans la réponse plus générale à la crux philosophorum qu’est la question du mal6 : Thomas professe après Augustin que Dieu ne permettrait pas le mal si sa toute-puissance ne lui permettait d’en tirer un bien plus grand – la grâce salvatrice – que ne serait son simple empêchement. C’est pourquoi l’A. n’hésite pas, en référence à Mt 13, à parler d’une « providentielle tolérance du diable par Dieu » (p. 685), afin de « stimuler la vertu des bons mis ainsi à l’épreuve », « dans l’espoir miséricordieux d’une conversion » (p. 688), et parce qu’« éradiquer trop vite le pécheur pourrait nuire au juste » (p. 690) : impossible de faire exister des êtres promis à l’amour sans que leur soient données toutes les conditions pour user de leur liberté, y compris la possibilité d’un mal à tout jamais contingent, et aucunement nécessaire.

     Le dessein de l’A. était manifestement de ne pas en rester à cette généralité, mais d’explorer de la manière la plus détaillée possible les diverses manières dont les démons coopèrent, en dépit d’eux-mêmes, à la volonté du Créateur de se communiquer intimement à ses créatures intelligentes. Non seulement, par suite, le péché de Satan est-il expliqué comme le fruit amer de sa jalousie orgueilleuse à l’égard des hommes, mais encore expose-t-on, parfois sur un mode prudemment et modestement hypothétique, les modalités et les médiations de l’emprise diabolique.

     C’est peut-être sur ce point – « clé du problème ? » (p. 241) – que l’on reste sur sa faim, à savoir quant la capacité reconnue à cet être purement immatériel qu’est l’ange d’exercer une efficience causale sur les créatures matérielles, et cela non seulement dans les cas extraordinaires présentés comme rarissimes, telles les vexations subies par une Marthe Robin, mais encore dans les formes les plus quotidiennes de la tentation. L’A. fait fond sur l’affirmation thomasienne que les démons ne peuvent dévoyer la volonté humaine qu’en l’incitant par une influence sur les « esprits animaux » (p. 250), qu’il rapproche « de l’influx nerveux, des neurotransmetteurs, et autres hormones » (p. 241) de notre science moderne : « le diable ne pourra atteindre l’âme de son adversaire humain qu’en attaquant son corps ou en l’atteignant par des réalités corporelles. (…) Or l’activité sensible dépend de particules corporelles » (p. 233). « C’est donc en agissant sur ces particules que les démons pourront agir sur la sensibilité pour remonter jusqu’à l’intelligence » (p. 232), cette fine pointe de l’âme qui n’est accessible qu’à Dieu.

     L’A. rappelle néanmoins que, pour s. Thomas, « les anges sont de purs esprits immatériels », et que « toute production de forme dans la matière vient ou bien immédiatement de Dieu, ou bien d’un agent corporel, mais non immédiatement d’un ange7 » (p. 231). Si est déniée à l’ange, en tant que substance intellectuelle séparée, le pouvoir d’exercer une causalité informatrice constitutive d’un composé matériel, il ne va pas sans difficulté de lui reconnaître une efficience motrice semblable à celle que nous ne voyons s’exercer qu’entre des composés de cette sorte.

     Ce n’est pas l’un des moindres intérêts de l’ouvrage monumental du P. Golfier que de susciter une question dont la solution suppose un affinement et un approfondissement de nos conceptions physiques, ou plus exactement de notre philosophie de la nature.

     La lecture de ce monument suscite par son énormité même, au meilleur sens du terme, le désir qu’un autre livre rende accessible à la plupart le meilleur de son contenu, mais la Tactique du diable de C. S. Lewis, vantée à juste titre par l’A., remplit déjà cet office, entre pas mal d’autres titres. En revanche, l’approfondissement susdit, si spécialisé qu’il puisse paraître, se présente comme une tâche désirable. Nul doute que l’aristotélisme si bien exploité par s. Thomas, et tellement remis en valeur par la science la plus récente, n’en dessine la voie.

Michel NODÉ-LANGLOIS

 

 

1 Serge Thomas BONINO, Les Anges et les Démons, Paris, Parole et Silence, 2009.

2 Voir dans les Annexes (p. 763-799) d’intéressantes mises au point sur certaines pratiques ou idéologies contemporaines.

3 Charles BAUDELAIRE, Petits poèmes en prose, ‘Le joueur généreux’.

4 Voir le tableau de la p. 41.

5 La « chasse aux sorcières » ne fut pas un effet de « l’obscurantisme médiéval », mais plutôt un fruit caractéristique de la supposée « Renaissance », jusque dans le siècle dit « des Lumières ».

6 Voir sur ce point l’heureuse synthèse de l’Annexe 9 (p. 761-796).

7 Citation de Somme de théologie, 1ère partie, q. 110, a. 2.

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