Hubert Borde

Yves Floucat, Pour une métaphysique de l’être en son analogie - Heidegger et Thomas d’Aquin.

« Philosophie », Artège – Lethielleux, Paris-Perpignan, 2016, 223 pages.

 

     On sait que le philosophe phénoménologue Martin Heidegger a sévèrement critiqué au XXe s. le destin de la métaphysique, notamment de la métaphysique de l’être articulée à la question de Dieu, conduisant selon lui à un aboutissement nihiliste, comme l’avait déjà annoncé prophétiquement Nietzsche un siècle plus tôt. Cette mise en doute et mise en crise d’une conception onto-théologique de la philosophie première a séduit plus d’un commentateur depuis lors. Si la critique de Heidegger est juste en ce qu’elle touche les métaphysiques modernes aboutissant à une rationalité instrumentale et technique, il reste que la compréhension thomiste de la métaphysique de l’être échappe aux impacts du phénoménologue allemand, comme l’ont déjà montré, dans le passé, Cornelio Fabro et, plus proche de nous, le Colloque de la Revue Thomiste de 1994 (Saint Thomas et l’onto-théologie), ou comme le soutient YF (dans une position renouvelée), habité par une fidélité créatrice vis-à-vis de la tradition thomiste.

     Trois grandes parties scandent le rythme de l’ouvrage. Un premier moment rappelle la critique heideggérienne de la métaphysique. Un second moment permet au philosophe thomiste de souligner sa dette envers les éclaircissements et l’enseignement du métaphysicien dominicain P. Pierre-Ceslas Courtès, d’heureuse mémoire. Enfin, YF souligne dans un troisième moment les solides fondements de l’analogie de l’être et l’importance d’une métaphysique du concret.

     YF est de ceux qui pensent que la question de l’être et la question de Dieu sont parties intégrantes d’une saine rationalité métaphysique et d’une réflexion philosophique féconde. Plus que d’une onto-théologie, c’est d’une théo-ontologie qu’il faudrait d’ailleurs parler, tant il est vrai que la question de Dieu se révèle fondatrice.

     YF souligne, et c’est un point récurrent de sa réflexion au long de son œuvre, le principe d’immanence qui opère dans une grande partie de la pensée moderne, dès lors étrangère à une juste conception théo-ontologique. Le fondement de cette immanence est que « le sujet connaissant est en quelque sorte renvoyé à lui-même et à l’immanence de sa pensée » (p. 64), comme replié sur lui-même. Cette immanence (cette auto-transcendance de la subjectivité humaine) est corrélative au principe de sécularisation à l’œuvre dans nos sociétés modernes.

     En regard, le philosophe toulousain invite à promouvoir un principe de transcendance (dans sa signification indissociablement métaphysique et religieuse) si bien mis en relief par la pensée aristotélico-thomiste, plus précisément d’ailleurs par la métaphysique chrétienne de l’être, laquelle saisit – mieux qu’Aristote ne put le faire lui-même – l’étant dans toute sa profondeur de habens esse (d’« ayant l’être »). C’est, selon YF, la grande tâche de l’intelligence chrétienne des principes que de mettre en œuvre et de remettre à jour une métaphysique de l’acte d’être arrimée au principe de transcendance. Paradoxalement, celui qui se révèle le plus moderne est celui qui ne craint pas d’être antimoderne ! Or, pour retrouver « une approche du Dieu transcendant et créateur » (devenue parfois si étrangère, de nos jours), il importe que la raison humaine retrouve aussi sa familiarité, sa connaturalité « avec le mystère de l’étant en tant qu’il est, dans sa finitude et sa participation analogique » (p. 89). Le chrétien engagé dans toutes sortes de combat, et a fortiori le philosophe chrétien, ne peut se résoudre à une sécularisation inéluctable, même si celle-ci est déjà bien avancée ; il y va du « régime naturellement métaphysique de l’intelligence » humaine, conforté par la riche tradition judéo-chrétienne.

     Il faut aussi remarquer que la sécularisation, au plan métaphysique, se traduit aisément aujourd’hui par une fascination pour une négativité intégrale, un apophatisme absolu. Dieu serait le « Tout Autre », devenu indicible, interdisant ou vouant à l’échec toute théologie philosophique. Selon l’auteur, cela demeure une mission importante du thomisme contemporain – à la fois dans la solidité de ses origines, la force de ses traditions et l’urgence du vide métaphysique actuel – « que de maintenir vivante, jusqu’en son ambition théologique, la tradition de la philosophie de l’être ». Dans la fidélité à la vocation ontologique de l’esprit, il s’agit de scruter « rationnellement le mystère de l’étant dans son être et jusqu’en son analogie pour mieux connaître l’Étant divin qui n’est qu’être » (p. 103).

     C’est ici qu’YF insère dans sa démonstration, à juste titre, une réflexion sur une saine négation dans la métaphysique et la compréhension du fini, conforme aux principes de la philosophie thomiste, où l’auteur reconnaît sa dette envers le P. Pierre-Ceslas Courtès o.p. L’une des idées-maîtresses de L’être et le non-être selon Thomas d’Aquin du P. Courtès est en effet de montrer la singularité de la via negationis de Thomas d’Aquin vis-à-vis de la voie négative de Hegel, encore très influente aujourd’hui. L’imprégnation de la voie négative (hégélienne ou non d’ailleurs) dans la culture philosophique est manifeste, avec une portée antimétaphysique évidente. La pensée du P. Courtès, heureusement sollicitée par YF, éclaire donc notre actualité. Car la voie négative qui suscite tant d’engouement aujourd’hui est celle d’une « philosophie de la transgression » qui ne « regarde vers une Altérité transcendante que sous le masque du Rien » (p. 114). Cette négation, qui semble première et fondatrice dans l’immanence moderne, fait fi de toute médiation ontologique. Il n’en est rien, selon nos deux auteurs. En lieu et place, saint Thomas, relu et saisi par P. Courtès et YF, montre que non seulement l’étant est le premier conçu dans l’intellect, « mais que l’appréhension du non-être et de la division de l’être et du non-être suit immédiatement » (p. 115). Ainsi, l’étant ne se définit pas par sa négation, sa privation ou encore son indétermination, mais bien par sa forme. Cette forme le détermine et le constitue comme un habens esse, un « ayant-l’être ». Contre Spinoza, il faut dire que cette détermination n’est nullement une négation. En outre la finitude de l’étant apparait dans le fait qu’il n’est pas l’être même, qu’il n’est pas son propre acte d’être, mais qu’il compose avec. L’intelligence respecte donc le réalisme de l’étant comme ce qui est (quod est) et l’appréhende jusqu’en sa finitude au moyen de la négation. On introduit donc la négation « dans l’intellection de l’être en raison de sa finitude » et « cela n’est possible que dans une métaphysique du fini et de la création » (p. 117). La métaphysique de S. Thomas est une « métaphysique du concret » (Aimé Forest) qui implique de fait la négation simple et la division de l’étant et du non-étant. Là où Hegel définit l’étant par sa contradiction, récuse toute finitude et promeut un idéalisme opérant, YF souligne que la division fondamentale du réel passe, pour le Docteur angélique, entre l’étant par autrui (ab alio), qui requiert une cause, et l’étant de par soi (a se), incausé et cause de tout ce qui existe. « Thomas d’Aquin consent à la finitude de l’être et de l’esprit et ouvre pour autant la pensée métaphysique sur une transcendance créatrice » (p. 121).

     Selon YF, et la question reste controversée parmi les thomistes, la clef de voûte de l’explication de la métaphysique de s. Thomas par P. Courtès ne réside pas dans l’identité de l’être, laquelle n’est pas premièrement donnée. De plus, une philosophie de l’identité est relativement peu inclinée vers l’étant concret et fini. C’est plutôt la non-contradiction qui est fondamentale (souvent réduite à une forme logique de l’identité ou à une forme négative de l’identité, comme c’est le cas, par exemple, chez P. R. Garrigou-Lagrange op ou chez Maritain), parce que la diversité, la variété et la pluralité des existants s’impose à notre intelligence admirative de ce qui nous entoure et de ce qui est, cette multiformité qui fait que l’un n’est pas l’autre. Le premier principe n’est donc pas le principe d’identité, mais le principe de non-contradiction fondé sur la raison d’étant (ratio entis) et la raison de non-étant (ratio non entis). Le principe de non-contradiction ne doit donc pas être réservé au seul domaine de la logique ; c’est aussi une notion métaphysique. YF a d’ailleurs évolué lui-même jusqu’à parvenir à cette position de sa maturité philosophique.

     Enfin, l’analogie de l’être (comprise comme analogie d’attribution) est à ce point essentielle, selon YF, qu’elle permet de protéger la colonne vertébrale de la métaphysique, sa dynamique théo-ontologique, permettant de pénétrer le mystère de l’être, en tant que fini et participé. Cette mise en relief de l’analogie d’attribution, en raison de la similitude avec un premier, renvoie à son fondement suprême, à l’Être incausé et transcendant, source de tout l’ordre des existants créés. Comme le précise l’auteur : « l’absence de toute autosuffisance intrinsèque à l’existant fini étant le signe de son absolue dépendance » (p. 202). La saisie pleine de l’être concret requiert de bien souligner la dépendance de tout existant participé par rapport à une cause première qui est tout entière son être propre. Ainsi, notre conception de l’étant est ouverte sur un premier Existant qui est purement et simplement ce qu’il est : rien d’autre que son existence même. D’ailleurs, s’il existe une réelle similitude entre les étants, c’est qu’il existe une ressemblance à l’Étant premier. Et si le concept d’étant est attribuable analogiquement à la prodigieuse diversité des choses, c’est parce qu’il est, de soi, attribuable à Dieu lui-même, Cause transcendante de tout ce qui existe. Dieu n’est donc pas le « Tout Autre » (comme si une pure altérité pouvait avoir quelque contenu intelligible), mais le « tout autrement Autre ». La métaphysique thomasienne témoigne d’une tension féconde de l’ontologie (discours sur l’être) vers la théologie (discours sur Dieu).

     L’ouvrage d’YF, d’une grande profondeur métaphysique, permet à n’en pas douter de dégager la métaphysique thomasienne (l’onto-théologie) de toutes les ambiguïtés heideggériennes et de celles de l’immanentisme moderne. Et l’on retrouve une idée chère à l’auteur : la dynamique théo-ontologique est le témoin d’un désir intimement religieux, consubstantiel à l’esprit humain, une ouverture vers une sagesse dont la foi chrétienne offre les plus solides garanties.

     Il y a au cœur de l’existant, de tout existant, comme la trace profonde, la marque indélébile de sa finitude et de sa participation et, partant, de sa reconnaissance envers son créateur, dans une louange silencieuse et ontologique, en raison de la surabondance divine et créatrice.

 

Hubert BORDE, Sciences-Po (Paris)

 

 

 

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