19 septembre 2016

Conférence de Pascal DUPOND, agrégé de philosophie, Docteur et habilité à la direction de recherches, Professeur honoraire de Première supérieure aux lycées Saint-Sernin (Toulouse) et Lakanal (Sceaux) :

 

Merleau-Ponty et le réalisme

 

     Dans son travail philosophique, Merleau-Ponty a tenté de dépasser  ce qu’il appelle les « bifurcations » de la pensée métaphysique, en particulier la bifurcation de l’idéalisme et du réalisme. Il refuse d’avoir à choisir entre le réalisme et l’idéalisme. Mais puisque j’ai aujourd’hui le plaisir d’être invité par des philosophes qui défendent les droits d’une philosophie réaliste, je vais souligner les raisons que Merleau-Ponty nous donne d’abandonner l’idéalisme, ou un certain idéalisme, tel qu’il le voyait en particulier se développer chez Kant, ou dans une certaine lecture de Kant (celle de Lachièze-Rey) et chez Husserl.

     Cette critique de l’idéalisme est, en un certain sens, un chemin vers le réalisme et c’est sous ce jour que je voudrais présenter l’itinéraire philosophique de Merleau-Ponty.

 

     Cet itinéraire apparaît clairement dans sa cohérence quand on examine l’œuvre à partir des derniers travaux.

     La pensée moderne, dit Merleau-Ponty, a partagé l’être en « ordres » qu’elle appelle nature, homme, Dieu ou bien – c’est une autre division qui apparaît dans certains cours sur la nature au Collège de France « nature naturante » et « nature naturée ».

     Nature naturante : Dieu, l’intériorité à soi et l’infinie productivité de la nature divine.  

     « Nature naturée » : la nature créée, extérieure à Dieu et à elle-même, la nature comme « produit et pure extériorité »1.

     L’homme se pense lui-même comme transversal à ces deux plans : il se pense, à l’image de Dieu, comme naturant au sens où il est  une « lumière naturelle » et surplombe la nature naturée dont il pourrait devenir « comme maître et possesseur » et il se pense comme naturé dans la mesure où il est, par son corps et l’union de l’âme et du corps, immergé en cette nature naturée et affecté par les événements qui y surviennent.

     Comment penser alors l’unité de l’homme ? Les voies pour y parvenir se distribuent selon deux polarités.

     Du côté « naturaliste », on cherche à faire entrer tout l’homme dans la nature naturée ; on naturalise la pensée et l’existence en les réduisant à des événements d’univers que l’on pourrait comme tous les autres étudier objectivement ; mais la pensée, l’existence sont alors soustraites à leur effectuation et la possibilité de la vérité est incompréhensible.

     À l’inverse, du côté « idéaliste », celui de l’analyse réflexive, on met l’accent sur la nature naturante : on objecte au naturalisme que, s’il y a vérité (comme le naturalisme lui-même le reconnaît), la pensée doit être capable de s’effectuer elle-même librement, elle doit échapper, d’une certaine façon au déterminisme naturel, elle doit être une liberté. Mais c’est alors l’incarnation de cette liberté dans la nature naturée qui devient problématique.

     La pensée moderne a donc, d’une certaine façon, échoué à penser l’articulation du naturant et du naturé.

     Pour surmonter l’aporie, il est nécessaire, dit Merleau-Ponty, de rendre à la nature – naturante et naturée - sa « physionomie concrète »

     Retrouver la physionomie concrète de la nature naturée, c’est le travail de La structure du comportement : la nature ne peut pas être comprise ou comprise seulement comme la science la comprend habituellement, c’est-à-dire comme une « multiplicité d'événements extérieurs les uns aux autres et liés par des rapports de causalité »2. La nature, prise dans sa physionomie concrète, ce sont des « formes ». Sous les objets de la science, il y a des formes perçues.

     Et la Phénoménologie de la perception accomplit le même travail du côté de la nature naturante : il s’agit de rendre au cogito ou à la lumière naturelle sa physionomie concrète.

     Quelle est l’articulation entre les deux ouvrages ?

     On pourrait se dire : Merleau-Ponty procède selon la voie classique de l’idéalisme : il ouvre un accès vers ce qui, en deçà des objets de science, est le donné premier, le « phénomène initial » qu’il appelle « forme », puis il opère une sorte de réflexion de la forme vers les opérations « informantes » de l’esprit qui sont enveloppées à notre insu dans la donation et les modes de donation spécifiques  du phénomène.

     Et c’est bien ainsi que les choses se présentent dans l’œuvre publiée.

     Mais l’œuvre en genèse qui a suivi se présente en un sens comme un renversement de l’orientation initiale.

     Un renversement qui, cependant se prémédite dès l’orientation initiale.

     Et c’est ce renversement qui fait apparaître le vecteur « réaliste » de la pensée de Merleau-Ponty.

 

1. De la forme à la perception

     Le concept fondamental de La structure du comportement, c’est le concept de Gestalt (dont Merleau-Ponty utilise plusieurs « versions/traductions » : système, champ, forme structure).

     Il se propose trois objectifs.

     Le premier est de penser le sens d’être de la forme.

     Le second est de distinguer les différents ordres de forme : le système physique, la forme vivante et la forme  spirituelle ou historique.

     Le  troisième est d’en penser l’articulation.

 

1. Le sens d’être de la forme

     Pour présenter le problème que rencontre Merleau-Ponty, je remonterai jusqu’à un passage fondamental de la Critique de la faculté de juger. Kant y dit ceci : si un être présente des parties composantes unies en un tout, il y a deux façons de penser le rapport des parties au tout : ou bien la possibilité du tout dépend de l’interaction des parties, ou bien la possibilité des parties « dans leur nature et dans leur liaison » dépend du tout. Et Kant ajoute : un entendement discursif ou général-analytique, tel que le nôtre ne peut connaître aucun autre objet que ceux de la première catégorie ; dès le moment où « un tout réel de la nature <ein reales Ganze der Natur> » entre dans le champ de notre connaissance, il ne peut être, en tant qu’objet de connaissance, que « l’effet du concours des forces motrices des parties ».

     Que faire, alors, quand nous rencontrons un « tout réel de la nature », dont nous ne pouvons pas nous représenter la possibilité en supposant que les parties déterminent le tout, mais seulement en supposant, à l’inverse, que le tout détermine les parties? Kant répond : pour un entendement analytique, supposer que le tout détermine les parties, c’est supposer que la représentation du tout détermine la nature et la liaison des parties.

     Une forme active, une forme informante n’est pensable qu’en qualité de forme « mentale ».

     Merleau-Ponty admet-il cette proposition ?

     En un sens oui.

     Une forme, écrit-il, « repose […] sur ceci que chaque événement local, pourrait-on dire, [et ici il cite Kœhler]  “connaît dynamiquement” les autres ». Et son commentaire  est significatif : « Ce n’est pas un hasard si, pour exprimer cette présence de chaque moment à tous les autres, Kœhler rencontre le terme de connaissance. Une unité de ce type ne peut être trouvée que dans un objet de connaissance. Prise comme un être de nature existant dans l’espace, la forme serait toujours dispersée en plusieurs lieux, distribuée en événements locaux, même si ces événements s’entre-déterminent : dire qu’elle ne souffre pas cette division revient à dire qu’elle n’est pas étalée dans l’espace, qu’elle n’existe pas à la manière d’une chose, qu’elle est l’idée sous laquelle se rassemble et se résume ce qui se passe en plusieurs lieux. Cette unité est celle des objets perçus » (SC 155-156).

     Tout se joue ici.

     Une forme est une unité.

     Cette unité exige la conscience, elle est nécessairement pour une conscience. Merleau-Ponty écrit même dans la Phénoménologie de la perception : une forme est « la conscience vue de l’extérieur » (PP 249).

     Cela vaut pour les trois catégories de formes.

     Ainsi une forme vivante, un organisme « est un ensemble significatif pour une conscience qui le connaît »3. Il n’y a donc pas à la rigueur de vie sans conscience de la vie4. La vie apparaît au moment où « un morceau d’étendue » se met « à exprimer quelque chose et à manifester au dehors un être intérieur »5. Cet être intérieur est un sens qui surgit de  l’organisme, mais qui n’est un sens que pour un autre vivant, le congénère, le prédateur ou l’éthologiste.

     Merleau-Ponty précise que ce sens n’est pas une apparence (que la science biologique devrait abandonner au profit des seuls processus physico-chimiques), et n’est pas non plus une essence qui dirigerait les processus physico-chimiques. La forme est de l’ordre du phénomène. Et le phénomène, ajoute t-il, donne accès à la connaissance de l’organisme plutôt qu’à son être. Il cite et ratifie Goldstein : « nous ne cherchons pas un fondement réel <Seinsgrund> sur lequel repose de l’être, mais une idée, un fondement de connaissance <Erkenntnisgrund> où tous les faits particuliers trouvent leur vérité »6.

     La forme est du côté de la connaissance plutôt que de l’être.

     Identiquement, une forme historique (comme l’empire britannique) ou une forme économique (comme l’offre et la demande) sont « des objets de pensée que la science construit et qui donnent la signification immanente et la vérité des événements ».

     Merleau-Ponty refuse une lecture « nominaliste » de la forme : la forme est beaucoup plus que le nom commun d’une multiplicité de phénomènes locaux  identiques.

     Et il refuse aussi bien la lecture réaliste : la forme n’est pas une essence produisant ou dirigeant les événements. La forme est comme à l’intersection de l’être et de la pensée.

     Nous sommes donc dans une situation paradoxale :

1. Toute forme est « forme pour nous » ; il appartient à son sens d’être d’exister pour une conscience.

2. Mais existant pour une conscience, ou même construite par la conscience elle se donne aussi à la conscience, la conscience la reçoit et la reçoit comme « vraie ».

     Comment rendre intelligible ce paradoxe de la forme ?

     Merleau-Ponty pense qu’il y a un chemin et un seul : celui de la réflexion. Le paradoxe de la forme ne peut se travailler qu’en interrogeant la perception de la forme.

     Ce mouvement réflexif commence dès La structure du comportement, puis s’approfondit dans la Phénoménologie de la perception.

     Le paradoxe de la forme devient ainsi celui de la perception : comment le sujet percevant peut-il être à la fois agent et patient, comment peut-il être l’agent de sa propre passivité ?

     Agir, pâtir : à nouveau nous devons affronter et surmonter une antinomie.

     Car la perception se prête à deux lectures antithétiques.

     D’un côté, nous avons le naturalisme « scientifique » : la perception est l’effet de relations causales entre les événements du monde et l’organisme ou internes à l’organisme.

     De l’autre l’idéalisme kantien ou husserlien : le perçu est une signification pour la conscience ; ce qui veut dire que l’expérience de la chose perçue « ne peut être expliquée par l’action de cette chose sur mon esprit » (SC 215) ; il ne peut y avoir aucune relation causale entre âme et corps puisque « le corps et l’âme sont des significations et n’ont de sens qu’au regard d’une conscience » (SC 233)7

     Merleau-Ponty valide la critique « idéaliste » du naturalisme : la perception n’a pas lieu entre des choses, elle n’est pas explicable par le fonctionnement nerveux8. Le phénoménal n’est pas un effet des processus se déroulant dans l’être objectif. Si l’expérience perceptive est l’expérience d’une passivité, cette passivité ne s’explique pas par un lien causal  selon lequel les événements du monde détermineraient nos perceptions.

     Mais l’idéalisme est lui aussi intenable car le phénomène de la passivité y devient incompréhensible ; contre l’idéalisme, on doit soutenir que « mon » corps n’est pas un objet pour ma perception ou ma conscience ; mon corps n’est pas réductible à un objet de ma pensée.

     Pour penser la perception (et comprendre ainsi le mode d’être de la forme), il faudrait se situer en deçà de la bifurcation.

     Dans La structure du comportement, Merleau-Ponty n’y parvient pas entièrement.

     C’est en effet du côté de l’idéalisme, d’un idéalisme modifié, que Merleau-Ponty cherche l’issue.

     J’en donne deux témoignages.

     Le premier est un passage où Merleau-Ponty parle  des « accidents de notre constitution corporelle » et prend l’exemple des « anomalies de la vision ».

     Il précise : pour le peintre l’anomalie « peut s’intégrer à l’ensemble de notre expérience » et recevoir ainsi une signification universelle  en devenant « l’occasion de “percevoir” l’un des profils de l’existence humaine ».

     Mais « pour un être qui vit au niveau simplement biologique, elle <l’infirmité> est une fatalité ».

     Où se joue la différence entre un accident du corps qui reste une fatalité et un accident du corps qui devient un mode original d’ouverture du monde ou en une puissance de révélation du monde ?

     Elle se joue dans la « prise de conscience » : « les accidents de notre constitution corporelle peuvent toujours jouer ce rôle de révélateurs, à condition qu’au lieu d’être subis comme des faits purs qui nous dominent, ils deviennent, par la conscience que nous en prenons, un moyen d’étendre notre connaissance » (SC 276/219) ; l’infirmité devient un mode original d’expérience quand celui qu’elle touche « la connaît au lieu d’y obéir » (SC 277/220) ; « pour un être qui a acquis la conscience de soi et de son corps, qui est parvenu à la dialectique du sujet et de l’objet, le corps n’est plus cause de la structure de la conscience, il est devenu objet de la conscience » (SC 277/220).

     On reconnaît dans cette proposition le balancement entre le naturalisme (le corps est la cause de la structure de la conscience) et l’idéalisme (le corps est l’objet de la conscience). Merleau-Ponty a l’air de penser que certaines existences ou certaines modalités de l’existence relèveraient d’une explication naturaliste et d’autres modalités de l’existence d’une lecture  idéaliste…

     La bifurcation a été déplacée, non dépassée.

 

     Le second témoignage se trouve dans l’articulation des trois ordres de forme.

     Chez ses fondateurs allemands, Koffka, Kœlher, la théorie de la forme est d’orientation réaliste, naturaliste, réductrice : « l’intégration de la matière, de la vie et de l’esprit s’obtient par leur réduction au commun dénominateur des formes physiques »9.

     Merleau-Ponty pense que cette réduction trahit le concept de forme ; il va inverser l’ordre de fondation et donner le premier rang  à l’ordre humain : « l’ordre humain de la conscience, écrit-il, n’apparaît pas comme un troisième ordre superposé aux deux autres, mais comme leur condition de possibilité et leur fondement »11.

     L’esprit (constituant) a une primauté – on pourrait dire transcendantale - sur la matière et la vie (la nature constituée).

     Et que signifie alors fondation ? Dans le réalisme des fondateurs de la Gestalttheorie, fondation signifie plutôt Seinsgrund ; mais quand Merleau-Ponty dit que l’ordre humain fonde les deux autres, fondation = Erkenntnisgrund. Merleau-Ponty nous dit comment un ordre physique, un ordre biologique, un ordre historique peuvent apparaître à un regard humain, mais il ne nous dit pas comment  se fait le passage, dans l’être, de l’un à l’autre.

     C’est bien l’orientation de l’idéalisme kantien, élargi, si l’on veut, mais non dépassé

 

 

2. Le cogito, le temps, l’histoire

 

     La Phénoménologie de la perception poursuit le tournant réflexif esquissé par La structure du comportement et tente de se dégager des impasses « idéalistes » qui y sont apparues.

     Et il y a des avancées.

     L’une consiste à retravailler le concept de fondement, de fondation en montrant que toute fondation véritable est à double sens. Il s’agit de redonner son droit à la fondation comme Seinsgrund.

     L’autre consiste à établir que le paradoxe de cette double fondation n’est autre que le paradoxe de la temporalité.

     Considérons d’abord le concept de fondation.

     La perception se prête, nous l’avons vu, à deux lectures antithétiques.  Et de fait elle est pour ainsi dire bifrons : elle s’apparaît à elle-même comme surgissant d’une nature dans laquelle elle reste pour ainsi dire « retenue », et elle ouvre pourtant un ordre de la vérité, de l’esprit, de l’histoire. Elle est la naissance ou l’origine de la vérité.

     Cette naissance, cette origine sont à la fois un lien et une déliaison. Naissant de la nature, la perception est liée à la nature et dépendante d’elle ; ouvrant, par « échappement » une nouvelle dimension (esprit, vérité, histoire), la perception se délie de la nature et initie un ordre original de l’être.

     C’est pourquoi la perception s’apparaît à elle-même comme fondatrice et fondée : fondée, puisqu’elle est née de la nature ; mais fondatrice, puisque elle est, en même temps que née, échappement, c’est-à-dire initiatrice d’elle-même, et qu’en outre c’est dans la lumière qu’elle initie, la lumière naturelle, que tout peut apparaître, y compris sa propre naissance et la nature dont elle est née. Telle est la situation que Merleau-Ponty désigne par le terme de Fundierung.

     Quand il parle de Fundierung, il parle, je crois, de trois ordres de fondation.

     La nature est le fondement de l’esprit (Seinsgrund), elle est « ce dont l'Esprit avait besoin non seulement pour s'incarner, mais encore pour être ».

     L’esprit est le fondement de lui-même (par échappement).

     L’esprit est le fondement de la nature (au sens d’un Erkenntnisgrund).

     Et cela conduit à trois conséquences :

1. la nature dans l’homme n’apparaît jamais que toujours déjà reprise dans une autre dimension, celle de l’esprit et de l’histoire

2. la nature apparaît là surtout où cette autre dimension se brouille, là où l’existence s’effondre, perd son énergie de transcendance ou d’échappement, se détend et retombe à la dispersion du temps naturel, comme cela a lieu, pense Merleau-Ponty, dans la schizophrénie.

3. La nature n’est jamais seulement « devant » l’esprit, sous son regard, elle est aussi son fond ou son sol. Et cette nature est ambivalente : elle est à a fois le fondement porteur de l’existence et le fond où elle s’engloutit. Elle soutient la cohésion du monde, de la subjectivité et de l’intersubjectivité, mais elle est aussi l’abîme de l’existence, elle réapparaît là où la cohésion d’une vie se défait dans la dispersion du temps naturel.

 

     L’autre avancée consiste à lier la question de la fondation à la question de la temporalité.

     Dans le chapitre sur la temporalité, Merleau-Ponty montre que la question du temps est prise elle aussi dans une bifurcation.

     On peut comprendre le temps de façon réaliste et le temps est vu alors comme une sorte de « substance fluente » (PP 470), un processus réel dans les choses, dans le monde, un processus que l’esprit aurait seulement à enregistrer.

     Cette représentation « réaliste » du temps est impossible.

     Il n’y a pas de temps dans les choses.

     Le temps a besoin du néant : capté dans l’être objectif, le temps se dérobe par excès d’être ou de positivité.

     Et le temps a besoin d’une synthèse.

     Kant l’a établi après St Augustin

     Mais la conception kantienne de la synthèse temporelle est intenable : elle fait du sujet synthétique une « conscience thétique du temps qui le domine et l’embrasse », un sujet supra-temporel ; elle est incapable de penser  une temporalité du sujet.

     La voie que propose Merleau-Ponty consiste à modifier les deux lectures pour pouvoir les unir.

     Il s’agit de penser ensemble deux propositions :

     « Le monde […] est le noyau du temps » (PP 383).

     « La subjectivité est le temps lui-même » (PP 278).

     La temporalité est bifrons ou bipolaire

     Ce qui cherche à se dire dans une conception réaliste du temps, c’est le temps de la nature « avec laquelle nous coexistons » (PP 517), donc aussi le temps « de nos fonctions corporelles qui sont cycliques comme lui » (Id.), un temps qui « fonctionne tout seul » (PP 389) ou « repose sur lui-même » (PP 517)

     Ce qui s’annonce dans une conception « idéaliste »  du temps comme celle de Kant, une conception qui accroche le temps au pouvoir synthétique d’un sujet supra-temporel, c’est le temps de l’histoire, de la raison, de la vérité, celui où « chaque présent réaffirme la présence de tout le passé et anticipe celle de tout l’avenir » (PP 431), où « être à présent, c’est être de toujours et être à jamais » (PP 483).

     Il ne s’agit plus d’opposer un réalisme et un idéalisme du temps mais de penser l’articulation entre temps naturel  et le temps historique.

     Cette articulation se fait dans la perception, elle est la perception : la perception est à la jointure de la nature et de l’esprit ; sa temporalité est, comme le dit une fois Merleau-Ponty, celle d’une préhistoire. Elle plonge ses racines dans la temporalité de l’ordre physique et  de l’ordre vital mais, par l’échappement qu’elle est, elle initie la temporalité de l’histoire, de la vérité, de l’esprit.

     Elle est donc indivisiblement un agir et un pâtir

     La temporalité relève d’un agir dans la mesure où elle est synthèse ou intentio, triple intentio : dans la perception, mon corps « noue ensemble un présent, un passé, un avenir. Il secrète du temps […] Mon corps prend possession du temps, il fait exister un passé et un avenir pour un présent, il n’est pas une chose, il fait le temps au lieu de le subir » (PP 277).

     La temporalité relève d’un pâtir au sens où l’intentio temporelle, à même son effectuation, et comme le revers de cette effectuation se distend jusqu’à se perdre dans les horizons indistincts du passé et du futur. Le sujet qui effectue le temps, loin de le transcender, est distendu par sa propre visée temporelle, distensio animi. Ricœur, commentant St Augustin, écrit : plus le sujet se fait intentio, plus il souffre distensio.

     Mais si l’intentio est ainsi distendue par sa propre opération, c’est parce qu’il y a une autre face du temps que l’intentio, une autre face que Merleau-Ponty appelle le passage du temps. Plusieurs textes l’évoquent : « la prise que <la perception> nous donne sur un segment du temps, la synthèse qu’elle effectue sont elles-mêmes des phénomènes temporels, s’écoulent et ne peuvent subsister que ressaisies dans un nouvel acte lui-même temporel » (PP 277) – « C’est bien lui <le passé>, et j’ai le pouvoir de le rejoindre tel qu’il vient d’être, je ne suis pas coupé de lui, mais enfin il ne serait pas passé si rien n’avait changé » - « ce qui ne passe pas, dans le temps, c’est le passage même du temps » (PP 484).

     La distensio animi est à la jointure de l’intentio et du passage du temps. Il est vrai que la temporalité, relève d’une opération, d’une effectuation, d’une intentio, mais il n’est pas moins vrai qu’elle relève aussi d’un événement de l’être excédant toute effectuation : « il est visible […] que je ne suis pas l’auteur du temps, pas plus que des battements de mon cœur, ce n’est pas moi qui prend l’initiative de la temporalisation » (PP 488).

     Ce refus d’une pure idéalité du temps se confirme dans les notes de travail de la fin des années 50 : « C’est vraiment l’être qui se temporalise et non moi qui surajoute le temps à l’être comme condition de sa Gegenständigkeit » (MBN VIII, 2, 182). Et Merleau-Ponty cherche son chemin du côté de Bergson et de Whitehead ; il s’agit d’échapper à une tradition constante en philosophie depuis St Augustin, qui fait de la matière une mens momentanea et fait refluer le temps du côté du sujet : « il y a un passage naturel du temps, la pulsation du temps n’est pas une pulsation du sujet, mais de la Nature, elle nous traverse, nous, esprits » (Nat 162).

 

 

3. Le passage entre les ordres de l’être

 

     Les derniers travaux accentuent le mouvement que la Phénoménologie de la perception avait initié.

     D’abord Merleau-Ponty paraît abandonner l’idée de fondation. Il parle d’Ineinander, d’un enveloppement réciproque  ou d’un entrelacs des ordres de l’être. On voit aussi disparaître l’idée d’échappement.

     Ensuite Merleau-Ponty soutient que, même si chaque ordre enveloppe les autres et est enveloppé par les autres, la question du commencement est décisive.

     Il propose d’entrer dans la question de l’être par la porte de la nature.

     Et il justifie ce choix en répondant à deux objections qui pourraient lui être opposées.

 

     La première objection énonce : la priorité est à l’ontologie, et se justifie ainsi : la nature « parle » quand nous la questionnons ; or nos questions sont dépendantes de notre conception préalable de l’être ou des principes de notre connaissance, et c’est donc par ce côté  qu’il faudrait commencer.

     Cette objection peut être formulée dans le sillage de Kant ou de Heidegger.

     À Heidegger, Merleau-Ponty répond que l’ontologie est indirecte : on ne peut aller à l’être que par les êtres, les êtres nous instruisent sur l’être.

     Au kantisme, il répond que les apriori invariants sont aujourd’hui impossibles. La science aujourd’hui « retrouve le savant comme homme dans le monde, la Nature comme opacité, la rationalité comme problème » (XVI/3).

 

     La seconde objection énonce : la priorité  est à l’histoire et elle se justifie ainsi : ce qui est premier, ce n’est pas la nature, c’est l’expérience humaine de la nature (VI/49) ; or cette expérience relève de la liberté et s’inscrit dans l’histoire. ce qui est premier, c’est l’histoire ou la liberté.

     Merleau-Ponty répond : nature et liberté, nature et histoire sont dans une relation d’enveloppement réciproque ; commencer par la nature, comme Spinoza, c’est anticiper une conception de la liberté et commencer par la liberté  et le cogito, comme Descartes, c’est anticiper une conception de l’être naturel. Donc le problème de la nature et le problème de la liberté sont concentriques.

     Mais que ces deux problèmes soient concentriques ne veut pas dire qu’il soit indifférent de commencer par la nature ou de commencer par la liberté (Descartes n’est pas Spinoza).

     Si on commence par le cogito ou la liberté, la nature, c’est la nature devant la liberté humaine, face à elle ; et dans ce cas, il y a deux risques :

- on manque la façon dont la liberté s’origine dans la nature

- on réduit l’être naturel à une simple chose12, entendons un être, qui, comme la res extensa cartésienne est tout actuel et tout extérieur à soi.

     Cette critique, qui vise Descartes, peut-être Merleau-Ponty se l’adresse t-il aussi à lui-même.

     Il est vrai que Merleau-Ponty n’a jamais réduit l’être naturel à une chose.

      Mais il se pourrait que, dans la Phénoménologie de la perception, il ait commencé par la liberté ou l’histoire (même si elles ne sont thématisées qu’à la fin du livre).

     Et s’il a vraiment commencé par la liberté,

- il se pourrait qu’il ait occulté, précisément par la notion d’échappement, la façon dont la liberté  s’origine dans la nature.

- il se pourrait que, tout en soulignant les différences de sens, pour la conscience, entre les ordres de l’être (ce qui a été fait dès La structure du comportement) il ait négligé le passage de l’un à l’autre. Et de fait La structure du comportement ne nous dit rien du passage de l’ordre physique à l’ordre vital et de l’ordre vital à l’ordre humain.

     Cette question du passage, c’est vraiment la question dominante des cours sur la nature

 

1. Le premier passage est celui la physico-chimie à la vie

     La physico-chimie enveloppe la vie car « un organisme en un sens n’est que physico-chimie », et « on ne voit pas comment une autre causalité (vitale, d’entéléchie) viendrait interférer avec celle-là »13. Mais le vivant n’est pas pour autant réductible au physico-chimique.

     Deux vues de l’organisme sont possibles.

      La biologie scientifique adopte une « vue proximale » et ne voit dans l’organisme que physico-chimie, c’est-à-dire « une somme d’événements instantanés et ponctuels » (Id). C’est une « myopie savante », selon une formule que Merleau-Ponty emprunte à Nietzsche.

     Mais on peut aussi prendre de l’organisme une « vue « globale », et l’organisme se présente alors comme un « phénomène-enveloppe », une architectonique, une structure.

     On pourrait se dire : on n’a pas avancé. Ce phénomène-enveloppe, c’est la forme, comme phénomène, précisément, et comme Erkenntnisgrund.

     Tout au contraire, je crois qu’il y a ici du nouveau.

      Si l’organisme est phénomène-enveloppe, ce n’est pas par la vertu de notre perception, c’est par sa façon d’être et d’agir, par la façon dont il se donne un « espace-temps biologique »14, par sa façon originale d’être à l’espace et au temps. Il est vrai que cette façon originale d’être et d’agir est cachée à la myopie savante et ne se dévoile qu’à une vue globale. Mais celle-ci ne fait que recevoir ce qui se montre de l’être même de l’organisme.

     Sans entrer dans les détails je soulignerai l’importance que Merleau-Ponty attribue à l’embryologie pour comprendre l’ordre de la vie, c’est-à-dire le « sens d’être » du vivant.

     Ce qui caractérise l’embryon, c’est qu’il y a en lui, dans sa chair non dans sa pensée, une « référence » à l’avenir » (CN p. 193) ; son présent empiète sur le futur; il se développe en spirale ; il n’est pas contemporain de lui-même : tout ce qu’il est et fait anticipe ce qui va suivre et retient ce qui précède. Il y a donc de l’institution dans l’animalité, selon la formule des Résumés de cours, p. 61.

     On peut dire aussi que l’embryon est un être en puissance.

     Cette puissance excède la causalité a tergo et le mécanisme, mais elle ne signifie pas non plus que l’avenir serait contenu ou préformé dans le présent. Elle signifie plutôt qu’il y a dans l’organisme en genèse comme un néant actif,  qui le projette vers un avenir, un engagement dans une « histoire naturelle » où l’avenir n’est ni quelconque (puisque les organismes se distribuent selon des types) ni tout puissant (puisqu’il existe des « monstres »).

     L’espace-temps biologique est un espace-temps d’enveloppement : du futur dans le présent, du possible dans l’actuel, de l’espèce dans l’individu.

 

     Le second passage est le passage de la vie à la sensibilité et à la motilité

     Le corps vivant devient corps sensible par l’émergence d’une nouvelle structure ou d’une nouvelle architectonique qui est une sorte de réflexion charnelle. Le corps vivant devient un corps sensible au moment où il acquiert le pouvoir de se toucher soi-même (ou de se voir lui-même, par l’intermédiaire du congénère), c’est-à-dire de se séparer de soi en s’unissant à soi, de s’unir à soi en se séparant de soi, de telle sorte que le touchant et le touché, le voyant et le vu, ne sont ni mêmes ni autres. Et quand il devient capable de se toucher, le corps est aussi capable d’insérer le monde ambiant dans ce circuit de réversibilité qui sépare et unit le corps à lui-même. Il y a alors un enveloppement réciproque du monde ambiant et du corps propre. Etre sensible, c’est se retrouver soi-même en se perdant dans le monde. Et c’est pourquoi la sensibilité est indivisiblement source de connaissance, source de plaisir, d’angoisse, de désir (c’est le narcissisme de la vision) et naissance du symbolisme (CN 273 : « En disant que le corps est symbolisme, on veut dire que sans Auffassung préalable du signifiant et du signifié supposés séparés, le corps passe dans le monde et le monde dans le corps »).

 

     Le 3e passage serait le passage du corps sensible au corps humain

     L’idée de Merleau-Ponty, est que le sensible est une sorte de tissu diacritique dans lequel il y a, comme dans le langage, des écarts réglés. 

     Ces écarts réglés, la perception les reconnaît infailliblement (et percevoir, ce n’est rien d’autre que les reconnaître) bien qu’ils soient invisibles au sens où ils sont le néant – mais le néant actif – d’un écart. On distingue infailliblement le visage de Pierre et le visage de Paul, mais on serait bien en peine de donner de chacun une description analytique.

     Le logos prophorikos - l’œuvre de la culture en général - consiste à exprimer ces invariants (au sens quasi matériel où on exprimerait le jus d’un fruit), en leur donnant ce que Merleau-Ponty appelle parfois des « emblèmes visibles », c’est-à-dire une figure, une figuration plastique, musicale, linguistique. Le logos prophorikos donne un nouveau corps, un corps subtil aux « eidè », aux essences charnelles qui ordonnent  notre perception du sensible : « …quelle est la chair, le corps propre de l’eidos, cette gangue à travers laquelle il apparaît ? Ce milieu ontologique, ce champ dont il présuppose toujours la présence ? Certes, c’est le charnel sensible […]. Mais c’est le charnel devenu capable d’abriter, de cerner, de figurer ses propres invariants, sa propre membrure ; et ces systèmes diacritiques, qui formulent, au-delà de ceux du sensible, l’opération de ceux du sensible, qui suivent l’impulsion donnée par eux, qui les débordent par l’élan même qu’ils reçoivent d’eux comme volants et comme Urstiftung,  - ce sont les systèmes diacritiques de la parole. Ne pas les penser à partir du Je pense, au contraire penser le Je pense à partir d’eux…»15.

     Ce passage de la perception au logos est aussi l’émergence d’une autre figure du sujet. « C’est le même être qui perçoit et qui parle » mais « ce n’est pas nous qui percevons dans le sens du Je qui parle », ce même être ne présente pas dans la perception et la parole le même sens d’être, la parole introduit dans l’être pré-linguistique un « bouleversement »16.

     Le je percevant est un sujet impersonnel, le je parlant est dialectiquement structuré, il s’inscrit dans « un système précis moi – les autres »17.

     Et c’est sur ce socle de la parole que surgit le je pensant.

     Le je pense n’est pas l’opérateur ou l’agent « caché », le fantôme intérieur de la perception ou de la parole : ni la perception, ni la parole ne sont l’acte d’un je pense, on devrait dire plutôt inversement que la perception et la parole sont l’assise, le socle de la pensée. Et la pensée serait alors ce moment de l’œuvre de culture où l’expression prend conscience d’être destinée à la vérité et à l’universalité. Merleau-Ponty a écrit dans une note : « Personne – outis – La subjectivité, c’est vraiment personne, c’est vraiment le désert… ». Le je pensant serait la forme la plus pure de ce désert, un désert empli de la seule lumière de l’être.

 

     Merleau-Ponty avalise deux formes du réalisme :

1. Un réalisme « empirique » limité

     « On peut montrer inductivement qu’il y a eu un monde avant l’homme – la philosophie qui ne pose pas l’Etre à part de l’homme, peut-elle purement et simplement ignorer cette pensée inductive ? Si elle le fait, elle risque, comme l’idéalisme, de devenir ‘folie’ au regard de l’expérience. Il faut définir une philosophie qui à la fois prenne le monde, non pas causalement, mais tel qu’il est impliqué dans le Dasein [être-là], qui, donc dépasse le scientisme, et qui pourtant lui reconnaisse sa vérité subordonnée, en montrant que notre Dasein, coextensif à l’être, se temporalise pourtant comme un Seiende, se trouve lui-même comme engagé dans l’être. Donc ni philosophie causale, centripète, ni philosophie centrifuge ».

     Le monde existait avant que l’homme y apparaisse et en produise la connaissance : ce réalisme scientifique est vrai mais d’une vérité subordonnée. Si l’Etre ne peut être posé à part de l’homme, on ne peut accepter le « mythe cosmologique » qui attribuerait au « monde avant l’homme » une finalité, un conatus, un vouloir de dépassement de soi-même, qui conduirait, par émergences successives, de la matière à l’esprit.

 

2. Un réalisme ontologique plus radical

- Les ordres de l’être sont en situation d’enveloppement réciproque : « montrer que le Geist embrasse tout, montrer que la Nature embrasse tout » (VI/117).

- La nature est  la porte d’entrée et la tâche de la philosophie est de penser l’Etre comme passage, et en particulier comme passage du logos endiathetos, le logos intérieur à l’être au logos prophorikos, le logos de l’œuvre de culture.

- Ce logos de l’œuvre de culture est la parole même de l’être  là où la subjectivité est entrée dans son propre désert.

 

 

1 La nature (CN), Seuil, collection Traces écrites, p. 26. Voir aussi Résumés de cours (RC), p. 99.

2 Ibid.

3 SC 215

4 « Ce que nous avons désigné sous le nom de vie était déjà la conscience de la vie » (SC 218)

5 SC 218

6 SC 206. Merleau-Ponty cite Der Aufbau des Organismus, p. 242.

7  Les notes tardives reprennent toutes ces questions.

« Pas question pour autant de mettre la perception à la place de la physique. L’enseignement de la perception n’est qu’ontologique, elle nous apprend ce que c’est que l’être au sens ultime, elle ne nous en apprend pas les propriétés et les relations externes, mais c’est elle qui peut nous faire saisir ce quelque chose existant que la science rejoint après son aventure ontologique.

« Beaucoup de physiciens ne le voient pas parce qu’ils pensent psychophysiologie réaliste au moment où ils critiquent le réalisme du physicien : par exemple Eddington, Jeans, déréalisant l’objet physique et pourtant partant de l’image d’un en soi physique agissant sur nos ‘terminaisons nerveuses’, suscitant la perception à titre d’effet et donc en rendant raison. Mais si l’on déréalise la science, on ne peut penser ainsi la perception. […] Donc la chaîne que la pensée objective établit : stimulus – corps – perception et la possibilité de produire perception par ce conditionnement ne signifie en rien que tout du perçu soit superstructure dans monde de la loi physique. Scheler : le conditionnement explique que nous percevions cela, non ce que nous percevons. Le champ perceptif a dignité ontologique.

« […] Ce qui suffit ici, c’est d’avoir montré que l’on ne peut parler psychophysiologie mécaniste et projection de toute l’expérience perceptive sur la plan de l’objet au moment où on fait le procès de l’objectivisme en science. Ce qu’une meilleure philosophie trouve comme lacune dans le monde des objets (cette lacune où je suis, qui est moi, ma perception) reste d’ailleurs à préciser. Il est certain que toute notre philosophie du sujet percevant est à changer : elle a été conçue tout entière sous domination de psychophysiologie mécaniste : sensations, sentir et, corrélativement, synopsis de ces données, conscience, je pense formel, etc. Refaire philosophie de notre rapport au monde en considération de ‘monde’ ou de ‘nature’ qui n’est plus objet, mais qui est système de choses perceptives ».

« Rejeter l’ontologie objectiviste du psychologue : Scheler – l’existence du corps et de ses appareils n’est que révélateur. On n’explique pas perception par eux. – Bien indiquer que ceci n’est pas idéalisme : je ne veux pas dire qu’on peut percevoir sans corps. Je veux dire que considération du corps objectif est conséquence sans prémisses ».

L’œil et l’esprit souligne aussi que l’intériorité de la vision « ne précède pas l’arrangement matériel du corps humain, et pas davantage elle n’en résulte » (Œ 20).

8 C’est au contraire le fonctionnement nerveux qui n’est intelligible que par la perception ou par le champ phénoménal que la perception ordonne : « Le fonctionnement nerveux qui distribue aux différents points du champ sensoriel leurs valeurs spatiales ou chromatiques et qui, par exemple, rend impossible la diplopie, n’est pas concevable lui-même sans référence au champ phénoménal et à ses lois d’équilibre ; c’est un processus de forme dont la notion est empruntée, en dernière analyse, au monde perçu » (La structure du comportement 207). L’idée est reprise p. 233 : « Nous avons vu que les excitations, les influx nerveux sont des abstractions et que la science les relie à un fonctionnement total du système nerveux dans la définition duquel le phénoménal est impliqué ».

9 SC 146.

10 « Au lieu de se demander quelle sorte d’être peut appartenir à la forme […] on la met au nombre des événements de la nature, on s’en sert comme d’une cause ou d’une chose réelle et, en cela même, on ne pense plus selon la “forme” » (SC 147). Contre les postulats naturalistes de la Gestalttheorie, il s’agit de « demander  à la forme elle-même la solution de l’antinomie dont elle est l’occasion, la synthèse de la nature et de l’idée » (Id.).

11 SC 218.

12 En thématisant la nature, loin de favoriser ce préjugé, nous le mettons au contraire en cause. La nature des blosse Sachen est préjugé idéaliste/objectiviste qui masque la Nature, qui accrédite analyse bipartite. Nous réfléchissons sur la nature pour savoir ce par quoi elle est rebelle à ce traitement et ceci, non pour chercher en elle principe d’explication, mais pour chercher en elle composant du tout, l’être dont tout l’être est [affecté]. Elle ne nous donnera pas savoir de l’histoire humaine, - mais elle nous donnera son contexte, et par suite juste idée de son ressort, juste idée de l’homme (89)

13 Merleau-Ponty, La nature (CN), Seuil, p.  268

14 Ibid.

15 Note inédite de juin 59

16 VI 255

17 Signes, Gallimard, p.  220

 

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