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Michel Nodé-Langlois 4

Thomas d’Aquin – Commentaire à la Métaphysique, L.VII, ch.8 (Leçon 7)

 

[1427] (1033b 20) Aristote le montre : du fait que ce ne sont pas les formes (formae) mais les composés qui sont engendrés, il ne faut pas dire que les causes de la génération chez les êtres sublunaires (inferioribus) soient des espèces intelligibles séparées (species separatas). Or il faut savoir que les Platoniciens affirmaient que ces dernières l’étaient aux deux titres de géniteur (generantis) d’une part, de modèle (exemplaris) d’autre part. Il explique donc premièrement que les intelligibles séparés ne sont pas causes de la génération à titre de géniteur, et deuxièmement qu’ils ne le sont pas non plus à titre de modèle (30). Il commence donc par dire qu’il faut examiner la question de savoir s’il existe une forme universelle à part des singuliers de tel type, par exemple s’il existe une sphère séparée de la matière en dehors des sphères matérielles. Ou encore s’il existe une maison universelle immatérielle en dehors des pierres dont sont faites les maisons particulières. Il pose la question dans le domaine des artéfacts, eu égard aux réalités naturelles dont Platon a tenu les espèces pour séparées de la matière : on comprend que ce qu’on cherche, c’est s’il existe un humain universel en dehors des chairs et des os dont sont faits les humains particuliers.

[1428] Pour résoudre cette question, il pose ici un premier préalable : s’il existe une substance ainsi faite, elle ne sera d’aucune manière quelque chose, mais signifiera seulement une qualité non déterminée. Socrate désigne en effet quelque chose de déterminé, tandis que homme signifie une qualité, à savoir une forme commune et indéterminée du fait que sa signification n’est pas limitée à tel ou tel (significat absque determinatione hujus vel illius). Par conséquent, s’il existe un homme en dehors de Socrate, de Platon, etc., il n’en sera pas pour autant quelque chose de déterminé. Or nous observons que, dans les générations, ce qui produit (facit) et engendre « à partir de ceci », soit à partir de telle matière, est toujours « tel ceci », c’est-à-dire tel être déterminé d’une espèce déterminée. Le géniteur doit en effet autant que l’engendré être un ceci, puisque le premier est semblable au second, comme on l’a montré. Ce qui montre que l’engendré est tel, c’est que ce qui est engendré est un composé. Or être ceci, à savoir un composé, quand ceci existe, à savoir un être déterminé, c’est être à la manière de Callias ou de Socrate, tout comme lorsque l’on parle de telle sphère en bronze. Or homme et animal ne signifient pas telle matière à l’origine d’une génération, non plus que la sphère de bronze prise universellement. Si donc un composé est engendré, et n’est pas engendré sinon de telle matière qui le fait être telle chose (hoc aliquid), il faut que ce qui est engendré soit une telle chose. Il ne s’agira donc pas d’une espèce universelle dépourvue de matière.

[1429] Ce qu’on a dit montre donc clairement que s’il existe des espèces intelligibles (species) en dehors des êtres singuliers, elles ne jouent aucun rôle (nihil sunt utiles) dans la génération et la substance des choses, à la manière dont certains ont l’habitude de dire « en raison des espèces (specierum causa) », en vue d’affirmer celles-ci. C’est là en effet l’une des raisons pour lesquels les Platoniciens affirmaient que les espèces intelligibles jouent le rôle de causes dans la génération des choses. Si donc des espèces intelligibles séparées ne peuvent être cause de génération, il est clair que les espèces ne seront pas des substances existant en soi (substantiae secundum se existentes).

[1430] Or il faut savoir que tous ceux qui n’ont pas tenu compte de ce qu’Aristote a montré plus haut, à savoir que les formes ne sont pas engendrées (non fiunt), se sont heurtés à une difficulté quant à leur production (factionem). Certains en effet se sont trouvés forcés de dire que toutes les formes étaient créées (esse ex creatione). Car ils affirmaient que les formes adviennent, et ne pouvaient affirmer que c’était à partir de la matière, puisque la matière n’est pas une partie de la forme. Il s’ensuivait que celles-ci advenaient à partir de rien (ex nihilo), et que par conséquent elles étaient créées. Or d’autres, du fait de cette difficulté, affirmèrent en sens contraire que les formes préexistent effectivement dans la matière (in materia actu), ce qui revient à affirmer comme Anaxagore une latence (latitatio) des formes.

[1431] La thèse d’Aristote affirmant que ce ne sont pas les formes qui adviennent (formas non fieri), mais bien le composé, exclut l’un et l’autre. Car il ne faut pas dire que les formes sont causées par un agent externe (extrinseco), ni qu’elles ont toujours été présentes dans la matière effectivement (actu), mais qu’elles l’ont été seulement en puissance. Et que dans la génération du composé les formes sont rendues effectives par extraction à partir de cette puissance (eductae de potentia in actu).

[1432] Ensuite (30), il explique que des espèces intelligibles séparées ne peuvent être cause de génération à titre de modèle. Même si, selon lui, il est dans certains cas douteux que le géniteur soit semblable à l’engendré, il y en a pourtant qui montrent à l’évidence que le géniteur est de même sorte que l’engendré, d’une identité non pas numérique mais spécifique, comme on le voit chez les êtres naturels. L’homme engendre en effet l’homme, et le cheval le cheval, et toute réalité naturelle une autre qui lui est spécifiquement semblable, sauf en cas d’effet contre nature, comme lorsqu’un cheval engendre un mulet. Une telle génération est dite contre nature parce qu’elle va à l’encontre de ce à quoi tend la nature particulière.

[1433] C’est que la puissance structurante (virtus formativa) qui se trouve dans la semence du mâle est ordonnée par nature à produire quelque chose qui soit tout à fait semblable à celui dont la semence s’est séparée. Mais il y a une visée secondaire consistant en ce que, lorsqu’il n’est pas possible de faire advenir une similitude parfaite, advient quelque chose de semblable autant qu’il est possible. Dans la génération d’un mulet, comme la semence du cheval ne peut faire advenir la forme spécifique (speciem) du cheval dans une matière qui n’est pas appropriée (proportionata) à sa réception, elle fait advenir une forme spécifique proche. C’est pourquoi, même dans la génération d’un mulet, le géniteur est à certains égards semblables à l’engendré. Il y a en effet un genre prochain commun au cheval et à l’âne, qui n’a pas de nom. Ce genre comprend aussi le mulet. Aussi peut-on dire en référence à ce genre que le semblable engendre le semblable, comme si, en appelant bête de somme (jumentum) le genre prochain en question, nous pouvions dire, bien que le cheval n’engendre pas un cheval mais un mulet, que néanmoins une bête de somme engendre une bête de somme.

[1434] On voit donc que tous les êtres engendrés sont spécifiquement semblables de par la puissance de leur géniteur. Aussi est-il évident qu’il ne faut pas, comme l’ont fait les Platoniciens, supposer d’espèce intelligible séparée qui soit pour les choses engendrées comme un modèle à l’image duquel elles sont dotées d’une similitude spécifique. Car de tels modèles seraient requis avant tout dans l’ordre des substances naturelles dont on a parlé, lesquelles sont, par rapport aux artéfacts, substances au plus haut point. Or dans ce domaine, le géniteur suffit à produire la similitude spécifique, et il suffit de « situer dans la matière la cause de la spécificité », au sens où ce qui fait que tel engendré est de telle espèce est une forme spécifique non pas extérieure à la matière, mais inhérente à celle-ci.

[1435] Or « toute forme spécifique inhérente à une matière », par exemple à ces chairs et ces os, est quelque chose de singulier, tel Callias ou Socrate. En outre, la forme spécifique qui est cause de similitude spécifique chez le géniteur est numériquement distincte de la forme spécifique qui est chez l’engendré, du fait de la diversité de leurs matières. Cette dernière est le principe de la distinction des individus de même espèce. Car c’est dans des matières diverses que se trouvent la forme spécifique de l’homme qui engendre et celle de l’homme engendré. Mais les deux sont spécifiquement identiques. Car la forme spécifique elle-même est « indivisible (individua – grec : atomon) » en ce qu’elle est la même dans le géniteur et dans l’engendré. Reste donc qu’on ne doive pas, comme le faisaient les Platoniciens, supposer de forme spécifique en dehors des singuliers, qui soit cause de spécificité (causa speciei) chez les êtres engendrés.

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